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Origine : http://elodie.delcambre.over-blog.com/article-6481438.html
http://www6.ufrgs.br/idea/?page_id=180
Michel Foucault parle de son livre “Histoire de la Folie à
l’Age Classique” dans cet entretien avec Nicole Brice,
qui date du 31 Mai 1961, radio diffusé sur France Culture.
Voir également => Le Carrefour des Impasses : Interview de Michel Foucault
"Il m'a semblé que la folie était un phénomène
de civilisation aussi variable, aussi flottant que n'importe quel
autre phénomène de culture, et c'est au fond en lisant
des livres américains sur la manière dont certaines
populations primitives réagissent au phénomène
de la folie que je me suis demandé s'il ne serait pas intéressant
de voir comment notre propre culture réagit à ce phénomène.
Il y a des civilisations qui l'ont célébrée,
d'autres qui l'ont tenue à l'écart ; il y en a d'autres
qui l'ont soignée, mais ce sur quoi je voulais insister c'est
précisément sur le fait que soigner le fou n'est pas
la seule réaction possible au phénomène de
la folie. Je crois que parmi les fous il y a des gens aussi intéressants
que chez les normaux et également autant qui sont inintéressants.
Il n'y a pas de culture sans folie et c'est ce problème absolument
général des rapports d'une culture avec la folie que
j'ai voulu étudier sur un cas précis, c'est-à-dire
sur les réactions de la culture classique à ce phénomène
qui paraît si opposé au rationalisme du XVII° siècle
et du XVIII ° siècle et qui est la folie.
Je crois que le XVII° siècle représente précisément
un tournant: avant le XVII°, en tout cas jusqu'au début
du XVII°, jusqu'à l'âge baroque à peu près,
le fou a une existence entièrement libre. Il était
en quelque sorte à la surface de la culture et il y vivait
d'une présence extraordinairement visible. Il y avait des
fêtes des fous, il y avait tout un théatre consacré
à la folie, le fou lui-même avait une place dans la
littérature, il y avait une iconographie de la folie, c'est
Jérome Bosch, c'est Bruegel également ; bref, on peut
dire que le XVI° siècle et le début du XVII°
siècle ont été surplombés par le thème
de la folie comme la fin du XIV° et le début du XV°
l'avaient été par la hantise de la mort.
A ce moment-là, la folie était un phénomène
tellement institutionnel et reconnu que certains fous, et l'un d'entre
eux en particulier qui s'appelait Bluet d'Arbères, ont publié
leurs oeuvres, ou plutôt des gens ont publié pour eux
des textes tout à fait extraordinaires, absolument illisibles
d'ailleurs, et qui servaient de distractions. C'étaient des
poèmes, c'étaient des histoires, c'étaient
des romans et au fond jusqu'à un certain point, le Don Quichotte
de Cervantes peut s'inscrire dans toute cette grande tradition de
la littérature de la folie ou de la littérature sur
la folie.
Et je crois que toutes les familles ont toujours été
de tous temps très ennuyées d'avoir des fous. Chaque
village, chaque quartier, les villes, avaient leurs fous qui étaient
entretenus, qui étaient soignés, qui étaient
jusqu'à un certain pont honorés. Mais justement je
crois que ce qui a commencé a faire changer le statut du
fou, c'est à partir du moment où la famille sous sa
forme bourgeoise a pris dans la société une grande
importance.
Et c'est au XVII° siècle, quand les normes économiques
de la vie ont changé, à l'époque du mercantilisme,
que le fou, personnage oisif, personnage qui dépensait de
l'argent et qui ne rapportait rien, le fou est devenu terriblement
encombrant. Et la sensibilité sociale à la folie a
changé en fonction, me semble-t-il, de ces phénomènes
économiques.
A notre époque, notre culture est une culture dans laquelle
tout le phénomène de la folie a été
confisqué par la médecine. Pour nous, un fou c'est
un malade mental. Or cela n'a pas été vrai de tous
temps. Le fou, au XVII° et au XVIII° siècles, n'était
pas un malade mental, c'était avant tout un asocial. On enfermait
les fous avec d'ailleurs bien d'autres asociaux dans des sortes
d'asiles. C'étaient les hôpitaux généraux
en France et là, on les faisait travailler. On les faisait
travailler à de grandes entreprises, à des manufactures
où on leur faisait fabriquer par exemple de la toile, de
la corde, etc. et ils avaient un rôle réel dans la
vie économique. Cela a changé, là encore, pour
beaucoup de raisons ; avant tout, je crois pour des raison économiques,
quand on s'est aperçu que ces grandes institutions où
l'on enfermait les fous avec tous les oisifs, tous les pauvres,
tous les mendiants, tous les vagabonds, avec les libertins, les
homosexuels, avec les prostituées, etc., quand on s'est aperçu
que ces vastes institutions ne correspondaient au fond à
aucune utilité véritable. On s'est aperçu qu'elles
coûtaient de l'argent, qu'elles retiraient de la circulation
une main d'oeuvre qui était utilisable, alors à partir
de ce moment-là on a supprimé toutes ces institutions,
ou plutôt on en a chassé tous ceux qui n'étaient
pas fous. Et maintenant les fous occupent les asiles, c'est-à-dire
qu'ils sont maintenant les seuls à résider dans ces
lieux d'internement qui avaient été aménagés
pour bien d'autres aux XVII° et au XVIII°.
Je crois qu'actuellement il y a un phénomène très
important qui se passe depuis Nietzsche, depuis Raymond Roussel,
depuis Van Gogh, depuis Artaud surtout, la folie est redevenue ou
commence à redevenir ce qu'elle était aux XV°
et au XVI° siècles, c'est-à-dire un phénomène
de civilisation extraordinairement important. Et, de même
que la folie avait été au XVI° siècle,
début du XVII° siècle, chargée de porter
en quelque sorte la vérité, de l'exprimer dramatiquement,
eh bien il semble que maintenant la folie retrouve un petit peu
de cette mission, et qu'après tout, une part de la vérité
contemporaine, de la vérité de la culture contemporaine,
a été proférée par des gens qui étaient
à la limite de la folie ou qui faisaient de la folie l'expérience
la plus profonde comme Roussel, Artaud."
Michel Foucault
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