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«Kenryoku to chi» («Pouvoir et savoir»
; entretien avec S. Hasumi enregistré à Paris le 13 octobre 1977), Umi, décembre 1977, pp. 240-256.
1977 Dits Ecrits Tome III n°216
- L'intérêt du public pour vos ouvrages a considérablement
augmenté au Japon ces dernières années, car,
à la suite de la traduction si attendue des Mots et les Choses,
il y a eu Surveiller et Punir, publié il y a deux ans, et
une partie de La Volonté de savoir, qui vient d'être
traduite. Pourtant, il existe dans le milieu intellectuel japonais
des mythes Foucault qui rendent impossible une lecture objective
de votre oeuvre. Ces mythes véhiculent trois images fausses
de votre personnalité, mais généralement acceptées
comme vraisemblables.
Le premier mythe est celui d'un Foucault structuraliste, massacrant
l'histoire et l'homme, dont je vous ai parlé dans l'entretien
précédent *. Le second est celui d'un Foucault homme
de méthode, mythe qui s'est répandu au Japon après
la traduction de L'Archéologie du savoir. C’est à
cause de ce livre qu'on vous a accueilli en quelque sorte comme
l'enfant prodigue de la philosophie, qui, après s'être
promené dans le domaine suspect de la littérature,
revenait à une réflexion sérieuse sur la méthode.
Le troisième mythe est celui d'un Foucault contestataire.
On vous estime contestataire, puisque vous parlez de la prison et
des prisonniers. On s'attend donc à ce que votre Histoire
de la sexualité soit un livre de contestation... Ces mythes
existent-ils également en France ?
* Voir supra, no 119.
De l'archéologie à la dynastique Michel Foucault Dits Ecrits Tome II Texte n°119 => http://1libertaire.free.fr/MFoucault457.html
- Ils sont répandus en France, ils sont répandus
aussi aux États-Unis. J'ai reçu il y a deux jours
un article, d'ailleurs très bien fait, de quelqu'un qui reprenait
successivement mes différents livres dans leur ordre chronologique
et qui les présentait, ma foi avec beaucoup d'objectivité,
depuis l’Histoire de la folie jusqu'à l’Histoire
de la sexualité. L'image de chacun des livres n'était
pas fausse, mais j'ai tout de même été complètement
ahuri, lorsqu'à la fin de cette présentation l'auteur
disait : «Eh bien, vous voyez, Foucault est un élève
de Lévi-Strauss, c'est un structuraliste, et sa méthode
est complètement antihistorique ou a-historique!» Or
présenter l’Histoire de la folie, présenter
Naissance de la clinique, l’Histoire de la sexualité,
Surveiller et Punir comme des livres a-historiques, je ne comprends
pas. J'ajouterai simplement qu'il n'y a pas eu un commentateur,
pas un, pour remarquer que, dans Les Mots et les Choses, qui passe
pour être mon livre structuraliste, le mot de «structure»
n'est pas utilisé une fois. S'il est mentionné à
titre de citation, il
n'est jamais utilisé une seule fois par moi, pas plus le
mot «structure» qu'aucune des notions par lesquelles
les structuralistes définissent leur méthode. C'est
donc un préjugé tout à fait répandu.
Ce malentendu est en train de se dissiper en France, mais je dirais
honnêtement qu'il avait, malgré tout, ses raisons d'être,
parce que beaucoup de choses que je faisais n'étaient pas,
pendant longtemps, complètement claires à mes propres
yeux. C'est vrai que j'ai cherché dans des directions un
peu différentes.
On pourrait, bien sûr, retracer un espèce de fil directeur.
Mon premier livre, c'était l'histoire de la folie, c'est-à-dire
un problème à la fois d'histoire du savoir médical,
d'histoire des institutions médicales et psychiatriques.
De là je suis passé à une analyse de la médecine
en général et des institutions médicales au
début de la modernité de la médecine, ensuite
à l'étude des sciences empiriques comme l'histoire
naturelle, l'économie politique, la grammaire. Tout ça
est une espèce, je ne dis pas de logique, mais de progression,
par juxtaposition mais, sous ce développement libre, mais
malgré tout vraisemblable, il y avait une chose que je ne
comprenais pas très bien moi-même, qui était
au fond : quel était le problème, comme on dit en
français, qui me faisait courir.
J'ai longtemps cru que ce après quoi je courais, c'était
une sorte d'analyse des savoirs et des connaissances tels qu'ils
peuvent exister dans une société comme la nôtre
: qu'est-ce qu'on sait de la folie, qu'est-ce qu'on sait de la maladie,
qu'est-ce qu'on sait du monde, de la vie ? Or je ne crois pas que
tel était mon problème. Mon vrai problème,
c'est celui qui est d'ailleurs actuellement le problème de
tout le monde, celui du pouvoir. Je crois qu'il faut se reporter
aux années soixante, à ce qui se passait à
ce moment-là, disons en 1955, puisque c'est vers 1955 que
j'ai commencé à travailler. Au fond, il y avait deux
grands héritages historiques du XXe siècle qu'on n'avait
pas assimilés, et pour lesquels on n'avait pas d'instrument
d'analyse. Ces deux héritages noirs, c'était le fascisme,
c'était le stalinisme. En effet, le XIXe siècle avait
rencontré, comme problème majeur, celui de la misère,
celui de l'exploitation économique, celui de la formation
d'une richesse, celle du capital à partir de la misère
de ceux-là mêmes qui produisaient la richesse. Ce formidable
scandale avait suscité la réflexion des économistes,
des historiens qui avaient essayé de le résoudre,
de le justifier comme ils pouvaient, et, au coeur de tout ça,
le marxisme. Je crois que, au moins en Europe occidentale -peut-être
aussi au Japon -, c'est-à-dire dans les pays développés,
industriellement développés, ce n'est pas tellement
le problème de la misère qui se posait que le problème
de l'excès de pouvoir. On a eu des régimes soit capitalistes,
ce qui était le cas du fascisme, soit socialistes, ou se
disant socialistes, ce qui était le cas du stalinisme, dans
lesquels l'excès de pouvoir de l'appareil d'État,
de la bureaucratie, mais je dirais également des individus
les uns sur les autres, constituait quelque chose d'absolument révoltant,
aussi révoltant que la misère au XIXe siècle.
Les camps de concentration qu'on a connus dans tous ces pays ont
été pour le XXe siècle ce que les fameuses
villes ouvrières, ce que les fameux taudis ouvriers, ce que
la fameuse mortalité ouvrière étaient pour
les contemporains de Marx.
Or rien dans les instruments conceptuels,
théoriques que nous avions à l'esprit ne nous permettait
de bien saisir ce problème du pouvoir, puisque le XIXe siècle,
qui nous avait légué ces instruments, n'avait perçu
ce problème qu'à travers des schémas économiques.
Le XIXe siècle nous avait promis que le jour où les
problèmes économiques seraient résolus, tous
les effets de pouvoir supplémentaire excessif seraient résolus.
Tous les effets de pouvoir supplémentaire excessif seraient
résolus. Le XXe siècle a découvert le contraire
: on peut résoudre tous les problèmes économiques
qu'on veut, les excès de pouvoir restent. Vers les années
1955, le problème du pouvoir a commencé à paraître
dans sa nudité. Je dirais que jusque-là, jusqu'en
1955, on avait pu considérer -et c'est bien ce que nous racontaient
les marxistes -que si le fascisme et ses excès de pouvoir
s'étaient produits, même, à la limite, si les
excès du stalinisme avaient pu se produire, c'était
à cause de difficultés économiques qu'avait
traversées le capitalisme en 1929, qu'avait traversées
l'Union soviétique pendant la dure période des années
1920-1940. Or, en 1956, il arrive une chose que je crois capitale,
fondamentale : le fascisme ayant disparu sous ses formes institutionnelles
en Europe, Staline étant mort et le stalinisme ayant été
liquidé ou prétendument liquidé par Khrouchtchev
en 1956, les Hongrois se révoltent à Budapest, les
Russes interviennent et le pouvoir soviétique, qui pourtant
ne devrait plus être pressé par les urgences économiques,
réagit comme on l'a vu. À la même époque,
on avait en France, et ça c'était très important,
la guerre d'Algérie ; là encore on voyait que, au-delà
de tous les problèmes économiques -le capitalisme
français a montré qu'il pouvait parfaitement se passer
de l'Algérie, de la colonisation algérienne -, on
avait affaire à des mécanismes de pouvoir qui s'emballaient
en quelque sorte d'eux-mêmes, au-delà des urgences
économiques fondamentales. Nécessité de penser
ce problème du pouvoir et absence d'instruments conceptuels
pour le penser. Je crois qu'au fond, d'une façon un peu inconsciente,
tous les gens de ma génération, et je ne suis que
l'un d'eux, ont finalement essayé d'appréhender ce
phénomène du pouvoir. Maintenant, je reconstituerais
rétrospectivement le travail que j'ai fait essentiellement
en fonction de cette question.
Dans l’Histoire de la folie, de quoi s'agissait-il ? Essayer
de repérer quel est non pas tellement le type de connaissance
que l'on a pu se former à propos de la maladie mentale, mais
quel est le type de pouvoir que la raison n'a pas cessé de
vouloir exercer sur la folie depuis le XVIIe siècle jusqu'à
notre époque. Dans le truc que j'ai fait sur la Naissance
de la clinique, c'était bien également ce problème.
Comment est-ce que le phénomène de la maladie a constitué,
pour la société, pour l'Etat, pour les institutions
du capitalisme en voie de développement, une sorte de défi
auquel il a fallu répondre par desmesures d'institutionnalisation
de la médecine, des hôpitaux ? Quel statut a-t-on donné
aux malades ? C'est ce que j'ai voulu faire également pour
la prison. Donc, toute une série d'analyses du pouvoir. Je
dirais que Les Mots et les Choses, sous son aspect littéraire
si vous voulez, purement spéculatif, c'est également
un petit peu ça, le repérage des mécanismes
de pouvoir à l'intérieur des discours scientifiques
eux-mêmes : à quelle règle est-on obligé
d'obéir, à une certaine époque, quand on veut
tenir un discours scientifique sur la vie, sur l'histoire naturelle,
sur l'économie politique ? À quoi faut-il obéir,
à quelle contrainte est-on soumis, comment, d'un discours
à l'autre, d'un modèle à l'autre, se produit-il
des effets de pouvoir ? Alors, c'est tout ce lien du savoir et du
pouvoir, mais en prenant comme point central les mécanismes
de pouvoir, c'est ça, au fond, qui constitue l'essentiel
de ce que j'ai voulu faire, c'est-à-dire que ça n'a
rien à voir avec le structuralisme et qu'il s'agit bel et
bien d'une histoire - réussie ou pas, ça, ce n'est
pas à moi de juger -, d'une histoire des mécanismes
de pouvoir et de la manière dont ils se sont enclenchés.
Il est certain que je n'ai pas, pas plus d'ailleurs que les gens
de ma génération, d'instrument tout fait pour bâtir
cela. J'essaie de le bâtir, à partir d'enquêtes
empiriques précises sur tel ou tel point, sur tel ou tel
secteur très précis. Je n'ai pas une conception globale
et générale du pouvoir. Quelqu'un viendra sans doute
après moi et le fera. Moi, je ne fais pas ça.
- Donc, le problème essentiel pour vous, depuis votre premier
livre, l'Histoire de la folie, c'est toujours le problème
de pouvoir...
- C'est ça.
- Cependant, vous n'avez jamais ou bien vous avez rarement parlé
de ce qu'on appelle la lutte des classes ou l'infrastructure, pour
aborder ce problème. Donc, des le début, vous avez
très bien vu que l'analyse d'inspiration marxiste ne marchait
plus pour ce genre de phénomène.
- Prenons le cas de l’Histoire de la folie, domaine auquel
je me suis référé à ce moment-là.
Deux choses étaient certaines : d'une part, les fous ne constituent
pas une classe et les gens raisonnables n'en constituent pas une
autre. On ne peut pas superposer la série d'affrontements
qui peuvent se produire de part et d'autre de la ligne qui partage
la raison et la déraison. C'est évident, pas besoin
de commentaires. Encore faut-il le dire. D'autre part, il est certain
que l'institutionnalisation de certaines formes de pratiques comme
l'internement, l'organisation d'hôpitaux psychiatriques, la
différence, par exemple, qu'il y a entre l'enfermement dans
un hôpital et les soins qui peuvent être donnés
à un client dans une clinique, toutes ces différences-là
ne sont sans doute pas étrangères à l'existence
de classes au sens marxiste du terme, mais la manière dont
cet affrontement de classes se manifeste dans les domaines que j'étudie
est extrêmement compliquée. C'est à travers
tout un tas de chemins très différents, très
enchevêtrés, très embrouillés qu'on peut
retrouver le lien effectif qu'il y a entre des rapports de classes,
des plis d'une institution comme celle de l’enfermement de
l'hôpital général, de l'hôpital psychiatrique.
Pour dire les choses plus simplement, plus clairement : au centre
des mécanismes d'enfermement qui se sont développés
au XVIe siècle, surtout au XVIIe siècle, dans toute
l'Europe, on trouve le problème du chômage, des gens
qui ne trouvent pas de travail, qui émigrent d'un pays à
un autre, qui circulent à travers tout l'espace social. Ces
gens qui ont été libérés par la fin
des guerres de Religion, puis par la fin des guerres de trente Ans,
les paysans appauvris, tout ça constitue une population flottante,
inquiétante à laquelle on a essayé de réagir
par un enfermement global, à l'intérieur duquel les
fous eux-mêmes ont été pris. Tout cela est très
compliqué, mais je ne crois pas qu'il soit fécond,
qu'il soit opératoire de dire la psychiatrie est de la psychiatrie
de classe, la médecine, de la médecine de classe,
les médecins et les psychiatres, les représentants
des intérêts de classe. On n'aboutit à rien
quand on fait ça, mais il faut tout de même replacer
la complexité de ces phénomènes à l'intérieur
de processus historiques, qui sont économiques, etc.
- A propos de l'Histoire de la folie, je me rappelle qu'au début
des années soixante, les chercheurs japonais de littérature
française parlaient de votre livre comme ils le faisaient
de L'Idée du bonheur au XVIIIe siècle de Robert Mauzi
*, une sorte d'étude monothématique sur la folie.
On n'a donc pas prévu la portée que ce livre aurait
dix ans
après. Au Japon, on n'a pas compris exactement, à
ce moment-là, en ayant pourtant lu le chapitre sur le grand
renfermement, en quoi c'était important. On n'a pas saisi
votre pensée toujours dirigée dans la même direction,
mais sans avoir fixé de méthode, ce qui est essentiel
chez vous et qui a provoqué des malentendus, Par exemple,
après la publication de L'Archéologie du savoir, on
a beaucoup parlé de la méthode Foucault, mais justement,
vous n'avez jamais fixé de méthode...
* Mauzi (R.), L'Idée de bonheur dans la littérature
et la pensée française au XVIIIe siècle, Paris,
Armand Colin, 1960.
- Non. L'Archéologie du savoir n'est pas un livre de méthodologie.
Je n'ai pas de méthode que j'appliquerais de la même
façon à des domaines différents. Au contraire,
je dirais que c'est un même champ d'objets, un domaine d'objets
que j'essaie d'isoler en utilisant des instruments que je trouve
ou que je forge, au moment même où je suis en train
de faire ma recherche, mais sans privilégier du tout le problème
de la méthode. Dans cette mesure aussi, je ne suis pas du
tout structuraliste, puisque les structuralistes des années
cinquante, soixante, avaient essentiellement pour but de définir
une méthode qui soit, sinon universellement valable, du moins
généralement valable pour toute une série d'objets
différents : le langage, les discours littéraires,
les récits mythiques, l'iconographie, l’architecture...
Ce n'est pas du tout mon problème : j'essaie de faire apparaître
cette espèce de couche, j'allais dire cette interface comme
disent les techniciens modernes, l'interface du savoir et du pouvoir,
de la vérité et du pouvoir. Voilà, c'est cela
mon problème.
Il y a des effets de vérité qu'une société
comme la société occidentale, et maintenant on peut
dire la société mondiale produit à chaque instant.
On produit de la vérité. Ces productions de vérités
ne peuvent pas être dissociées du pouvoir et des mécanismes
de pouvoir, à la fois parce que ces mécanismes de
pouvoir rendent possibles, induisent ces productions de vérités
et que ces productions de vérités ont elles-mêmes
des effets de pouvoir qui nous lient, nous attachent. Ce sont ces
rapports vérité/pouvoir, savoir/pouvoir qui me préoccupent.
Alors, cette couche d'objets, cette couche de relations plutôt,
c'est difficile à saisir ; et comme on n'a pas de théorie
générale pour les appréhender, je suis, si
vous voulez, un empiriste aveugle, c'est-à-dire que je suis
dans la pire des situations. Je n'ai pas de théorie générale
et je n'ai pas non plus d'instrument sûr. Je tâtonne,
je fabrique, comme je peux, des instruments qui sont destinés
à faire apparaître des objets. Les objets sont un petit
peu déterminés par les instruments bons ou mauvais
que je fabrique. Ils sont faux, si mes instruments sont faux...
J'essaie de corriger mes instruments par les objets que je crois
découvrir, et à ce moment-là, l'instrument
corrigé fait apparaître que l'objet que j'avais défini
n'était pas tout à fait celui-là, c'est comme
ça que je bafouille ou titube, de livre en livre.
- Vous venez de prononcer une expression très significative
pour définir votre attitude de recherche : «empiriste
aveugle». Justement, à propos de L'Archéologie
du savoir, j'ai écrit un article où je dis : «Le
plus beau moment dans les discours de M. Foucault, c'est quand il
se retrouve dans un lieu de non-savoir et qu'il avoue son impuissance
face aux rapports complexes des idées et des événements...»
Ce lieu de non-savoir n'est pas un manque qui vous décourage,
mais plutôt une nécessité quasi existentielle
qui vous pousse à penser, et qui vous incite à établir
un rapport créateur avec le langage. C'est cette relation
avec la pensée et le langage, très particulière
chez vous, qui provoque un tas de malentendus. Normalement, on préétablit
une méthode qui permet d'analyser quelque chose d'inconnu.
Vous n'acceptez pas ce rapport connu/inconnu...
- C'est ça. C'est-à-dire qu'en général
ou on a une méthode ferme pour un objet que l'on ne connaît
pas, ou l'objet préexiste, on sait qu'il est là, mais
on considère qu'il n'a pas été analysé
comme il faut et on se fabrique une méthode pour analyser
cet objet préexistant déjà connu. Ce sont là
les deux seules façons raisonnables de se conduire. Moi,
je me conduis d'une façon tout à fait déraisonnable
et prétentieuse, sous des dehors de modestie, mais c'est
de la prétention, de la présomption, du délire
de présomption presque au sens hégélien que
de vouloir parler d'un objet inconnu avec une méthode non
définie. Alors je répands la cendre sur ma tête,
je suis comme ça...
- Alors, dans votre livre sur la sexualité...
- Je voudrais ajouter un mot. Après ce que j'ai dit, on me
demandera : «Pourquoi parlez-vous, avez-vous un fil conducteur
ou pas ?» Je reviendrai à ce que je disais tout à
l'heure sur le stalinisme. Il existe actuellement -et c'est en cela
que la politique intervient -, dans nos sociétés,
un certain nombre de questions, de problèmes, de blessures,
d'inquiétudes, d'angoisses qui sont le vrai moteur du choix
que je fais et des cibles que j'essaie d'analyser, des objets que
j'essaie d'analyser et de la manière que j'ai de les analyser.
C'est ce que nous sommes -les conflits, les tensions, les angoisses
qui nous traversent - qui est finalement le sol, je n'ose pas dire
solide, car par définition il est miné, il est dangereux,
le sol sur lequel je me déplace.
- D'ailleurs, c'est pour cela que vous parlez du pouvoir en faisant
l'Histoire de la sexualité. Mais, là aussi, je crois
qu'il peut y avoir un malentendu, car le mot «pouvoir»
a toujours été associé, est associé
actuellement, à la notion de souveraineté étatique,
tandis que vous avez essayé de définir le mot «pouvoir»
dans votre livre comme n'étant ni une institution, ni une
structure, ni un pouvoir étatique, mais un lieu stratégique
où se retrouvent tous les rapports de forces pouvoir/ savoir.
J'ai l'impression que vous parlez d'autre chose que du pouvoir,
que vous parlez de ce que vous appelez la vérité,
pas la vérité que la société actuelle
produit partout, mais la vérité que vous devez atteindre
par la fiction de votre travail. Je me trompe, peut-être,
mais votre définition ne s'applique-t-elle pas mieux à
ce que vous appelez la vérité ?
- Non, vous ne vous trompez pas. Je crois que je peux dire la même
chose un peu autrement en disant que, en France, on entend aussi
en général par pouvoir les effets de domination qui
sont liés à l'existence d'un État et au fonctionnement
des appareils d'État. Le pouvoir : immédiatement,
ce qui vient à l'esprit des gens, c'est l'armée, c'est
la police, c'est la justice. Pour parler de la sexualité
: autrefois, on condamnait les adultères, on condamnait les
incestes ; maintenant, on condamne les homosexuels, les violeurs.
Or, quand on a cette conception du pouvoir, je crois qu'on le localise
seulement dans les appareils d'État, alors que les relations
de pouvoir existent - mais ça, on le sait malgré tout,
mais on n'en tire pas toujours les conséquences -, passent
par bien d'autres choses. Les relations de pouvoir existent entre
un homme et une femme, entre celui qui sait et celui qui ne sait
pas, entre les parents et les enfants, dans la famille. Dans la
société, il y a des milliers, des milliers de relations
de pouvoir, et, par conséquent, de rapports de forces, et
donc, de petits affrontements, de micro-luttes en quelque sorte.
S'il est vrai que ces petits rapports de pouvoir sont très
souvent commandés, induits d'en haut par les grands pouvoirs
d'État ou les grandes dominations de classe, encore faut-il
dire qu'en sens inverse une domination de classe ou une structure
d'État ne peuvent bien fonctionner que s'il y a, à
la base, ces petites relations de pouvoir. Qu'est-ce que ce serait
le pouvoir d'État, celui qui impose, par exemple, le service
militaire, si vous n'aviez pas, autour de chaque individu, tout
un faisceau de relations de pouvoir qui le lie à ses parents,
à son employeur, à son maître -à celui
qui sait, à celui qui lui a fourré dans la tête
telle ou telle idée ?
La structure d'État, dans ce qu'elle a de général,
d'abstrait, même de violent, n'arriverait pas à tenir
comme ça, continûment et en douceur, tous les individus,
si elle ne s'enracinait pas, si elle n'utilisait pas, comme une
espèce de grande stratégie, toutes les petites tactiques
locales et individuelles qui enserrent chacun d'entre nous. Voilà.
C'est un petit peu ce fond des relations de pouvoir que je voudrais
faire apparaître. Voilà, pour répondre à
ce que vous disiez sur l'État. Par ailleurs, je voudrais
faire apparaître aussi que ces relations de pouvoir utilisent
des méthodes et des techniques très, très différentes
les unes des autres, selon les époques et selon les niveaux.
Par exemple, la police a, bien sûr, ses méthodes - on
les connaît -, mais il y a également toute une méthode,
toute une série de procédures par lesquelles s'exercent
le pouvoir du père sur ses enfants, toute une série
de procédures par lesquelles, dans une famille, vous voyez
se nouer des rapports de pouvoir, des parents sur les enfants, mais
aussi des enfants sur les parents, de l'homme sur la femme, mais
aussi de la femme sur l'homme, sur les enfants. Tout cela a ses
méthodes, sa technologie propres. Enfin, il faut dire aussi
qu'on ne peut concevoir ces relations de pouvoir comme une espèce
de domination brutale sous la forme : «Tu fais ça,
ou je tue.» Ce ne sont là que des situations extrêmes
de pouvoir. En fait, les relations de pouvoir sont des relations
de force, des affrontements, donc, toujours réversibles.
Il n'y a pas de rapports de pouvoir qui soient complètement
triomphants et dont la domination soit incontournable. On a souvent
dit - les critiques m'ont adressé ce reproche - que, pour moi,
en mettant le pouvoir partout, j'exclus toute possibilité
de résistance. Mais c'est le contraire !
Je veux dire que les relations de pouvoir suscitent nécessairement,
appellent à chaque instant, ouvrent la possibilité
à une résistance, et c'est parce qu'il y a possibilité
de résistance et résistance réelle que le pouvoir
de celui qui domine essaie de se maintenir, avec d'autant plus de
force, d'autant plus de ruse que la résistance est plus grande.
De sorte que c'est plutôt la lutte perpétuelle et multiforme
que j'essaie de faire apparaître que la domination morne et
stable d'un appareil uniformisant. On est partout en lutte - il y
a, à chaque instant, la révolte de l'enfant qui met
son doigt dans son nez à table pour embêter ses parents,
c'est là une rébellion, si vous voulez - et, à
chaque instant, on va de rébellion en domination, de domination
en rébellion, et c'est toute cette agitation perpétuelle
que je voudrais essayer de faire apparaître. Je ne sais pas
si j'ai répondu exactement à votre question. Il y
avait la question de la vérité. Si vous voulez, en
effet, par vérité, je n'entends pas une espèce
de norme générale, une série de propositions.
J'entends par vérité l'ensemble des procédures
qui permettent à chaque instant et à chacun de prononcer
des énoncés qui seront considérés comme
vrais. Il n'y a absolument pas d'instance suprême. Il y a
des régions où ces effets de vérité
sont parfaitement codés, dans lesquelles les procédures
par lesquelles on peut arriver à énoncer les vérités
sont connues d'avance, réglées. C'est, en gros, les
domaines scientifiques. Dans le cas des mathématiques, c'est
absolu. Dans les cas des sciences, disons empiriques, c'est déjà
beaucoup plus flottant. Et puis, en dehors des sciences, vous avez
aussi les effets de vérité qui sont liés au
système d'informations : quand quelqu'un, un speaker à
la radio ou à la télévision, vous annonce quelque
chose, vous croyez ou vous ne croyez pas, mais ça se met
à fonctionner dans la tête de milliers de gens comme
vérité, uniquement parce que c'est prononcé
de cette façon-là, sur ce ton-là, par cette
personne-là, à cette heure-là.
Je n'ai pas été, loin de là, le premier à
poser la question du pouvoir dont je vous parlais tout à
l'heure. Tout un groupe de gens très intéressants
l'avaient étudiée, et bien avant 1956. Tous ceux qui,
à partir d'un point de vue marxiste, avaient essayé
d'étudier ce qu'ils appelaient le phénomène
bureaucratique, enfin la bureaucratisation du Parti. Cela s'était
fait très tôt depuis les années trente dans
les cercles trotskistes ou dérivés du trotskisme.
Ils ont fait un travail considérable. Ils ont fait apparaître
tout un tas de choses importantes, mais c'est absolument vrai que
la manière dont je pose le problème est différente,
car je n'essaie pas de voir quelle est l'aberration qui s'est produite
dans les appareils d'État et qui a amené à
ce supplément de pouvoir. J'essaie, au contraire, de voir
comment, dans la vie quotidienne, dans des rapports qui sont ceux
entre les sexes, dans les familles, entre les malades mentaux et
les gens raisonnables, entre les malades et les médecins,
enfin dans tout ça, il y a des inflations de pouvoir. Autrement
dit, l'inflation de pouvoir, dans une société comme
la nôtre, n'a pas une origine unique qui serait l'État
et la bureaucratie d'État. Dès lors qu'il y a une
inflation perpétuelle, une inflation rampante comme diraient
les économistes, qui naît à chaque instant,
presque à chacun de nos pas, on peut se dire : «Mais
pourquoi, là, j'exerce le pouvoir ? Non seulement de quel
droit, mais à quoi ça sert ?» Prenez, par exemple,
ce qui s'est passé à propos des malades mentaux. On
a vécu, pendant des siècles, sur l'idée que,
si on ne les enfermait pas, premièrement, ça serait
dangereux pour la société, deuxièmement, ça
serait dangereux pour eux-mêmes. On disait qu'il fallait les
protéger contre eux-mêmes en les enfermant, que l'ordre
social risquait d'être compromis. Or on assiste aujourd'hui,
à une espèce d'ouverture générale des
hôpitaux psychiatriques - c'est devenu maintenant assez systématique,
je ne sais pas au Japon, mais en Europe - et on s'aperçoit
que ça n'augmente aucunement le taux de danger pour les gens
raisonnables. Bien sûr, on citera le cas de gens qui ont été
libérés d'un hôpital psychiatrique et qui ont
tué quelqu'un, mais, si vous regardez les statistiques, si
vous regardez comment ça se passait avant, il n'y en a pas
plus, je dirais qu'il y en a plutôt moins qu'au temps où
on essayait d'enfermer tout le monde et où, en dehors même
des évasions, il y avait tout un tas de gens qui n'avaient
jamais été enfermés...
- Pour revenir à la notion d'histoire, j'aimerais savoir
si vous pensez à Gaston Bachelard quand vous employez les
mots «coupure» ou «rupture» épistémologiques
?
- En un sens, oui. En fait, je suis parti, là encore, d'une
constatation empirique. Je ne crois pas avoir employé ce
mot de rupture dans l’Histoire de la folie. Je l'ai employé
à coup sûr, ou des notions analogues, dans la Naissance
de la clinique et dans Les Mots et les Choses, parce que, en effet,
dans ces domaines-là, qui sont des domaines scientifiques,
et dans ceux-là seulement, on assiste et on a assisté
- au moins entre le XVIe et le XIXe siècle - à tout
un tas de changements brusques qui sont de l'ordre des faits d'observation.
Je mets au défi quiconque regarde les livres de médecine,
par exemple de la période qui va de 1750 à 1820, à
ne pas voir, à un moment donné et sur un espace de
temps - un laps de temps extraordinairement restreint : quinze ou
vingt ans -, un changement, non seulement dans les théories,
non seulement dans les concepts, non seulement dans les mots, le
vocabulaire, mais dans les objets dont on parle -dans le rapport
aux choses -, un changement qui est radical et qui fait, et c'est
une preuve de reconnaissance épistémologique qui ne
trompe pas, que, quand vous lisez un livre de médecine - un
bon médecin des années 1820-1830 -, avec votre savoir
médical d'aujourd'hui, vous savez parfaitement de quoi il
vous parle. Vous vous dites : «Ah! il s'est trompé
sur les causes. Ah! là, il n'a pas vu tel ou tel truc. Ah!
là, ensuite, la microbiologie a apporté telle ou telle
chose.» Mais, vous savez de quoi il parle. Quand vous lisez
un livre de médecine, même d'un grand médecin
des années avant 1750, une fois sur deux, vous êtes
obligé de vous dire : «Mais de quelle maladie parle-t-il
? Qu'est-ce que c'est que ça ? À quoi cela correspond-il
?» Devant des descriptions d'épidémies qui sont
très bien faites, avec beaucoup de précisions, qui
datent du début du XVIIIe siècle, on est obligé
de se dire : «Eh bien, ça devait être telle maladie,
mais on n'en est pas sûr», ce qui prouve que le regard,
le rapport aux choses [ont changé] *. Encore une fois, cela
se fait sous la forme de la coupure.
* Dans l'original, la phrase est sans verbe.
Lorsque vous lisez l’Histoire naturelle de Buffon *, vous
savez très bien de quoi Buffon parle. Pourtant la manière
qu'il a de traiter les choses et de poser les problèmes va
être complètement bouleversée à partir,
en gros, de Cuvier, c'est-à-dire quarante ans après,
lorsque, avec l'Anatomie comparée **, Cuvier va pouvoir faire
un déchiffrement des structures, pouvoir faire des rapprochements,
des classifications, des organisations d'un tout autre type. Là
aussi, la coupure apparaît immédiatement. Quand je
parle de coupure, ce n'est pas du tout que j'en fasse un principe
d'explication ; au contraire, j'essaie de poser le problème
et j'essaie de dire : prenons la mesure de toutes ces différences,
n'essayons pas de gommer ces coupures en disant : «Il y a
eu continuité.» Au contraire, prenons la mesure de
toutes les différences, additionnons-les, ne lésinons
pas sur les différences existantes et cherchons à
savoir ce qui s'est passé, ce qui a été transformé,
ce qui a été diminué, ce qui a été
déplacé, quel est l'ensemble des transformations qui
permettent de passer d'un état du discours scientifique à
un autre. Mais tout cela vaut pour les discours scientifiques et
ce n'est jamais qu'à leur propos que cela se produit. C'est
spécifique de l'histoire du discours scientifique que d'avoir
ces mutations brusques. Dans d'autres domaines, vous n'avez pas
du tout ces mutations brusques. Par exemple, pour l’Histoire
de la sexualité, je suis en train de regarder tous les textes
de la pastorale et des directions de conscience chrétiennes
: je vous assure que, depuis saint Benoît, depuis saint Jérôme,
depuis les Pères grecs surtout et les moines de Syrie et
d'Égypte, jusqu'au XVIIe siècle, vous avez une continuité
absolument extraordinaire, remarquable, avec, évidemment,
tantôt des accélérations, tantôt des ralentissements,
des stabilisations, toute une vie là-dedans, mais de ruptures,
pas question. La rupture ce n'est pas du tout pour moi une notion
fondamentale, c'est un fait de constatation. D'ailleurs, j'ai remarqué
que les gens qui connaissaient la littérature scientifique
n'étaient pas du tout choqués quand je parlais de
rupture. Un historien de la médecine ne nie pas cette coupure.
* Buffon (G. L. Leclerc, comte de), Histoire naturelle générale
et particulière, avec la description du cabinet du Roi (en
collaboration avec Daubenton, Guéneau de Montbéliard,
l'abbé Bexon, Lacépède), Paris, Imprimerie
royale, 1749-1803, 44 vol,
** Cuvier (G.), Leçons d'anatomie comparée, Paris,
Crochard, an VIII, 2 vol.
- Quand vous parlez de coupure, cela choque les historiens d'inspiration
marxiste, puisque vous ne parlez pas de la Révolution française...
- Ils sont marrants... Il est absolument certain que je n'en parle
pas à propos de la formation de l'anatomie comparée
; bien sûr, on
peut bien trouver un certain nombre d'effets de la Révolution
française sur la carrière de tel ou tel professeur
au Muséum, ou des machins comme ça, mais ce n'est
pas ça le vrai problème. En revanche, j'ai parlé
de la Révolution française, et j'ai bien été
obligé d'en parler, j'aurais eu mauvaise grâce à
n'en pas parler, à propos des institutions psychiatriques,
puisque la structure de l'enfermement, l'institution de l'enfermement
ont été complètement bouleversées pendant
la Révolution française. Les historiens marxistes
oublient toujours de dire que j'ai parlé de la Révolution
française à ce propos. Ils oublient aussi de dire
que j'en ai parlé à propos de la médecine,
parce que, dans la médecine, Dieu sait si cela a été
important ; la déstructuration des structures corporatives
du corps médical au moment même de la Révolution,
tous les projets qu'il y a eu pour une espèce de médecine
globale, hygiéniste, médecine de santé plus
que de maladie, dans les années 1790-1793, et l'importance
qu'ont eue les guerres révolutionnaires et napoléoniennes
pour la formation d'un nouveau corps médical, tout cela,
j'en ai parlé. Malheureusement, les marxistes n'en parlent
pas du fait que j'en ai parlé. En revanche, lorsqu'à
propos de l'anatomie pathologique je ne parle pas de la Révolution
française - ce qui me paraît tout de même une
violation extraordinaire du droit des gens -, on dit : «Ah!
regardez, il ne parle jamais de la Révolution française.»
- A propos de Histoire de la sexualité, vous faites une
analyse très approfondie sur le rôle de l'aveu en Occident.
Est-ce que vous croyez que, dans un monde où cette science
de la sexualité n'existe pas, l'aveu joue encore un rôle
?
- C'est à voir. Dans le bouddhisme, vous avez des procédures
d'aveu qui sont définies, codées, d'une manière
fort rigoureuse (d'une manière monacale) pour les moines.
Le bouddhisme a donc des structures d'aveux. Il ne les a manifestement
pas à une échelle aussi grande que dans l'Occident
chrétien, où tout le monde a été soumis
à la procédure d'aveu, où tout le monde était
censé avouer ses péchés et où des millions
de gens, des centaines de millions de gens ont effectivement été
contraints d'avouer leurs péchés. Formellement, quand
vous regardez les règles du monachisme bouddhique et les
règles de la confession chrétienne, vous avez beaucoup
d'analogies, mais, dans la réalité, ça n'a
pas fonctionné du tout de la même façon.
- L'aveu prend toujours la forme d'un récit autour de la
vérité, d'un crime ou d'un Péché, Cela
pourrait avoir, par conséquent, des rapports formels avec
d'autres formes de récits : par exemple, récits d'aventures,
récits de conquêtes, etc. Est-ce que, selon vous, il
y aurait une forme narrative spécifique à l'aveu dans
la société moderne ?
- Le christianisme a, sinon inventé, du moins mis en place
une procédure d'aveu tout à fait singulière
dans l'histoire des civilisations, contrainte qui a duré
pendant des siècles et des siècles. À partir
de la Réforme, le discours d'aveu a, en quelque sorte, éclaté,
au lieu de rester localisé à l'intérieur du
rituel de la pénitence ; il est devenu un comportement qui
pouvait avoir des fonctions simplement, disons, psychologiques,
de meilleure connaissance de soi-même, de meilleure maîtrise
de soi, de mise au jour de ses propres tendances, de possibilité
de gérer sa propre vie - pratiques d'examens de conscience
que le protestantisme a si fort encouragées en dehors même
de la pénitence et de l'aveu, et de l'aveu au pasteur. On
voit aussi, à ce moment-là, se développer cette
littérature à la première personne où
les gens tiennent leur journal, disent ce qu'ils ont fait, racontent
leur journée, pratique qui s'est surtout développée
dans les pays protestants, même s'il y en a des exemples aussi
dans les pays catholiques. Puis est arrivée cette littérature
dans laquelle l'aveu a eu une si grande importance - La Princesse
de Clèves * en France - et cette littérature où
on raconte sous une forme à peine déguisée,
légèrement romanesque, ses propres aventures. Formidable
diffusion du mécanisme d'aveu qui arrive maintenant à
ces séances qu'on a en France - je suppose que vous avez la
même chose au Japon -, ces séances à la radio,
et bientôt à la télévision, où
des gens viendront dire : «Eh bien, moi, écoutez, voilà,
je ne m'entends plus avec ma femme, je ne peux plus faire l'amour
avec elle, je n'ai plus d'érection au lit avec elle, je suis
très embarrassé, qu'est-ce que je dois faire...»
L'histoire de l'aveu ne s'achève pas avec ça, il y
aura d'autres péripéties... Tout cela est un phénomène
très important et très propre, dans son origine, à
l'Occident chrétien. Au Japon, vous avez actuellement ce
phénomène, mais il est venu d'Occident. Dans la civilisation
japonaise traditionnelle, il n'y avait pas ce besoin d'aveux, cette
exigence d'aveux qui ont été si fortement ancrés
par le christianisme dans l'âme occidentale. Cela serait à
étudier.
* La Fayette (M.-M. Pioche de La Vergne, comtesse de), La Princesse
de Clèves, Paris, Barbin, 1678.
- Au Japon, vers les années 1900, il y a eu une tentative
de modernisation du genre romanesque, dont les partisans réclamaient
une littérature de confession...
Ah! oui ?...
- Cette littérature romantique de confession à la
Jean-Jacques Rousseau est même devenue une tradition des romans
japonais contemporains, curieusement désignée sous
le nom de «naturalisme»! Il existe toute une littérature
de la confession spontanée. Étrangement, elle a touché
ceux qui n'avaient jamais appris à lire ou à écrire.
Par exemple, un condamné à mort a écrit des
romans de ce genre en prison, tel Fieschi, qui demandait que tout
ce qu'il écrivait soit publié sans que l'orthographe
soit changée. Ainsi, prison, écriture, volonté
d'aveu...
- Voilà bien un phénomène dont on peut dire
que c'est un phénomène de rupture. Le récit
d'anciens délinquants, le récit de prisonniers, le
récit de gens en instance d'être condamnés à
mort n'existait pratiquement pas avant le début du XIXe siècle
-on en a de très rares témoignages. Et puis, à
partir de 1820, on a mille témoignages de prisonniers qui
écrivaient, de gens qui allaient solliciter les prisonniers
pour leur dire : «Mais écrivez donc vos souvenirs,
vos Mémoires, donnez-nous des témoignages.»
Les journalistes se jettent aux pieds des criminels pour que ceux-ci
veuillent bien leur faire des déclarations. C'est un phénomène
très important, très curieux, qui s'est produit très
rapidement, mais qui est lié aussi à la vieille tradition
que les criminels devaient essentiellement être punis à
partir de leurs aveux. Il fallait faire avouer un criminel. Même
quand on avait des preuves contre lui, on cherchait malgré
tout à obtenir un aveu, comme une espèce d'authentification
du crime par le criminel lui-même. En outre, au début
du XIXe siècle, l'idée que la punition d'un crime
devait être essentiellement la correction du criminel, sans
amélioration, la transformation de son âme impliquait
que cet homme fût connu et se manifestât. Dès
lors que le châtiment n'est plus la réplique à
un crime, mais une opération transformatrice du criminel,
le discours du criminel, son aveu, la mise en lumière de
ce qu'il est, de ce qu'il pense, de ce qu'il désire devient
indispensable. C'est une espèce de mécanisme d'appel,
si vous voulez.
- Je pense à un écrivain comme Céline, par
exemple. Depuis son retour en France, tout ce qu'il a écrit
est une confession un peu truquée, racontant tout ce qui
lui est arrivé, tout ce qu'il a fait, Gaston Gallimard avait
très bien compris le goût du public pour les aveux,
la confession. ..
- A coup sûr. La faute, en Occident, est l'une des expériences
fondamentales qui déclenche la parole, plus que l'exploit.
Prenons les héros grecs de L'Iliade et de L'Odyssée.
Ni Achille, ni Agamemnon, ni Ulysse ne parlent à partir de
la faute. La faute, de temps en temps, intervient, mais ce n'est
pas le mécanisme du déclenchement. On peut dire actuellement
que c'est, au contraire, sur fond de faute que se déclenche
le mécanisme d'appel du discours et de celui de la littérature.
- Je relève le mot «littérature» que
vous venez de prononcer. Autrefois, vous en parliez spontanément
et beaucoup.
- Oh! beaucoup, beaucoup... un petit peu !
- Mais, tout de même...
- La raison est très simple. À ce moment-là,
je ne savais pas très bien de quoi je parlais, je cherchais
la loi ou le principe de mon discours. Maintenant, je le sais mieux.
- Mais justement, ne pourrait-on pas croire que ce que vous faites
en ce moment est plus proche de la littérature et que, de
la sorte, vous n'éprouvez plus le besoin d'en parler ? Car,
loin d'être des discours sur la vérité, vos
écrits ont pour but de bousculer les limites de la pensée
et de faire apparaître ce qu'on peut appeler le corps même
du langage.
- J'aurais envie de répondre, qu'il est vrai que ce n'est
pas la vérité qui me préoccupe. Je parle de
la vérité, j'essaie de voir comment se nouent, autour
des discours considérés comme vrais, des effets de
pouvoir spécifiques, mais mon vrai problème, au fond,
c'est de forger des instruments d'analyse, d'action politique et
d'intervention politique sur la réalité qui nous est
contemporaine et sur nous-mêmes.
Pour prendre un exemple très simple : vous me disiez qu'on
a lu l'Histoire de la folie, comme une monographie sur un thème.
Mais oui, ce n'était que cela, et qu'est-ce qui s'est passé
? Très curieusement, et de cela je n'en étais pas
maître, le fait que l'on fasse l'histoire de l'institution
psychiatrique, que l'on montre dans quel mécanisme de pouvoir
elle était prise a littéralement blessé la
conscience des psychiatres quant à leur pratique, a alerté
la conscience des gens quant à ce qui se passait dans les
hôpitaux psychiatriques, si bien que ce livre, qui n'est qu'une
histoire vraie ou fausse, valable ou pas, peu importe, de l'institution
psychiatrique, est considéré comme un livre d'antipsychiatrie,
et je suis encore injurié, à l'heure actuelle, c'est-à-dire
seize ans après la publication de ce livre, comme étant
l'un de ces odieux provocateurs qui, inconscients des dangers et
des risques qu'ils couraient et faisaient courir, ont fait l'apologie
de la folie et de l'antipsychiatrie.
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