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Origine : http://users.skynet.be/interzone/foucault.html
Publié dans "Objectifs 5", Automne 1985.
Le Carrefour des Impasses : Interview de Michel Foucault
Michel Foucault était un philosophe considéré comme un des intellectuels
contemporains les plus marquants. Son oeuvre, considérable, traite
de la vérité, du savoir, de la morale et de la politique. Il a écrit
également une "Histoire de la sexualité". Il s'est engagé politiquement
à côté de ceux que la société a marginalisés. Il s'est d'abord intéressé
aux origines de la médecine, et en particulier de la psychiatrie.
Son livre "Histoire de la Folie à l'Age Classique" en témoigne.
Il nous en parle dans cet entretien avec Nicole Brice, qui date du
31 Mai 1961, radio diffusé sur France Culture.
(Le sens des mots soulignés est précisé dans l'explication du
texte ci-dessous.)
Voir également => Interview de Michel Foucault 1961 France Culture
"Il m'a semblé que la folie était un phénomène de civilisation
aussi variable, aussi flottant que n'importe quel autre phénomène
de culture, et c'est au fond en lisant des livres américains sur
la manière dont certaines populations primitives réagissent
au phénomène de la folie que je me suis demandé s'il ne serait pas
intéressant de voir comment notre propre culture réagit à ce phénomène.
Il y a des civilisations qui l'ont célébrée, d'autres qui
l'ont tenue à l'écart; il y en a d'autres qui l'ont soignée, mais
ce sur quoi je voulais insister c'est précisément sur le fait que
soigner le fou n'est pas la seule réaction possible au phénomène
de la folie. Je crois que parmi les fous il y a des gens aussi intéressants
que chez les normaux et également autant qui sont inintéressants.
Il n'y a pas de culture sans folie et c'est ce problème absolument
général des rapports d'une culture avec la folie que j'ai
voulu étudier sur un cas précis, c'est-à-dire sur les réactions
de la culture classique à ce phénomène qui paraît si opposé
au rationalisme du XVII° siècle et du XVIII° siècle et qui
est la folie.
Je crois que le XVII° siècle représente précisément un tournant :
avant le XVII°, en tout cas jusqu'au début du XVII°, jusqu'à l'âge
baroque à peu près, le fou a une existence entièrement libre.
Il était en quelque sorte à la surface de la culture et il y vivait
d'une présence extraordinairement visible. Il y avait des fêtes
des fous, il y avait tout un théatre consacré à la folie, le fou
lui-même avait une place dans la littérature, il y avait une iconographie
de la folie, c'est Jérome Bosch, c'est Bruegel
également; bref, on peut dire que le XVI° siècle et le début du
XVII° siècle ont été surplombés par le thème de la folie
comme la fin du XIV° et le début du XV° l'avaient été par la hantise
de la mort. A ce moment-là, la folie était un phénomène tellement
institutionnel et reconnu que certains fous, et l'un d'entre
eux en particulier qui s'appelait Bluet d'Arbères, ont publié leurs
oeuvres, ou plutôt des gens ont publié pour eux des textes tout
à fait extraordinaires, absolument illisibles d'ailleurs, et qui
servaient de distractions. C'étaient des poèmes, c'étaient des histoires,
c'étaient des romans et au fond jusqu'à un certain point, le Don
Quichotte de Cervantes peut s'inscrire dans toute cette grande tradition
de la littérature de la folie ou de la littérature sur la folie.
Et je crois que toutes les familles ont toujours été de tous temps
très ennuyées d'avoir des fous. Chaque village, chaque quartier,
les villes, avaient leurs fous qui étaient entretenus, qui étaient
soignés, qui étaient jusqu'à un certain pont honorés. Mais justement
je crois que ce qui a commencé a faire changer le statut du fou,
c'est à partir du moment où la famille sous sa forme bourgeoise
a pris dans la société une grande importance.
Et c'est au XVII° siècle, quand les normes économiques de la vie
ont changé, à l'époque du mercantilisme, que le fou, personnage
oisif, personnage qui dépensait de l'argent et qui ne rapportait
rien, le fou est devenu terriblement encombrant. Et la sensibilité
sociale à la folie a changé en fonction, me semble-t-il, de
ces phénomènes économiques.
A notre époque, notre culture est une culture dans laquelle tout
le phénomène de la folie a été confisqué par la médecine. Pour nous,
un fou c'est un malade mental. Or cela n'a pas été vrai de tous
temps. Le fou, au XVII° et au XVIII° siècles, n'était pas un malade
mental, c'était avant tout un asocial. On enfermait les fous
avec d'ailleurs bien d'autres asociaux dans des sortes d'asiles.
C'étaient les hôpitaux généraux en France et là, on les faisait
travailler. On les faisait travailler à de grandes entreprises,
à des manufactures où on leur faisait fabriquer par exemple de la
toile, de la corde, etc. et ils avaient un rôle réel dans la vie
économique. Cela a changé, là encore, pour beaucoup de raisons;
avant tout, je crois pour des raison économiques, quand on s'est
aperçu que ces grandes institutions où l'on enfermait les fous avec
tous les oisifs, tous les pauvres, tous les mendiants, tous
les vagabonds, avec les libertins, les homosexuels, avec
les prostituées, etc., quand on s'est aperçu que ces vastes institutions
ne correspondaient au fond à aucune utilité véritable. On s'est
aperçu qu'elles coûtaient de l'argent, qu'elles retiraient de la
circulation une main d'oeuvre qui était utilisable, alors à partir
de ce moment-là on a supprimé toutes ces institutions, ou plutôt
on en a chassé tous ceux qui n'étaient pas fous. Et maintenant les
fous occupent les asiles, c'est-à-dire qu'ils sont maintenant les
seuls à résider dans ces lieux d'internement qui avaient été aménagés
pour bien d'autres aux XVII° et au XVIII°.
Je crois qu'actuellement il y a un phénomène très important qui
se passe depuis Nietzsche, depuis Raymond Roussel,
depuis Van Gogh, depuis Artaud surtout, la folie est
redevenue ou commence à redevenir ce qu'elle était aux XV° et au
XVI° siècles, c'est-à-dire un phénomène de civilisation extraordinairement
important. Et, de même que la folie avait été au XVI° siècle, début
du XVII° siècle, chargée de porter en quelque sorte la vérité, de
l'exprimer dramatiquement, eh bien il semble que maintenant la folie
retrouve un petit peu de cette mission, et qu'après tout, une part
de la vérité contemporaine, de la vérité de la culture contemporaine,
a été proférée par des gens qui étaient à la limite de la
folie ou qui faisaient de la folie l'expérience la plus profonde
comme Roussel, Artaud."
Michel Foucault
Explication du texte
Phénomène de civilisation : ce sont les événements qui
se produisent à un moment donné dans une société donnée. Par exemple,
en France actuellement, on parle du vieillissement de la population
comme d'un phénomène de civislisation. Cela veut dire que les gens
vivent plus vieux qu'autrefois, en moyenne jusqu'à 77 ans, parce
qu'ils sont mieux nourris et mieux soignés. Mais cela n'est pas
vrai dans tous les pays. Dans certains pays pauvres, comme le Togo,
en Afrique, les gens ont une espérance de vie de 35 ans.
Primitif : qui est d'une civilisation peu évoluée sur le
plan technique.
Civilisation : Ensemble de caractères propres à une société
donnée. En 1985, en France, nous vivons dans la société industrielle
occidentale.
Michel Foucault s'interroge sur la façon dont on considère la
folie dans notre société, notre pays. Il a lu des livres sur la
façon dont d'autres peuples, d'autres sociétés, la vivent. Il pense
que la folie existe dans tous les pays, mais il s'est aperçu que
l'attitude des gens par rapport à la folie était différente selon
les sociétés auxquelles ils appartiennent. Il a également étudié
la façon dont on la considérait autrefois dans notre pays, et il
s'est aperçu que cela dépendait des époques.
Culture : c'est l'ensemble des aspects intellectuels d'une
civilisation : la philosophie, la littérature, les sciences et l'art.
Culture classique : elle correspond au règne de Louis XIV
(le Roi Soleil), au 17ième siècle.
Rationalisme : courant de pensée influencé par Descartes
(1596-1650), le père de la logique cartésienne. Les philosophes
rationalistes rejettent toute autre autorité que celle de la raison,
et refusent toute croyance religieuse. A la fin du 17ième siècle,
le cartésianisme va détruire l'art classique et l'esprit religieux.
La folie perd alors sa dimension religieuse (au moyen âge, les fous
étaient les envoyés de Dieu, ou du diable à l'époque de l'inquisition)
pour devenir l'opposé de la raison, la dé-raison.
Tournant : époque où les événements changent de direction.
Age baroque : se dit de la littérature française sous Henri
IV (1589-1610) et Louis XIII (1610-1643) caractérisée par une grande
liberté d'expression : les gens pouvaient écrire ce qu'ils voulaient
sans être inquiétés.
Iconographie : étude des diverses représentations figurées
d'un sujet. A cette époque, des peintres, des écrivains, travaillaient
sur la folie qui était alors un phénomène important.
Jérome Bosch : peintre hollandais (1450-1516) qui a peint
des sujets fantastiques ou symboliques.
Pietr Bruegel : peintre flamand (1525-1569) considéré comme
l'héritier de Bosch.
Surplombé par : dominés par. A cette époque (16ième siècle
et début du 17ième), les artistes réfléchissaient et travaillaient
principalement sur le thème de la folie.
Hantise : peur obsédante. A la fin du 14ième et au début
du 15ième, les gens étaient surtout préoccupés par l'idée de la
mort, de la fin du monde. Il y avait alors beaucoup de guerres et
d'épidémies de peste.
Un phénomène institutionnel : la folie était alors un phénomène
reconnu officiellement par la société; les fous n'en étaient pas
rejetés, ils jouaient un rôle important.
S'inscrire dans : faire partie de.
La famille sous sa forme bourgeoise : au 17ième siècle;
la bourgeoisie devint la classe la plus influente alorsqu'auparavant
les nobles étaient plus puissants.
Mercantilisme : doctrine des économistes des 16ième et 17ième
siècles tendant à procurer à l'état les moyens d'obtenir les richesse
La sensibilité sociale à la folie : la façon dont les gens
ressentent la folie, leurs réactions par rapport à elle.
Asocial : qui n'est pas adapté à la vie en société.
Oisif : personne sans profession, qui ne travaille pas.
Libertins : c'étaient des gens qui, au 17ième siècle, tendaient
à se libérer de l'influence des religions. Ils furent combattus
par Richelieu.
Nietzsche : philosophe allemand (1844-1900). Il a remis
en question les valeurs et la morale de son époque.
Dans son livre le plus célèbre, "Ainsi parlait Zarathoustra",
il fait parler un surhomme à l'esprit libre qui crée de nouvelles
valeurs. Atteint de paralysie générale et considéré comme fou, il
fut interné en 1889 puis soigné par sa famille.
Les valeurs d'une époque : ce qui est considéré comme vrai,
beau, bien, par une société, à une époque donnée. Les valeurs ne
sont pas toujours les mêmes, elles changent selon les sociétés et
les époques.
Raymond Roussel (1877-1933) : écrivain français. Il écrivit
des ouvres poétiques et des pièces de théatre. Considéré comme maniaco-dépressif.
Son oeuvre a été revendiquée par les Surréalistes. Mort d'une intoxication
aux barbituriques.
Van Gogh : célèbre peintre et dessinateur hollandais (1853-1890).
Il s'installe à Arles en 1888 où il fut interné, souffrant d'hallucinations.
Il se suicida en 1890.
Antonin Artaud : écrivain français (1896-1948). Dans son
oeuvre poétique, il tenta de rendre compte de son expérience d'accéder
aux sources profondes de la pensée. Il souffrit de déséquilibre
mental dès son enfance. Il rejoignit les Surréalistes puis se consacra
au théatre. Dans ses "Correspondances", il parle de ses hospitalisations,
de ses souffrances et de ses relations avec les médecins. ("Lettres
de Rodez") et il remet en question la notion de folie. Il fut aussi
un acteur de talent.
Dramatiquement : tragiquement.
Proférées : dites.
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