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«La fonction politique de l'intellectuel», politique-Hebdo,
29 novembre - 5 décembre 1976, pp. 31-33. Agencement d'extraits
de l' «Entretien avec Michel Foucault» qui paraîtra
en Italie en 1977. Voir infra no 192.
Dits Ecrits Tome III n°184
(sur la redéfinition de l'intellectuel comme "intellectuel
spécifique" après 1945). Le texte complet est
celui qui se nomme "Entretien avec Michel Foucault "
paru
dans Dits Ecrits Tome III n°192
http://1libertaire.free.fr/MFoucault134.html
Pendant longtemps, l'intellectuel dit«de gauche» a
pris la parole et s'est vu reconnaître le droit de parler
en tant que maître de vérité et de justice.
On l'écoutait, ou il prétendait se faire écouter
comme représentant de l'universel. Être intellectuel,
c'était être un peu la conscience de tous. Je crois
qu'on retrouvait là une idée transposée à
partir du marxisme, et d'un marxisme affadi : de même que
le prolétariat, par la nécessité de sa position
historique, est porteur de l'universel (mais porteur immédiat,
non réfléchi, peu conscient de lui-même), l'intellectuel,
par son choix moral, théorique et politique, veut être
porteur de cette universalité, mais dans sa forme consciente
et élaborée. L'intellectuel serait la figure claire
et individuelle d'une universalité dont le prolétariat
serait la forme sombre et collective.
Il y a bien des années maintenant qu'on ne demande plus
à l'intellectuel de jouer ce rôle. Un nouveau mode
de «liaison entre la théorie et la pratique»
s'est établi. Les intellectuels ont pris l'habitude de travailler
non pas dans l' «universel», l' «exemplaire»,
le «juste-et-le-vrai pour tous», mais dans des secteurs
déterminés, en des points précis où
les situaient soit leurs conditions professionnelles de travail,
soit leurs conditions de vie (le logement, l'hôpital, l'asile,
le laboratoire, l'université, les rapports familiaux ou sexuels).
Ils y ont gagné à coup sûr une conscience beaucoup
plus concrète et immédiate des luttes. Et ils ont
rencontré là des problèmes qui étaient
spécifiques, «non universels», différents
souvent de ceux du prolétariat ou des masses. Et, cependant,
ils s'en sont réellement rapprochés, je crois, pour
deux raisons : parce qu'il s'agissait de luttes réelles,
matérielles, quotidiennes, et parce qu'ils rencontraient
souvent, mais dans une autre forme, le même adversaire que
le prolétariat, la paysannerie ou les masses : les multinationales,
l'appareil judiciaire et policier, la spéculation immobilière,
etc. C'est ce que j'appellerais l'intellectuel «spécifique»
par opposition à l'intellectuel «universel».
Cette figure nouvelle a une autre signification politique : elle
a permis, sinon de souder, du moins de réarticuler des catégories
assez voisines qui étaient restées séparées.
L'intellectuel, jusque-là, était par excellence l'écrivain
: conscience universelle, sujet libre, il s'opposait à ceux
qui n'étaient que des compétences au service de l'État
ou du Capital (ingénieurs, magistrats, professeurs).
Dès lors que la politisation s'opère à partir
de l'activité spécifique de chacun, le seuil de l'écriture,
comme marque sacralisante de l'intellectuel, disparaît. Et
peuvent se produire alors des liens transversaux de savoir à
savoir, d'un point de politisation à un autre : ainsi, les
magistrats et les psychiatres, les médecins et les travailleurs
sociaux, les travailleurs de laboratoire et les sociologues peuvent,
chacun en son lieu propre et par voie d'échange et d'appui,
participer à une politisation globale des intellectuels.
Ce processus explique que, si l'écrivain tend à disparaître
comme figure de proue, le professeur et l'université apparaissent,
non pas peut-être comme éléments principaux,
mais comme «échangeurs», points de croisements
privilégiés. Que l'Université et l'enseignement
soient devenus des régions politiquement ultrasensibles,
la raison en est sans doute là. Et ce qu'on appelle la crise
de l'Université ne doit pas être interprétée
comme perte de puissance, mais au contraire comme multiplication
et renforcement de ses effets de pouvoir, au milieu d'un ensemble
multiforme d'intellectuels qui, pratiquement tous, passent par elle,
et se réfèrent à elle [...].
Il me semble que cette figure de l'intellectuel «spécifique»
s'est développée à partir de la Seconde Guerre
mondiale. C'est peut-être le physicien atomiste -disons d'un
mot, ou plutôt d'un nom : Oppenheimer -qui a fait la charnière
entre l'intellectuel universel et intellectuel spécifique.
C'est parce qu'il avait un rapport direct et localisé avec
l'institution et le savoir scientifique que le physicien atomiste
intervenait ; mais puisque la menace atomique concernait le genre
humain tout entier et le destin du monde, son discours pouvait être
en même temps le discours de l'universel. Sous le couvert
de cette protestation qui concernait tout le monde, le savant atomiste
a fait fonctionner sa position spécifique dans l'ordre du
savoir. Et, pour la première fois, je crois, l'intellectuel
a été poursuivi par le pouvoir politique, non plus
en fonction du discours général qu'il tenait, mais
à cause du savoir dont il était détenteur :
c'est à ce niveau-là qu'il constituait un danger politique
[...].
On peut supposer que l'intellectuel «universel» tel
qu'il a fonctionné au XIXe et au début du XXe siècle
est en fait dérivé d'une figure historique bien particulière
: l'homme de justice, l’homme de loi, celui qui, au pouvoir,
au despotisme, aux abus, à l'arrogance de la richesse oppose
l'universalité de la justice et l'équité d'une
loi idéale. Les grandes luttes politiques au XVIIIe siècle
se sont faites autour de la loi, du droit, de la Constitution, de
ce qui est juste en raison et en nature, de ce qui peut et doit
valoir universellement. Ce qu'on appelle aujourd'hui l' «intellectuel»
(je veux dire l'intellectuel au sens politique, et non sociologique
ou professionnel du mot, c'est-à-dire celui qui fait usage
de son savoir, de sa compétence, de son rapport à
la vérité dans l'ordre des luttes politiques) est
né, je crois, du juriste, ou en tout cas de l'homme qui se
réclamait de l'universalité de la loi juste, éventuellement
contre les professionnels du droit (Voltaire, en France, prototype
de ces intellectuels). L'intellectuel «universel» dérive
du juriste-notable et trouve son expression la plus pleine dans
l'écrivain, porteur de significations et de valeurs où
tous peuvent se reconnaître. L'intellectuel «spécifique»
dérive d'une tout autre figure, non plus le «juriste-notable»,
mais le «savant-expert» [...].
Revenons à des choses plus précises. Admettons, avec
le développement dans la société contemporaine
des structures technico-scientifiques, l'importance prise par l'intellectuel
spécifique depuis des dizaines d'années. Et l'accélération
de ce mouvement depuis 1960. L'intellectuel spécifique rencontre
des obstacles et s'expose à des dangers. Danger de s'en tenir
à des luttes de conjoncture, à des revendications
sectorielles. Risque de se laisser manipuler par des partis politiques
ou des appareils syndicaux menant ces luttes locales. Risque surtout
de ne pas pouvoir développer ces luttes faute de stratégie
globale et d'appuis extérieurs. Risque aussi de n'être
pas suivi ou seulement par des groupes très limités.
En France, on en a actuellement un exemple sous les yeux. La lutte
à propos de la prison, du système pénal, de
l'appareil policier-judiciaire, pour s'être développée
«en solitaire» avec des travailleurs sociaux et des
anciens détenus, s'est de plus en plus séparée
de tout ce qui pouvait lui permettre de s'élargir. Elle s'est
laissé pénétrer de toute une idéologie
naïve et archaïque qui fait du délinquant à
la fois l'innocente victime et le pur révolté, l'agneau
du grand sacrifice social et le jeune loup des révolutions
futures. Ce retour aux thèmes anarchistes de la fin du XIXe
siècle n'a été possible que par un défaut
d'intégration dans les stratégies actuelles. Et le
résultat, c'est un divorce profond entre cette petite chanson
monotone et lyrique, mais qui n'est entendue que dans de tout petits
groupes, et une masse qui a de bonnes raisons pour ne pas la prendre
pour argent comptant, mais qui, par la peur soigneusement entrenue
de la criminalité, accepte le maintien, voire aussi le renforcement,
de l'appareil judiciaire et policier.
Il me semble que nous sommes à un moment où la fonction
de l'intellectuel spécifique doit être réélaborée.
Non pas abandonnée, malgré la nostalgie de certains
pour les grands intellectuels «universels» («Nous
avons besoin, disent-ils, d'une philosophie, d'une vision du monde»).
Il suffit de penser aux résultats importants obtenus en psychiatrie
: ils prouvent que ces luttes locales et spécifiques n'ont
pas été une erreur et n'ont pas conduit à une
impasse. On peut même dire que le rôle de l'intellectuel
spécifique doit devenir de plus en plus important, à
la mesure des responsabilités politiques que, bon gré
mal gré, il est bien obligé de prendre en tant qu'atomiste,
généticien, informaticien, pharmacologiste, etc. Il
serait dangereux de le disqualifier dans son rapport spécifique
à un savoir local, sous prétexte que c'est là
affaire de spécialistes qui n'intéresse pas les masses
(ce qui est doublement faux : elles en ont conscience et, de toute
façon, elles y sont impliquées), ou qu'il sert les
intérêts du Capital et de l'État (ce qui est
vrai, mais montre en même temps la place stratégique
qu'il occupe), ou encore qu'il véhicule une idéologie
scientiste (ce qui n'est pas toujours vrai et n'est sans doute que
d'importance secondaire par rapport à ce qui est primordial
: les effets propres aux discours vrais).
L'important, je crois, c'est que la vérité n'est
pas hors pouvoir ni sans pouvoir (elle n'est pas, malgré
un mythe dont il faudrait reprendre l'histoire et les fonctions,
la récompense des esprits libres, l'enfant des longues solitudes,
le privilège de ceux qui ont su s'affranchir). La vérité
est de ce monde ; elle y est produite grâce à de multiples
contraintes. Et elle y détient des effets réglés
de pouvoir. Chaque société a son régime de
vérité, sa «politique générale»
de la vérité : c'est-à-dire les types de discours
qu'elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes
et les instances qui permettent de distinguer les énoncés
vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les
autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées
pour l'obtention de la vérité ; le statut de ceux
qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai.
Dans des sociétés comme les nôtres, l' «économie
politique» de la vérité est caractérisée
par cinq traits historiquement importants : la «vérité»
est centrée sur la forme du discours scientifique et sur
les institutions qui le produisent ; elle est soumise à une
constante incitation économique et politique (besoin de vérité
tant pour la production économique que pour le pouvoir politique)
; elle est l'objet, sous des formes diverses, d'une immense diffusion
et consommation (elle circule dans des appareils d'éducation
ou d'information dont l'étendue est relativement large dans
le corps social, malgré certaines limitations strictes) ;
elle est produite et transmise sous le contrôle non pas exclusif
mais dominant de quelques grands appareils politiques ou économiques
(Université, armée, écriture, médias)
; enfin, elle est l'enjeu de tout un débat politique et de
tout un affrontement social (luttes «idéologiques»).
Il me semble que ce qu'il faut prendre en compte, maintenant, dans
l'intellectuel, ce n'est donc pas le «porteur de valeurs universelles»
; c'est bien quelqu'un qui occupe une position spécifique
mais d'une spécificité qui est liée aux fonctions
générales du dispositif de vérité dans
une société comme la nôtre. Autrement dit, l'intellectuel
relève d'une triple spécificité : la spécificité
de sa position de classe (petit-bourgeois au service du capitalisme,
intellectuel «organique» du prolétariat) ; la
spécificité de ses conditions de vie et de travail,
liées à sa condition d'intellectuel (son domaine de
recherche, sa place dans un laboratoire, les exigences économiques
ou politiques auxquelles il se soumet ou contre lesquelles il se
révolte, à l'université, à l'hôpital,
etc.) ; enfin, la spécificité de la politique de vérité
dans nos sociétés.
Et c'est là que sa position peut prendre une signification
générale ; que le combat local ou spécifique
qu'il mène porte avec lui des effets, des implications qui
ne sont pas simplement professionnels ou sectoriels. Il fonctionne
ou il lutte au niveau général de ce régime
de la vérité si essentiel aux structures et au fonctionnement
de notre société. Il y a un combat «pour la
vérité» ou du moins «autour de la vérité»,
étant entendu, encore une fois, que par vérité
je ne veux pas dire «l'ensemble des choses vraies qu'il y
a à découvrir ou à faire accepter», mais
«l'ensemble des règles selon lesquelles on partage
le vrai du faux et on attache au vrai des effets spécifiques
de pouvoir» ; étant entendu aussi qu'il ne s'agit pas
d'un combat «en faveur» de la vérité,
mais autour du statut de la vérité et du rôle
économico-politique qu'elle joue. Il faut penser les problèmes
politiques des intellectuels non pas dans les termes «science/idéologie»
mais dans les termes «vérité/pouvoir».
Et c'est là que la question de la professionnalisation de
l'intellectuel, de la division du travail manuel/intellectuel peut
être à nouveau envisagée.
Tout cela doit paraître bien confus, et incertain. Incertain,
oui, et ce que je dis là c'est surtout à titre d'hypothèse.
Pour que ce soit un peu moins confus, cependant, je voudrais avancer
quelques «propositions» - au sens non des choses admises,
mais seulement offertes pour des essais ou des épreuves futures
:
- par «vérité», entendre un ensemble
de procédures réglées pour la production, la
loi, la répartition, la mise en circulation et le fonctionnement
des énoncés ;
- la «vérité» est liée circulairement
à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la
soutiennent, et à des effets de pouvoir qu'elle induit et
qui la reconduisent. «Régime» de la vérité
;
- ce régime n'est pas simplement idéologique ou superstructurel
; il a été une condition de formation et de développement
du capitalisme. Et c'est lui qui, sous réserve de quelques
modifications, fonctionne dans la plupart des pays socialistes (je
laisse ouverte la question de la Chine que je ne connais pas) ;
- le problème politique essentiel pour l'intellectuel, ce
n'est pas de critiquer les contenus idéologiques qui seraient
liés à la science, ou de faire en sorte que sa pratique
scientifique soit accompagnée d'une idéologie juste.
Mais de savoir s'il est possible de constituer une nouvelle politique
de la vérité. Le problème n'est pas de changer
la «conscience» des gens ou ce qu'ils ont dans la tête
; mais le régime politique, économique, institutionnel
de production de la vérité ;
- il ne s'agit pas d'affranchir la vérité de tout
système de pouvoir - ce qui serait une chimère puisque
la vérité est elle-même pouvoir -, mais de détacher
le pouvoir de la vérité des formes d'hégémonie
(sociales, économiques, culturelles) à l'intérieur
desquelles pour l'instant elle fonctionne [...].
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