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De l'archéologie à la dynastique
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°119


«Archeologie Kara dynastique he» («De l'archéologie à la dynastique» ; entretien avec S. Hasumi réalisé à Paris le 27 septembre 1972), Umi, mars 1973, pp. 182-206.

Dits Ecrits Tome II Texte n°119


- La traduction japonaise des Mots et les Choses n'est malheureusement pas encore terminée, tandis que celle de L'Archéologie du savoir est publiée depuis deux ans. Ce renversement chronologique de vos ouvrages a provoqué au Japon pas mal de malentendus dans la compréhension de votre pensée, notamment à propos de ce que vous avez écrit à la fin des Mots et les Choses. La presse japonaise vous a présenté au public comme un «philosophe structuraliste qui a massacré l'histoire et l'homme», et, malgré la conférence que vous avez donnée à Tokyo sur «Revenir à l'histoire» *, ce mythe persiste actuellement. L'objet de cet entretien sera donc d'essayer de dissiper ces malentendus.

* Voir supra no 103.

- Dans Les Mots et les Choses, j'ai essayé de décrire des types de discours. Il m'a semblé que la classification institutionnelle, encyclopédique, pédagogique des sciences, par exemple, biologie, psychologie, sociologie, ne tenait pas compte de phénomènes de groupement plus généraux que l'on peut repérer. J'ai voulu isoler des formes normatives et réglées de discours. Par exemple, il a existé, au XVIIe et au XVIIIe siècle, un type de discours qui était un discours à la fois descriptif et classificateur que l'on retrouve aussi bien pour le langage que pour les êtres vivants ou l'économie. J'ai voulu montrer comment, au XIXe siècle, un nouveau type de discours ou plusieurs nouveaux types de discours étaient en train de se former et de se constituer, et, parmi ces types de discours, celui des sciences humaines. J'ai fait cette description, j'ai fait cette analyse, si vous voulez, de la transformation des types de discours. J'ai bien dit, tout au long du livre, que ce n'était là qu'un niveau d'analyse, que je ne prétendais pas dans ce livre résoudre le problème de savoir ni sur quelles réalités historiques ces types de discours s'articulaient ni quelle était la raison profonde des changements que l'on pouvait observer dans ces types de discours. C'est donc une description, une description de surface, une description qui était volontairement de surface ; avec une mauvaise foi absolument remarquable, un certain nombre de critiques, en général ces marxistes empiristes et mous auxquels je m'en prends volontiers, ont refusé de lire les phrases pourtant explicites dans lesquelles je disais : «Je ne fais ici que décrire, se posent un certain nombre de problèmes que j'essaierai de résoudre ensuite», ils ont refusé de lire ces phrases et m'ont objecté que je n'avais pas résolu ces problèmes.

Je suis précisément en train d'essayer de les poser maintenant, c'est-à-dire que je change de niveau : après avoir analysé les types de discours, j'essaie de voir comment ces types de discours ont pu se former historiquement et sur quelles réalités historiques ils s'articulent. Ce que j'appelle l'«archéologie du savoir», c'est précisément le repérage et la description des types de discours et ce que j'appelle la «dynastique du savoir», c'est le rapport qui existe entre ces grands types de discours que l'on peut observer dans une culture et les conditions historiques, les conditions économiques, les conditions politiques de leur apparition et de leur formation. Alors, Les Mots et les Choses est devenu L'Archéologie du savoir, et ce que je suis en train d'entreprendre maintenant est au niveau de la dynastique du savoir.

- Vous venez d'utiliser l'expression «marxistes mous». Quelle est votre critique essentielle de la méthode marxiste ? Au Japon, on se pose la question de savoir si M. Foucault va essayer de dépasser Marx, ou est-il en dehors de ces questions ?

- Je dois dire que je suis extraordinairement gêné par la manière dont un certain nombre de marxistes européens pratiquent l'analyse historique. Je suis également très gêné par la manière dont ils font référence à Marx. Je lisais tout récemment un article, d'ailleurs fort beau, dans La Pensée. Cet article a été écrit par un garçon que je connais bien, qui est un collaborateur d'Althusser, qui s'appelle Balibar ; il a écrit un très remarquable article à propos du problème de l'État et de la transformation de l'État selon Marx *.

* Balibar (É), «La rectification du Manifeste communiste», La Pensée, no 164, août 1972, pp. 38-64.

Cet article m'intéresse mais je ne peux pas m'empêcher de sourire quand je le lis, parce qu'il s'agit en vingt pages de montrer à partir d'une ou deux phrases de Marx que Marx a bien prévu la transformation de l'appareil d'État à l'intérieur du processus révolutionnaire et, en quelque sorte, dès le commencement même du processus révolutionnaire. Balibar montre, avec une grande érudition, une grande aptitude à l'explication de texte, que Marx avait dit cela, avait prévu cela. J'admire donc, puisque c'est une bonne explication de texte, et je souris, parce que je sais pourquoi Balibar fait cela. Il fait cela, parce que, en fait, dans la pratique réelle de la politique, dans les processus révolutionnaires réels, la solidité, la permanence de l'appareil d'État bourgeois jusque dans les États socialistes est un problème que l'on rencontre, et que l'on rencontre maintenant. Autant il me paraît important de poser ce problème à partir des données historiques réelles que nous avons à notre disposition, la permanence des structures de l'État, par exemple, la permanence de la structure de l'armée tsariste à l'intérieur même de l'Armée rouge à l'époque de Trotski, laquelle est un problème historique réel, autant je crois que le problème marxiste de l'État doit se résoudre à partir de problèmes comme ceux-là et non à partir d'une explication de textes pour savoir si Marx avait prévu ou non...

- C'est-à-dire à partir d'un événement...

- ...A partir d'un événement de la réalité historique que Marx lui-même a permis de penser, dont il a repéré un certain nombre de niveaux, un certain nombre de mécanismes, de modes de fonctionnement. C'est à Marx que nous devons de pouvoir faire toutes ces analyses. C'est absolument vrai. Mais, après tout, quand bien même Marx n'aurait pas dit absolument tout ce qu'il faut penser actuellement sur l'État, quand bien même, avec les instruments qu'il a donnés, on pourrait réfléchir sur une réalité historique et faire progresser l'analyse, non seulement dans son contenu, mais dans ses formes, mais dans ses instruments, ça me paraîtrait valable. Mais je n'ai pas besoin d'être sûr que Marx a prévu la nécessité de transformer l'État dès le début du processus révolutionnaire ; je n'ai pas besoin d'être sûr qu'il ait dit ça pour être convaincu que c'est nécessaire. L'analyse de la réalité historique m'incombe. Premier reproche, donc, que je fais à ces marxistes que j'appelle «mous», c'est la méfiance à l'égard du matériel historique, de la réalité historique à laquelle ils ont affaire, et leur respect infini pour le texte, ce qui les enchaîne nécessairement à la tradition académique de l'explication de texte. Ils s'enferment dans l'académisme à cause même de leur respect du texte de Marx. Voilà mon premier reproche.

Mon second reproche est lié à cela. Il concerne l'histoire. Je crois que, là aussi, un certain nombre de marxistes, je ne dis pas absolument tous, un certain nombre de marxistes sont tellement pris dans le canon, dans les règles qu'ils ont cru tirer des textes de Marx qu'ils ne sont pas capables de faire une analyse historique effective. Je prends un exemple : l'histoire des sciences est à coup sûr un domaine historique extraordinairement important et sur lequel l'utilisation d'un certain nombre de concepts, de méthodes, de perspectives que l'on doit à Marx a été greffée. Or il se trouve que l'histoire des sciences, dans la tradition marxiste en quelque sorte orthodoxe, a été très rapidement esquissée par Engels. Elle a été également jusqu'à un certain point esquissée par Lénine dans l'Empiriocriticisme. En fait, quelle que soit la compétence d'Engels, qui était grande, l'état de la science a beaucoup changé nos perspectives, alors qu'ils écrivaient, l'un l'Anti-Dühring ou La Dialectique de la nature, l'autre l'Empiriocriticisme. Leur perspective n'était pas du tout celle de faire de l'histoire des sciences, elle était absolument autre. Il s'agissait d'une polémique idéologique ou théorique et en même temps politique, avec un certain nombre de gens. Donc, on peut dire que le champ de l'histoire des sciences est resté vierge et qu'aucune tradition marxiste ne l'a encore pénétré. Je prétends que ce champ est stérilisé, si on veut ne prendre pour l'aborder que des concepts ou des méthodes ou des thèmes que l'on trouve effectivement à l'intérieur du texte de Marx ou de Lénine. Voilà. Donc, c'est le reproche de mollesse, c'est le reproche d'académisme, c'est le reproche de non-inventivité que je fais à ceux que j'appelle les marxistes «mous».

- Ils se contentent du commentaire de l'âge classique. Donc, le mot sur le mot.

- C'est ça. Ils ont enfermé l'utilisation de Marx ; ils l'ont enfermée à l'intérieur d'une tradition proprement académique. C'est d'ailleurs très intéressant, parce que eux-mêmes sont pris à l'intérieur d'une étrange contradiction. En effet, d'un côté, ils disent : le marxisme est une science. Peut-être parce que je suis un peu historien des sciences, cela ne me paraît pas tellement un compliment de dire d'un type de discours, c'est une science. Je ne pense pas qu'on sacralise véritablement un type de discours ou qu'on le valorise réellement en disant : c'est un discours scientifique. Il me semble en tout cas qu'un discours scientifique se caractérise, actuellement au moins, par un certain nombre de traits, et, parmi ces traits, il y a ceux-ci : s'il est vrai que toute science a un fondateur, le développement historique de cette science n'est jamais, et ne peut, en aucun cas, être le pur et simple commentaire des textes de cet auteur. S'il est vrai que la physique a été fondée par Galilée, c'est au nom même de la scientificité de la physique que l'on peut savoir exactement jusqu'où Galilée a été, jusqu'où par conséquent il n'a pas été... et en quoi il s'est trompé. Même chose pour Newton, même chose pour Cuvier, pour Darwin. S'il est vrai que les marxistes, certains marxistes considèrent le marxisme comme une science, ils doivent savoir, au nom et à partir de cette science même, en quoi Marx s'est trompé. À un marxiste qui me dit que le marxisme est une science je réponds : je croirai que vous pratiquez le marxisme comme une science le jour où vous m'aurez montré, au nom de cette science, en quoi Marx s'est trompé.

- Je passe à une autre question qui concerne la notion de discours ou, plus exactement, le rapport tel que vous le concevez entre le système des répressions et l’histoire du discours occidental. Pour Jacques Derrida, par exemple, la tradition de la métaphysique occidentale ne serait que l'histoire de la domination de la parole sur l'écriture... Il me semble que vous refusez de nous présenter ce type de modèle conceptuel de répression.

- Je ne suis malheureusement pas capable de faire ces hautes spéculations qui permettraient de dire : l'histoire du discours, c'est la répression logocentrique de l'écriture. Si c'était ça, ce serait merveilleux... Malheureusement, le matériel tout à fait humble que je manipule ne permet pas un traitement aussi royal. Mais c'est en cela que je reviens un peu au premier point dont on parlait. Il me semble que si l'on veut faire l'histoire de certains types de discours, porteurs de savoir, on ne peut pas ne pas tenir compte des rapports de pouvoir qui existent dans la société où ce discours fonctionne. Je vous le disais tout à l'heure, Les Mots et les Choses se situe à un niveau purement descriptif qui laisse entièrement de côté toute l'analyse des rapports de pouvoir qui sous-tendent et rendent possible l'apparition d'un type de discours. Si j'ai écrit ce livre, je l'ai écrit après deux autres, l'un concernant l'histoire de la folie, l'autre l'histoire de la médecine, Naissance de la clinique, justement parce que, dans ces deux premiers livres, d'une manière un peu confuse et anarchique, j'avais essayé de traiter tous les problèmes ensemble. J'avais, en particulier, à propos de la folie, essayé de montrer comment le discours psychiatrique, psycho-pathologique, psychologique, psychanalytique aussi, n'avait pu apparaître en Occident que dans certaines conditions. C'est en effet très curieux de voir que, après tout, la folie, il y avait fort longtemps qu'on en parlait, il y avait fort longtemps qu'il existait une littérature à propos de la folie, il y avait également longtemps que les médecins parlaient comme ça, d'une façon marginale et un peu allusive, de la folie. Mais une science de la folie, ça n'existait pas. L'idée qu'on puisse parler de la folie comme d'un objet scientifique, qu'on puisse l'analyser, comme on peut analyser un phénomène biologique ou un autre phénomène pathologique, est une idée qui est tardive. J'ai donc essayé de voir comment et pourquoi le discours scientifique sur la folie était apparu à ce moment-là, c'est-à-dire, en somme, depuis la fin du XVIIe siècle. C'est là qu'en Occident a germé cette idée qui a proliféré à partir du XIXe siècle, cette immense littérature psychologique, psychiatrique. Il m'a semblé qu'on pouvait relier cette naissance à tout un nouveau type de pouvoir social, plutôt une nouvelle manière d'exercer le pouvoir, et il m'a semblé que la grande répression, le grand encadrement de la population dans les États centralisés, dans les États manufacturiers au XVIIe siècle, industriels au XIXe siècle, avait été la condition de possibilité de l'apparition de cette science. Pour la médecine, j'ai essayé de faire une analyse un peu semblable, donc de détecter les rapports de pouvoir, c'est-à-dire nécessairement les types de répression qui étaient liés à l'apparition d'un savoir. J'essaie de voir maintenant, à une échelle un peu plus large, à propos de ces fameuses sciences humaines dont j'ai décrit la typologie dans Les Mots et les Choses, comment, au début du XIXe siècle, absolument en liaison avec la mise en place d'une société capitaliste développée, étaient apparues ces sciences.

- La question suivante concerne votre définition de l'espace de la salle du Collège de France. J'imagine que, chez vous, il y a trois espaces privilégiés : d'un côté, un théâtre et, d'un autre côté, il y a une bibliothèque et, entre les deux, il y a ce que vous appelez une plage, c'est-à-dire un espace blanc. Comment vous situez-vous, par rapport à ces trois espaces, cette salle, où vos discours une fois prononcés disparaissent...

- Vous me posez une question intéressante et la manière dont vous l'articulez est très habile, très intelligente et forcément m'embarrasse. Vous savez qu'en France, depuis 1968, depuis la grande crise de l'Université, plus personne, au fond, ne sait à qui il s'adresse quand il enseigne, ne sait ce qu'il doit enseigner, ne sait pourquoi il enseigne. C'est vrai, je crois, de tous les professeurs en France. Or il se trouve qu'il y a une très curieuse institution qui est le Collège de France, à laquelle j'appartiens depuis deux, trois ans. C'est une institution qui laisse à chaque professeur une liberté, une quantité de liberté absolument extraordinaire. Cette liberté est accompagnée d'une seule obligation : faire douze conférences par an à un public qu'on ne connaît pas, auquel on n'est lié par aucune obligation et auquel on raconte ce qu'on a à raconter uniquement parce qu'on en a envie ou parce qu'on en a besoin ou parce qu'il le faut. C'est une espèce d'obligation un peu abstraite. Autrement dit, le Collège de France, qui est une très vieille institution, se trouve avoir, en quelque sorte, prévu, institutionnalisé le malaise dans lequel se trouve tout professeur actuellement en France. Simplement, les professeurs des universités ordinaires font ça sur le mode du malaise et de la crise temporaire. Nous, au Collège de France, on fait ça sur un mode absolument coutumier, absolument institutionnel et régulier.

Il y a eu comme ça des cas célèbres. Valéry était professeur au Collège de France pendant la guerre. Les auditeurs étaient peu nombreux, puisque les gens avaient fui Paris autant que possible. Il était donc tenu par ses fameuses douze heures d'enseignement. Comme tous les autres professeurs au Collège de France, il ne savait pas à qui il parlait, il ne savait pas ce qu'il devait dire et il ne savait pas pourquoi il parlait. Alors, son grand espoir, chaque fois, était qu'il n'y ait pas d'auditeurs du tout. Il se promenait en fumant nerveusement cigarette sur cigarette dans son bureau. Il appelait de temps en temps l'appariteur en lui demandant : «Il y a quelqu'un ?», et l'appariteur lui disait : «Non, non, il n'y a personne. - Il y a quelqu'un ? - Non, il n'y a toujours personne. - Il y a quelqu'un ?», et alors l'appariteur disait : «Oui, il est arrivé deux personnes.» Et, à ce moment-là, Valéry disait : «Merde !» Il écrasait sa cigarette et il allait faire son cours.

Cette anecdote à propos du Collège n'est peut-être pas très intéressante, mais votre question, elle, est grave et importante. Il me semble que, tout de même, on pourrait dire ceci : la transmission de savoir par la parole, par la parole professorale dans des salles, dans un espace, dans une institution comme une université, un collège, peu importe, cette transmission-là du savoir est maintenant complètement dépassée. C'est un archaïsme, c'est une sorte de rapport de pouvoir justement qui traîne encore comme une espèce de coquille vide. Alors que le professeur n'a plus de pouvoir réel sur les étudiants, la forme de ce rapport de pouvoir reste encore, on ne s'en est pas entièrement débarrassé. Je crois que la parole du professeur est forcément une parole archaïque. On sait très bien quels articles ou quels livres on a envie d'écrire. Moi, je sais très bien quelles émissions j'aurais envie de faire à la radio ou à la télévision, si je n'y étais pas politiquement interdit. Je sais très bien quels discours politiques je pourrais faire. Quand, dans d'autres groupes, je parle des prisons, quand je parle aux gens du Groupe d'information sur les prisons, je sais quoi leur dire, et les discussions sont souvent très intéressantes. Je vous promets que l'angoisse qui me prend chaque année, et précisément ces jours-ci où je dois préparer des cours pour l'année qui vient, est difficile à surmonter.

- Quel intérêt portez-vous à l'activité littéraire en France ? Il y a des auteurs que vous citez très fréquemment, par exemple Georges Bataille, Artaud, etc. Par contre, vous parlez rarement des écrivains dits «classiques»,

- Je vais vous répondre d'une façon brutale et barbare. Je continue beaucoup à m'intéresser à ces écrivains qui ont, en quelque sorte, bousculé ce qu'on pourrait appeler les limites et les catégories de la pensée. Blanchot, Bataille, Klossowski, Artaud, à l'intérieur du discours littéraire philosophique occidental, ont, je crois, fait apparaître quelque chose qui était le langage même de la pensée. Ce n'est pas de la philosophie, ce n'est pas de la littérature, ce ne sont pas des essais, c'est la pensée en train de parler, et la pensée, en quelque sorte, toujours en deçà ou au-delà du langage, échappant toujours au langage, et puis le langage la rattrapant, allant au-delà d'elle, et puis la pensée en sortant à nouveau ; c'est ce très curieux rapport d'enchaînements, de dépassements réciproques, d'entrelacements et de déséquilibres entre la pensée et le discours qui m'a beaucoup intéressé chez ces écrivains.

En revanche, je suis beaucoup plus gêné, en tout cas beaucoup moins impressionné, par les écrivains, même les grands écrivains, comme peuvent l'être, par exemple, Flaubert ou Proust. Parfois, je m'amuse à dire des choses comme ça sur Flaubert que vous connaissez des millions de fois mieux que moi. Je me suis obligé à faire un truc sur La Tentation de saint Antoine parce que ça m'amusait, ou sur Bouvard et Pécuchet, mais je dois dire que je ne me sens pas pris ni véritablement bouleversé par la lecture de tels écrivains. Et plus ça va, moins je m'intéresse à l'écriture institutionnalisée sous la forme de la littérature. En revanche, tout ce qui peut échapper à cela, le discours anonyme, le discours de tous les jours, toutes ces paroles écrasées, refusées par l'institution ou écartées par le temps, ce que les fous disent depuis des siècles dans le fond des asiles, ce que les ouvriers n'ont pas cessé de dire, de clamer, de crier, depuis que le prolétariat existe comme classe et a conscience de constituer une classe, ce qui a été dit dans ces conditions-là, ce langage à la fois transitoire et obstiné qui n'a jamais franchi les limites de l'institution littéraire, de l'institution de l'écriture, c'est ce langage-là qui m'intéresse de plus en plus.

Juste avant de vous rencontrer, j'étais avec Jean Genet, et on parlait. Je dois faire des conférences en Amérique, et je ne sais pas de quoi je pourrais bien parler. Je me suis dis : Je vais faire des cours sur la littérature du crime, enfin, sur l'écriture du crime, sur Lacenaire, Sade, Genet. Je racontais cela à Genet, on parlait un petit peu de son oeuvre, puis, brusquement, il s'est retourné - on était dans la rue, on était exactement devant le Palais-Royal -, il s'est retourné et il a dit : «Vous me parliez tout à l'heure des Paravents *, vous me disiez que vous aviez bien aimé Les Paravents ; qu'est-ce que vous voulez, tout ça, ce n'est plus rien pour moi», et il a tendu son index vers la Comédie-Française, et il m'a dit : «Tenez, ça, mais je m'en fous !» Genet n'écrit plus pour le théâtre ni ne peut plus. Patrice Chéreau lui a écrit justement à propos des Paravents, lui demandant de les remonter. Il a répondu à Chéreau : «Mais je ne veux pas, je ne peux pas, je n'ai plus rien à dire là-dessus.» En fait, Genet travaille. J'ai là, dans mon placard, tout un tas de papiers qu'il a écrits sur le pouvoir politique, ce que c'est que le pouvoir. Je reviens de cette conversation avec lui, je reviens assez éprouvé à l'idée qu'il va falloir que j'aille faire des cours en Amérique, et puis qu'il va falloir que j'en fasse au Collège de France, parce que je me sens fort proche de lui. J'ai fort envie de dire, à propos de toute l'institution littéraire, de toute l'institution de l'écriture, j'ai envie de dire comme lui : «Je m'en fous !»

- Vous aimez Jean Genet... c'est-à-dire, est-ce que vous aimez l'écriture de Genet, ou est-ce le personnage qui vous intéresse ?

- Je suis comme tout le monde. J'ai lu Jean Genet quand j'étais jeune, et j'ai été, comme beaucoup de gens, extraordinairement bouleversé. Le Journal du voleur ** est à coup sûr l'un des très grands textes. Il s'est trouvé que j'ai connu Genet, personnellement, dans des conditions tout à fait autres, et hors du contexte, justement, écrivain, écriture.

* Genet (J.), Les Paravents, Paris, Gallimard, 1961.

** Id., Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949.

C'était à propos des Black Panthers, à propos des trucs politiques, et on s'est pas mal liés. On se voit très souvent, enfin, quand il est à Paris, on se voit tous les deux ou trois jours. On bavarde, on se promène. C'est un homme dont je ne peux pas dire qu'il m'impressionne. Si je l'avais connu à l'intérieur de l'institution littéraire, il m'aurait sans doute profondément intimidé. Mais la simplicité avec laquelle il s'est mis à travailler sur des choses politiques et, en même temps, son sens politique très profond - cet homme est profondément révolutionnaire, dans tous les instants de sa vie, dans le moindre de ses choix - sont évidemment impressionnants et donnent à ses réactions une justesse profonde, quand bien même elles ne sont pas formulées directement. Ce n'est pas qu'il ne soit pas capable de les formuler directement, de dire et d'écrire des textes théoriques sur le pouvoir qui sont très, très beaux, mais ce qui me frappe, c'est le choix révolutionnaire et absolument constant chez lui, sans qu'il soit un révolté.

- Ma dernière question concerne ce que vous a apporté, ou ne vous a pas apporté, votre voyage au Japon. Dans la leçon inaugurale, vous avez prononcé le nom de William Adams, qui était professeur de mathématiques du shogun. Où et dans quelles circonstances avez-vous entendu parler de lui ?

- J'avoue que je ne me souviens plus très bien. Je suppose que c'est à propos de ce voyage au Japon, sans doute dans un livre que j'ai lu avant d'y aller, pour me documenter un peu, ou un livre que j'ai lu là-bas. Cette histoire d'Adams apprenant les mathématiques au shogun qui avait trouvé ce savoir si beau qu'il avait voulu se le garder pour lui-même, parce qu'il comprenait parfaitement, ce shogun, combien le savoir était lié au pouvoir, cette histoire m'avait paru d'une extrême profondeur. Il m'avait semblé que le shogun avait dans sa sagesse parfaitement perçu ce que nous nous avons complètement oublié, ce qui pour nous est complètement recouvert, c'est-à-dire les liens du savoir et du pouvoir. Toute la philosophie de l'Occident consiste à montrer ou à réinscrire le savoir dans une sorte de sphère idéale, de sorte qu'il n'est jamais atteint par les péripéties historiques du pouvoir. L'Occident fait donc ce partage, bien que de l'extérieur, aux yeux du shogun, l'Occident apparaisse, au contraire, comme une culture dans laquelle savoir et pouvoir sont profondément liés. Cela m'a paru l'une des vues peut-être les plus profondes sur l'Occident. J'en ai été étonné...

- Le shogun aurait senti presque instinctivement ce rapport entre le savoir et le pouvoir...

- Ah ! oui, alors qu'on peut dire que, depuis Platon, toute la philosophie intérieure en Occident a consisté à établir le maximum de distances entre l'un et l'autre. Cela a donné les thèmes de l'idéalité du savoir, d'une part, cela a donné aussi cette très curieuse et très hypocrite division du travail entre les hommes du pouvoir et les hommes du savoir, cela a donné ce très curieux personnage du sage et du savant qui doit renoncer à tout pouvoir, renoncer à toute participation à la cité pour acquérir la vérité. Tout cela, c'est la fable que l'Occident se raconte pour masquer sa soif, son appétit gigantesque de pouvoir à travers le savoir.

- Votre préoccupation essentielle est d'analyser la formation d'épistémè en Occident. Quel est donc, pour vous, le monde qui se trouve en dehors de l'Occident ?

- Vous me posez là une question très difficile. Ce monde a été immense, gigantesque. J'ai voulu faire une histoire des sciences en ne la référant pas à l'histoire des sciences, à l'universalité des connaissances, mais au contraire à la singularité historique, géographique du savoir. Cet Occident, cela a été une poignée d'hommes à la fin du Moyen Âge, c'était encore une poignée d 'hommes au XVIe et au XVIIe siècle. Est-ce que maintenant l'Occident n'a pas tout bouffé ? Est-ce que finalement, d'une certaine manière, dans certains cas sur le mode de la soumission, dans d'autres au contraire sur le mode de l'appropriation, dans d'autres encore sur le mode du conflit, le monde entier ne s'est pas mis à l'écoute de ses formes de savoir ? Le marxisme fait partie, et combien, de ce savoir tel qu'il a été conçu en Occident. Comment pourrait-il devenir un instrument d'analyse et surtout un instrument de lutte et même de lutte contre l'Occident ?

Dans des nations, dans des cultures qui ne sont pas occidentales, qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce que ça ne signifie pas finalement l'appropriation par d'autres que l'Occident d'un savoir qui a été formé là. Peut-être ; d'ailleurs, il se peut très bien que, dans cinquante, ou dans cent, ou dans deux cents ans, on s'aperçoive que cette appropriation, par exemple, du marxisme par des États et des cultures d'Extrême-Orient, que cette appropriation a finalement été un bref épisode dans l'histoire de l'Extrême-Orient, et du coup, alors, l'Occident se trouvera tout à fait dépossédé de ces quelques éléments qu'il a pu transmettre, mais disons que, pour l'instant, on a tout de même un peu l'impression que la communication scientifique, économique, politique qui peut se faire entre les nations du monde, même et presque surtout sous la forme du conflit et de la rivalité, cette communication emprunte des canaux, des voies, des instruments dont l'origine historique est en Occident. Mais je ne voudrais pas que ce que je dis paraisse affreusement impérialiste.

- Je ne crois pas, parce que, justement, ce sont des points sur lesquels on évite de parler. L'impérialisme moderne préfère cacher cette vérité historique que vous venez d'analyser.

- A vrai dire, j'imagine très bien que, à une autre échelle, c'est-à-dire si on ne prend pas ce qui s'est passé depuis deux cents ans, mais l'échelle des millénaires, on peut parfaitement voir tout autre chose que l'espèce d'occidentalisation dont je parlais. Il se peut en effet que, dans l'histoire de l'Extrême-Orient prise à l'échelle des millénaires, cette petite occidentalisation apparaîtra comme tout à fait superficielle et un phénomène qui a duré deux siècles sans plus. Mais il me semble que les voies par lesquelles actuellement le monde non occidental s'affranchit de l'épouvantable exploitation économique que l'Occident lui a fait connaître au siècle dernier, ou au début de ce siècle, sont empruntées à l'Occident. Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Est-ce que, à partir de cette libération faite par ces instruments d'origine occidentale, est-ce qu'il va y avoir tout autre chose et la découverte d'une culture, d'une civilisation absolument extra-occidentale ? Je crois que c'est possible ; il me semble même que c'est probable. Je souhaite, en tout cas, que cela soit possible et que le monde soit affranchi de cette culture occidentale qui n'est pas dissociable de ces formes de pouvoir politique caractéristiques de la formation du capitalisme. Il est vraisemblable qu'une culture non capitaliste ne peut naître maintenant qu'en dehors de l'Occident. Dans l'Occident, le savoir occidental, la culture occidentale ont été ployés par la main de fer du capitalisme. Nous, on est trop usés, sans doute, pour faire naître une culture non capitaliste. La culture non capitaliste, elle, sera non occidentale, et par conséquent c'est aux non-Occidentaux de l'inventer. Ce que je voulais dire tout à l'heure, c'était que, pour l'instant, les Occidentaux ont été piégés par leur propre colonisation, par l'occidentalisation du monde entier, puisque c'est avec les instruments formés en Occident que le monde non occidental s'est débarrassé de son emprise.

Maintenant s'ouvre l'ère d'une culture non occidentale du monde capitaliste.