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Origine : http://questionmarx.typepad.fr/files/entretien-avec-michel-foucault-1.pdf
Présentation
Cet entretien a eu lieu dans les premiers jours du mois de juillet
1977. Animateurs de la rubrique culturelle du journal quotidien
Rouge, nous avions le désir de rendre compte d’un livre
de Michel Foucault paru en 1976, La Volonté de savoir, premier
volume de son Histoire de la sexualité, et plus encore de
pouvoir questionner son auteur sur son rapport au marxisme et au
gauchisme. Michel Foucault avait paru un temps très lié
à la fraction maoïste de l’extrême gauche
et n’avait en tout cas jamais eu de contacts directs avec
les trotskystes de la Ligue communiste révolutionnaire, lesquels
avaient plutôt tendance à le renvoyer hors du champ
légitime de la pensée révolutionnaire. Or il
était pour nous, surtout depuis Surveiller et punir, un «
éveilleur » qui avait toute sa place dans un quotidien
comme Rouge, conviction qui n’était pas partagée
par les responsables du journal. La Volonté de savoir représentait
en outre une mise en question particulièrement de la doxa
freudo-marxiste qui avait cours dans la Ligue, tout en posant de
redoutables défis à la psychanalyse lacanienne qui
nous passionnait alors. Nous étant présentés
à Michel Foucault comme des militants de la Ligue et journalistes
à Rouge, rien d’étonnant à ce qu’il
nous ait considéré comme des représentants
de la « ligne » dominante, en accord avec les positions
défendues par Jean-Marie Brohm dans la revue qu’il
animait à cette époque, Quel corps ? 1, alors que nous
étions, pour des raisons d’ailleurs différentes,
des « marginaux » à l’intérieur
de cette organisation. Notre activité dans la rubrique culturelle
était d’ailleurs pour nous un moyen (qui s’est
avéré bien illusoire) de transformer le rapport de
la Ligue avec la recherche intellectuelle et esthétique du
moment.
C’est à l’occasion de la réunion mémorable
au théâtre Récamier, le 21 juin 1977 que j’ai
rencontré Michel Foucault. Comme on sait, cette réunion,
organisée à l’occasion de la visite de Brejnev
en France, fut l’occasion d’entendre Léonid Plioutch
et d’autres dissidents. On en a fait l’une des grandes
manifestations de la « nouvelle philosophie », alors
même que s’y étaient retrouvés des intellectuels
et des militants de presque toute la gauche anti-stalinienne.
1 Michel Foucault connaissait bien cette revue pour y avoir répondu
à des questions dans le numéro 2, septembre 1975,
« Pouvoir et corps ». Cf. Dits et écrits, II,
1970-1975, Gallimard, 1994, pp. 754-760. Dits et Ecrits tome II texte n°157 http://1libertaire.free.fr/MFoucault219.html
2 C’est d’ailleurs en tant que militant de la Ligue
que je m’y trouvais. Profitant d’un intermède,
j’ai dit à Michel Foucault notre souhait d’un
entretien pour le journal, ce qu’il accepta sur le champ,
m’invitant à lui téléphoner rapidement
afin que nous puissions mettre sur pied cette rencontre. Ce que
je fis quelques jours plus tard. C’est ainsi que nous eûmes
la chance de passer un long après-midi d’été
à échanger de la façon la plus libre sur tous
les sujets qui nous intéressaient. Il se trouve que cet entretien
ne reçut pas de la part de la rédaction du quotidien
un accueil enthousiaste, on en comprendra les raisons en le lisant,
et qu’il est resté en grande partie inédit jusqu’à
ce jour. J’ai transmis une copie de l’enregistrement
à François Ewald à la fin des années
1980, si je me souviens bien. Certains chercheurs ont pu l’écouter
et l’étudier dans les archives Foucault déposées
à l’IMEC à Caen et régies par le Centre
Michel Foucault, ou en entendre des extraits sur France culture.
Plus curieusement, le collectif théâtral Foucault 71
en distribue depuis des années une version fidèle,
mais très abrégée, aux spectateurs de ses représentations.
La transcription de l’entretien qui suit est presque complète,
il en manque toutefois la conclusion.
Christian Laval, juin 2011
Texte de l’entretien
- Rouge : Nous voudrions vous interroger, à propos de ce
livre qui est une sorte de grande préface qui présente
ce qui viendra ensuite, sur l’enquête historique dans
ce livre et sur son lien à vos travaux précédents,
dont l’Archéologie du savoir, sur son mode d’exposition,
son fictionnement du travail historique. En même temps, nous
voudrions poser le problème de la situation de l’intellectuel,
sur ce que vous définissez comme « intellectuel spécifique
», et partant de là, sur la représentation que
vous vous faites de votre travail, de même que nous aimerions
vous entendre sur ce qu’on pourrait appeler un « effet
Foucault ».
3 -Michel Foucault : Bon. Vous avez soif, vous avez …non
? Comme vous voulez hein. Non ?
Quand on aura beaucoup parlé …
- Rouge : Quant vous aurez beaucoup parlé !
- Michel Foucault : On va peut-être parler de l’histoire
là tout de suite ... Vaut mieux essayer de faire des réponses
courtes… j’essaierai de donner des réponses un
peu courtes.
- Rouge : Oui, enfin, on n’a pas de questions calibrées,
ce n’est pas vraiment une interview … c’est plutôt
voir l’orientation de votre travail …
-Michel Foucault : La première chose qui me vient à
l’esprit, la première chose qui me vient par association
libre sur les questions que vous venez de me poser, si vous voulez,
ce serait ceci : il y a actuellement une ligne de pente très
nette parmi ceux qu’on peut appeler les intellectuels qui
les conduit à du travail d’enquête historique… En
gros, le grand moment de la théorie et de l’édification
de la théorie qui se situe vers les années 1960-1968,
ce moment-là est passé, au profit d’une recherche
de savoir historique, d’histoire quasi-empirique. Je pense
qu’il y a malgré tout un danger dans ce genre de recherches,
principal danger qui n’est pas tant dans l’absence de
théorie que dans une sorte de lyrisme implicite qui serait
celui du naturalisme : c’est-à-dire « à
quoi sert l’histoire, sinon à essayer de faire table
rase du passé, en tout cas de découvrir les différentes
sédimentations déposées par l’histoire
pour que réaffleure enfin le ruisseau clair et mélodieux
(rires) que les tristesses du monde, l’exploitation capitaliste,
les stalinismes divers ont pu faire taire. Détruisons les
hôpitaux psychiatriques, pour que la voix pure de la folie
se fasse entendre, abolissons les prisons pour que la grande révolte
des délinquants puisse se faire jour, « à bas
la répression sexuelle », pour que notre jolie sexualité
printanière et fleurie puisse réapparaître.
Je crois que dans le goût actuel pour les recherches historiques,
je crois qu’il y a cette espèce de nostalgie, une nostalgie
des retours et le postulat qu’au dessous de l’histoire,
il y a la vie elle-même, qu’il faut déceler et
desceller.
- Rouge : Ce qui serait donc l’enjeu de ce travail de restauration
des énoncés historiques, y compris, par exemple, on
observe la tentative de restaurer une sorte de mémoire populaire.
Je pense aux travaux de Rancière…
- Michel Foucault : Non justement les travaux de Rancière
ne tombent pas sous la critique que je voudrais faire de ce naturalisme.
Je crois que mobiliser la mémoire, réactualiser en
effet le passé ne doit pas avoir pour sens cette redécouverte
d’une bonne nature cachée. Derrière l’histoire,
il n’y a pas Rousseau, derrière l’histoire, il
n’y a pas le bon sauvage, derrière l’histoire,
il y a toujours l’histoire, enfin bon… Et par conséquent
dans mon esprit, la réactualisation d’une mémoire
historique doit avoir pour sens de ressaisir les rapports de force
qui sont établis, fixés, figés actuellement.
Beaucoup de ces rapports de force, on les considère comme
intangibles, alors qu’en fait, ils ont une histoire, ils ont
des conditions historiques et d’apparition et de fonctionnement.
C’est-à-dire que l’on peut repérer en
en faisant une analyse historique juste les points de faiblesse
et les lieux par où on peut les attaquer. C’est donc
une histoire non pas à fonction nostalgique mais à
fonction stratégique, ou tactique.
- Rouge : Comment vous vous situez-vous dans le débat auquel
on a assisté dans les colonnes du Monde entre Jean Chesnaux,
qui lui articule directement le travail de l’historien aux
luttes actuelles, et qui veut mettre l’histoire au service
de la classe ouvrière, et d’autre part Le Roy Ladurie
qui pense que cette position rappelle le jdanovisme des belles années.
Votre parcours échappe en fait aux deux positions et cherche
une autre articulation …
- Michel Foucault : Je n’ai pas assisté à ce
débat, je ne devais pas être en France, mais j’en
ai eu des bribes. Dans ce débat, il m’a semblé
par les échos que j’en ai eues que l’enjeu c’était
tout de même l’objectivité de l’histoire,
la scientificité, que Le Roy Ladurie voulait sauver et dont
Chesnaux voulait montrer que c’était en fait un leurre.
C’est un problème que je trouve trop philosophique
pour moi, c’est très bien que les historiens le posent,
mais ça me dépasse beaucoup (rires). Je crois que,
en fait, dans l’ensemble des critiques qui sont faites actuellement,
on est loin d’avoir abordé d’une façon
assez radicale le problème de la science pour que l’on
puisse poser la question de l’objectivité du savoir
historique ou de l’objectivité de l’économie
d’une façon efficace, on retombe sur des vieux schémas,
sur de vieilles disputes, de l’histoire engagée, de
l’histoire universitaire, de l’histoire polémique,
etc., cela ne paraît pas très efficace comme problème.
Je ne suis pas un historien, ni professionnellement, ni dans ma
pratique ; aucun historien ne se reconnaît dans le travail
que je fais. Mon problème est toujours un problème
contemporain, qui est le fonctionnement de l’asile, comment
la justice pénale fonctionne actuellement, qu’est-ce
c’est que les discours sur la sexualité que l’on
entend actuellement, etc., et à partir de cela, essayer de
faire ce que j’appelle l’archéologie, pour éviter
le mot l’histoire, l’archéologie d’un problème.
- Rouge : Pourtant le titre de votre dernier livre porte le mot
« histoire »…Pourquoi ne pas dire plutôt
« généalogie » ?
- Michel Foucault : Oui , oui, finalement « histoire »
bien sûr, c’est très embêtant, oui, le
mot histoire je me suis rabattu sur lui parce qu’il ne veut
plus rien dire et qu’on accepte actuellement de l’employer
sans être trop forcé à se dire historien de
profession ou sans avoir à fonder en scientificité
ce qu’on dit ; le mot « généalogie »,
si je n’ai pas employé le mot de « généalogie
», c’est qu’il a des connotations très
exactement nietzschéennes.
- Rouge : C’est un terme que vous avez employé d’ailleurs
dans un article du séminaire d’Hyppolite et vous partiez
justement de la généalogie de la morale. Ensuite vous
faites un travail sur la prison, qui est la généalogie
du châtiment. Le mot « généalogie »
désigne bien le sens de votre travail si on voulait mettre
une étiquette sur votre travail…
- Michel Foucault : Si vous voulez. Cela va vous paraître
prétentieux et délirant, mais j’essaie de prendre
Nietzsche au sérieux et précisément la Généalogie
de la morale et tous les bouquins que j’ai écrits pourraient
se placer sous le titre de « généalogie de la
morale », mais cela me gêne un peu, car on semble s’abriter
derrière un parapluie philosophique, on vient vous demander
: « à quel titre êtes-vous nietzschéen,
pourquoi ? », cela pose toute une série de problèmes…
C’est bien une généalogie, et une généalogie
de la morale que j’essaie de faire, une généalogie
des systèmes de contrainte et des systèmes d’obligation,
c’est la généalogie des obligations qui nous
constituent et nous traversent.
- Rouge : Vous disiez dans L’Archéologie du savoir
qu’une archéologie de la sexualité, plutôt
que de déboucher sur un travail proprement scientifique dans
une direction épistémologique, ou scientifique, déboucherait
dans un sens éthique …
- Michel Foucault : Je crois que j’ai pas mal changé
à ce niveau-là. En tout cas, pour « généalogie
», tout à fait d’accord. Il ne me viendrait pas
à l’idée de faire les théories de la
sexualité ou des pratiques sexuelles au Moyen-âge.
Non pas que je trouve cela inintéressant, mais ce n’est
pas là mon problème. Mon problème c’est
: « notre actualité étant donnée, 6 comment
est-ce que l’on peut, à travers une analyse généalogique,
repérer les points stratégiquement significatifs,
tactiquement utiles à l’heure qu’il est. Voilà.
- Rouge : Sur le problème de la stratégie, sans plaquer
un débat habituel sur la stratégie, vous dites dans
la Volonté de savoir, que c’est le pouvoir lui-même
qui fait la stratégie entre différentes points de
tension, mais quand vous voulez donner une perspective stratégique,
quel est l’agent de la stratégie ?
- Michel Foucault : Là c’est un truc important. J’ai
dans la tête un texte écrit par Jean-Marie Brohm dans
Quel Corps ? Est-ce que vous voyez ?
- Rouge : Vous savez, il en écrit beaucoup… il a une
production abondante.
- Michel Foucault : Je croyais que vous étiez très
liés à lui, il n’était pas à la
Ligue ?
- Rouge : Il y était, mais il a quitté la Ligue … sur
un certain nombre de désaccords … on a des divergences
avec lui.
- Michel Foucault : Je croyais que c’est dans cette direction
qu’était votre problème…
- Rouge : Mais vous parlez de quel texte ?
- Michel Foucault : C’est dans le dernier numéro de
Quel corps ? Il reprend un texte que Deleuze avait écrit
sur moi, il ne reprend même pas mes formulations mais celles
de Deleuze et il fait un certain nombre de critiques du genre :
« vous voyez bien que ce que dit Foucault est complètement
antimarxiste, etc. ». Je croyais que cela représentait
les questions que vous vous posiez et que vous êtes bien en
droit de me poser, je n’y voyais aucun inconvénient,
et j’avais relu ce texte 2…
2 Michel Foucault fait ici référence à un
texte de Jean-Marie Brohm, « Corps et pouvoir : à propos
du fascisme corporel ordinaire », paru dans Quel corps ?,
n°6, automne 1976, pp. 7- 12. Dans ce texte, Brohm oppose très
systématiquement les thèses de Foucault sur le pouvoir
aux positions « marxistes » et « léninistes
» sur l’État et la lutte des classes comme «
lutte pour le pouvoir » (p. 7). Il écrit ainsi «
la conception du pouvoir de Foucault se veut nonmarxiste et même
anti-marxiste dans la mesure où elle récuse les principaux
théorèmes marxistes du pouvoir de classe » (p.
7).
Brohm, pour présenter les positions imputées à
- Rouge : Pour que vous sachiez ce qu’il en est … On a
décidé de faire un travail sur votre travail, à
la rubrique culturelle de Rouge, ou plutôt dans la sous-rubrique
que nous constituons, on a eu des discussions entre nous, et il
ne viendrait à aucun d’entre nous de dire que ce que
fait Foucault est antimarxiste, ou que c’est une machine de
guerre contre le marxisme, etc. Sinon, on ne serait pas là.
- Michel Foucault : Mais si vous me le disiez, je n’y verrai
pas d’inconvénient
- Rouge : Oui bien sûr, mais
vous savez, si c’était le cas on vous aurait cartonné
sans autre forme de procès… (rires). J’ai parlé
de Rancière tout à l’heure. Quand il fait ressortir
la révolte populaire, quand il travaille sur 1848, il travaille
aussi sur le présent. Le peuple est l’agent qui se
réapproprie cette mémoire et en fait quelque chose.
Mais vous, où est l’agent ?
- Michel Foucault : Moi ce que je voudrais essayer de saisir, c’est
le pouvoir. Non pas tel qu’on l’entend d’ordinaire,
cristallisé dans des institutions ou dans des appareils,
mais si vous voulez, le pouvoir en tant qu’il est à
travers tout un corps social, l’ensemble de ce que l’on
peut appeler la lutte de classes. Pour moi, à la limite,
je dirais, le pouvoir, c’est la lutte de classes, c’est-à-dire
l’ensemble des rapports de force, c’est-à-dire
des rapports forcément inégalitaires, mais également
changeants, qu’il peut y avoir dans un corps social et qui
sont les actualisations, les drames quotidiens de la lutte de classes.
Ce qui se passe dans une famille par exemple, les rapports de pouvoir
qui s’y jouent entre parents et enfants, mari et femme, ascendants
et descendants, jeunes et vieux, etc., ces rapports de force, ces
rapports de pouvoir sont des rapports de force qui, d’une
manière ou d’une autre, - et c’est ça
qu’il faut analyser-, sont la lutte de classes. C’est-à-dire
que, c’est là où est peut-être le point
difficile et que vous n’admettriez pas, je ne dirais pas :
il y a une lutte de classes comme ça, à un certain
niveau fondamental, dont le reste n’est que l’effet,
la conséquence, mais que la lutte de classes concrètement,
c’est tout ce que nous vivons.
Foucault utilise des citations de Deleuze tirées de son
texte « Écrivain non : un nouveau cartographe »,
paru dans Critique n°343, décembre 1975. Le quiproquo
de cette conversation avec Foucault tient à ce que Brohm
dénonce la théorie foucaldienne du pouvoir au nom
de la tâche impérative de la construction du parti
léniniste pour la prise du pouvoir d’État :
« faire du parti une arme centralisée, voilà
aujourd’hui la tâche des militants trotskystes »
(p. 9). Or ce n’était plus là notre problème.
- Rouge : Là-dessus, on sera d’accord…
- Michel Foucault : Alors le pouvoir, il n’est ni d’un
côté, ni de l’autre, il est précisément
dans l’affrontement, avec bien entendu des instruments que
les uns possèdent, des armes que les autres ont, les bras
d’un côté, l’armée de l’autre,
les fusils ici…. Mais dire que la bourgeoisie possède
le pouvoir parce que, en effet, c’est la classe bourgeoise
qui possède les armes, dire que la bourgeoisie s’est
appropriée le pouvoir parce que l’appareil d’Etat
est contrôlé par elle, ne me paraît pas une formulation
suffisamment précise, suffisamment exacte, dès lors
que l’on veut analyser l’ensemble des rapports de pouvoir
qu’il y a dans un corps social.
L’appareil d’État, les appareils d’État
sont la manière, les instruments et les armes, que la bourgeoisie
se donne dans une lutte de classes, dont tous les aspects constituent
les rapports de pouvoir qui sont immanents à un corps social,
qui le font tenir ; autrement dit, c’est l’idée
que le corps social ne tient pas par l’effet d’un contrat,
ni d’un consensus, mais par l’effet d’autre chose,
qui est précisément la guerre, la lutte... le rapport
de forces.
- Rouge : Mais ce avec quoi vous ne seriez pas d’accord, c’est
avec la représentation d’un front, la représentation
de deux positions bien campées l’une en face de l’autre,
un affrontement de sujets disons…
- Michel Foucault : L’analyse qui consisterait à dire
que dans un corps social, vous avez deux catégories de gens,
ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui
appartiennent à telle classe et ceux qui appartiennent à
telle autre, ne rend pas compte... cela peut valoir soit pour certains
moments particuliers où effectivement la distribution binaire
s’opère, cela peut valoir également pour une
certaine distance et sous un certain angle, ou pour envisager par
exemple certains rapports de pouvoir économique, on peut
parfaitement dire cela va…mais si vous arrivez à un
certain niveau type d’exercice de pouvoir, le pouvoir médical
par exemple, le pouvoir sur les corps, le pouvoir sur la sexualité
etc, il est certain que faire jouer immédiatement l’opposition
binaire, en disant « les enfants c’est comme les prolétaires,
les femmes, etc., » vous n’aboutissez rigoureusement
à rien, sauf à des aberrations historiques.
Voilà en gros ce que je veux dire.
- Rouge : Quand vous dites dans La Volonté de savoir que
les rapports de pouvoir, il faut cesser de les analyser en négatif,
à quoi renvoie le mot négatif si cela ne renvoie pas
à la dialectique est-ce que c’est une critique de type
nietzschéen de la dialectique ? Est-ce un rejet du négatif
à la manière de Lyotard ?
- Michel Foucault : Non, ce n’est pas cela que je veux dire.
Je crois qu’on a eu deux grands modèles pour analyser
la société et les rapports de force à l’intérieur
d’une société. Le modèle juridique qui
consiste à dire ceci : une société a pu se
former le jour où les gens ont renoncé à une
part de leur droit, une part de leur liberté, une part de
leur violence, qu’ils l’ont transférée
à un souverain, lequel leur a imposé une loi, qui
précisément sanctionnait tout ce qui serait renoncement
à ce renoncement, ce qui serait infraction à ce renoncement.
C’est la théorie juridique traditionnelle du pouvoir.
Il y a une autre analyse que vous trouvez chez les historiens, qui
est plutôt ce que j’appellerai le modèle de l’invasion.
Vous avez au fond un peuple heureux, propriétaire et responsable
de lui-même, au-dessus duquel viennent s’abattre comme
des animaux de proie les envahisseurs qui volent la terre, s’emparent
des femmes, imposent des lois, assujettissent, et puis traquent
et punissent toute volonté de révolte. Dans ces deux
modèles, le modèle juridique du renoncement et le
modèle historique de l’invasion, de toute façon
le pouvoir, cela consiste à empêcher, à empêcher
que quelqu’un fasse quelque chose, soit parce qu’ il
y aurait renoncé par contrat, soit parce qu’on ne veut
pas et qu’on a la force, les armes pour l’en empêcher,
ce sont les esclaves, les serfs, les vaincus… Ces deux images
du pouvoir ne rendent pas compte de ce qui se passe réellement
dans les rapports de pouvoir qui traversent un corps social et qui
le font tenir.
Je dirais en gros : la question qu’on pose si souvent maintenant
: « Comment se fait-il que l’on aime le pouvoir ? »,
cette question n’a de sens que si l’on suppose que le
pouvoir est entièrement négatif, que le pouvoir est
quelque chose qui vous dit non. A ce moment-là, en effet,
comment se fait-il que l’on supporte que l’on vous dise
non ? La question « comment aime-t-on le pouvoir ? »
ne se pose plus dès lors qu’on s’aperçoit
que le pouvoir, c’est ce qui nous traverse positivement et
nous fait faire effectivement quelque chose, et nous donne effectivement
des gratifications, nous traverse de toute une machinerie productive
dont on est l’agent, le bénéficiaire, jusqu’à
un certain point bien sûr, etc. C’est cela que je veux
dire.
- Rouge : Vous mettez en cause le fait que le pouvoir fonctionne
uniquement à la répression ?
- Michel Foucault : Oui, qu’il fonctionne uniquement à
la répression, au renoncement, à l’interdit.
Ces deux modèles, celui du contrat et celui de l’invasion,
ont été curieusement relancés par la psychanalyse.
C’est le modèle en gros freudo-reichien, le pouvoir
c’est ce qui dit non, c’est le surmoi, c’est l’interdit.
C’est le refoulement, c’est la loi. C’est en cela
que je critique le négatif.
- Rouge : Est-ce qu’on peut vous poser une question très
abruptement et volontairement très bête ? Et les coups
de matraque des CRS ?
- Michel Foucault : Eh ben, oui, alors … (Rires). Mais vous
avez tout à fait raison.
- Rouge : C’était volontairement provocateur…
- Michel Foucault : Bon alors, mon problème n’est
pas du tout de dire : la répression n’existe pas. Si
vous voulez tout à l’heure, on pourra parler aussi
de la misère sexuelle qui existe. La répression, ça
existe et ça existe massivement. Mais est-ce que c’est
politiquement juste et historiquement exact de ne jamais saisir
le pouvoir que sous cette forme quasi-caricaturale qu’est
la répression ? Je dirais la répression, c’est
la forme terminale du pouvoir. C’est-à-dire le moment
où en effet il rencontre certaines limites, où ça
bute, où il ne peut pas aller plus loin et où le rapport
de force dans sa brutalité nue réapparaît, à
ce moment-là il s’arme. Mais en fait, bien avant cela,
bien en amont de ce stade terminal, il y avait eu toute une série
de mécanismes beaucoup plus complexes, beaucoup plus investissants
et qui nous traversent de façon beaucoup plus solide. On
sait bien d’ailleurs que quand un pouvoir use de la matraque,
c’est qu’il est très faible, c’est qu’il
est à bout. Littéralement à bout, c’est
le bout du pouvoir.
C’est le cas-limite.
Je ne veux pas dire qu’il n’y a répression que
dans ces cas-limites, mais il me semble que les moments répressifs
dans l’exercice du pouvoir doivent bien être compris
comme des moments à l’intérieur de rouages compliqués
où vous avez bien autre chose, mais si vous privilégiez
les moments répressifs, vous avez du pouvoir une image caricaturale
qui ne rend pas compte de ce phénomène dont nous devons
tous avoir conscience, depuis le temps que la révolution
ne se produit pas, c’est-à-dire que le pouvoir tient.
-Rouge : Vous avez quasiment inversé une formule bien connue,
vous avez dit « le fusil est le bout du pouvoir » au
lieu de « le pouvoir est au bout du fusil » (rires).
- Michel Foucault : Exactement. Je ne dis pas qu’il est toujours
au bout du pouvoir, mais il est plutôt au bout du pouvoir.
En tout cas, il est politiquement important de ne pas toujours saisir
le pouvoir par le « bout fusil », qui n’est que
l’un des aspects. Car vous avez toutes sortes de congruences
entre le modèle juridique, le modèle historique, le
modèle psychanalytique pour présenter le pouvoir exactement
comme Goethe parlait de Méphisto, comme celui qui toujours
dit non.
- Rouge : C’est ce que vous disiez déjà dans
Surveiller et punir, qu’il ne faut pas prendre le pouvoir
comme ce qui s’oppose. Qu’est-ce qui reste cependant
dans votre travail, du discours de l’interdit, du non, du
discours de l’État ?
- Michel Foucault : Il ne faut pas identifier le discours qui dit
non et le discours de l’Etat. Ce qu’il en reste ? Dans
Surveiller et punir, je commençais à penser un peu
des trucs comme cela, mais ce n’était pas suffisamment
clair. J’ai essayé de montrer comment l’organisation
du système pénal et de la délinquance, qui
en est l’autre aspect, était une manière, du
moins jusqu’à un certain point si vous voulez, de dire
non, mais c’était une manière de redistribuer
entièrement le fonctionnement des illégalismes et
on peut dire que vous avez eu là un phénomène
de redistribution, de répression si vous voulez, de formes
d’illégalismes, mais toute la mécanique disciplinaire
par laquelle on a obtenu la suppression d’un certain nombre
d’illégalismes, cette mécanique disciplinaire
n’était pas simplement une modalité négative
d’interdiction. C’est en fixant les gens, c’est
en dressant leurs corps, c’est en obtenant à partir
d’eux et avec eux toute une série de performances économiques,
politiques aussi, que ces illégalismes ont finalement disparu.
Le côté suppression, disparition, barrage existe, mais
je ne crois pas qu’il faille le privilégier comme étant
l’essence même du pouvoir. Dans le cas de la sexualité,
je ne veux pas du tout montrer que la sexualité a été
libre, je le dis tout au long du truc, ce n’est pas de ça
dont il s’agit, mais la modalité des rapports du pouvoir
au sexe, au du pouvoir au corps, du pouvoir au plaisir, n’est
pas essentiellement, fondamentalement, primairement négative.
En tout cas les effets de répression ou de misère
sexuelle – je préfère le mot de misère
sexuelle –, sont inscrits dans ces mécanismes même
positifs. Je vais prendre un exemple. Il est certain qu’à
l’intérieur de la famille bourgeoise, qui a été
le modèle même imposé à toute la société
au XIXe siècle, il y a eu une véritable hypersexualisation
des rapports entre les gens, en particulier entre parents et enfants.
La sexualité des enfants est devenu le problème de
la famille ; tout le monde y a pensé, tout le monde s’en
est occupé, voilà un phénomène d’hypersexualisation.
Il ne suffirait pas de dire que la sexualité des enfants
a été réprimée, ou qu’elle a été
occultée, ce n’est pas vrai, c’est beaucoup plus
compliqué que cela ; on a constitué toute une famille
incestueuse, toute une famille traversée de gratifications
sexuelles, de plaisirs sexuels, de caresses, d’attentions,
de regards, de complicités. Cela n’a pas constitué
une libération mais une certaine misère sexuelle,
des enfants et des adolescents, et jusqu’à un certain
point aussi, des familles. Donc le problème c’est de
replacer ces effets de misère, de les resituer à partir
des mécanismes positifs qui les ont produits. En étant
très prétentieux, je ferai la comparaison suivante
: au fond, Marx quand il a commencé à faire ses analyses,
il avait autour de lui des pensées, une analyse socialiste
qui posaient essentiellement la question de la pauvreté et
qui disaient : « on est pauvre, comment se fait-il que nous
qui produisons les richesses, nous soyons pauvres ». Autrement
dit, la question posée était celle du vol : «
Comment les patrons nous volent-ils, comment la bourgeoisie nous
vole-t-elle ? » Question négative que les socialistes
de l’époque ne pouvaient pas résoudre parce
qu’à cette question négative ils répondaient
par une réponse négative : « vous êtes
pauvres parce qu’on vous vole ». Marx a inversé
le truc en disant : bon, cette pauvreté, cette paupérisation,
à laquelle nous assistons, elle est liée à
quoi ? Il a découvert que les mécanismes positifs
formidables qui étaient derrière tout ça, ceux
du capitalisme, de l’accumulation du capital, tous ces mécanismes
positifs de l’économie qui était propre à
la société industrielle qu’il avait sous les
yeux. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il a nié
pour autant la paupérisation, au contraire il lui a fait
une place très particulière, mais il est passé
d’une analyse de type négatif à une analyse
de type positif qui restitue à leur place les effets négatifs.
Encore une fois de façon très prétentieuse,
je voudrais faire un peu la même chose. Ne pas se laisser
leurrer par le phénomène proprement négatif
de cette misère sexuelle, elle existe, mais il ne suffit
pas de l’expliquer, de façon un peu tautologique, par
la répression, dire que « si on est misérable
sexuellement c’est parce qu’on est réprimé
», mais derrière cette misère sexuelle, quelle
est l’énorme mécanique positive de pouvoir qui
investit le corps et qui produit les effets.
- Rouge : Votre travail consisterait donc à disqualifier
des questions, mais sans les renvoyer au néant, mais en disant
: ce ne sont pas les seules questions, surtout ce ne sont pas les
questions fondamentales…
- Michel Foucault : …Mais surtout que l’on ne croit
pas se donner une réponse quand on a donné une réponse
isomorphe à la question posée. La question posée
« on est malheureux sexuellement », on est tous d’accord,
si on répond de façon tautologique en disant «
on est malheureux parce qu’on est privé de sexualité
», alors je ne crois pas qu’on aboutit à la vraie
question et à la solution.
-Rouge : À partir de là, de l’autre côté,
se pose la question de ce que cela implique de remettre à
sa place cette forme de pouvoir inspiré, de haut vers le
bas, et en particulier de ce que cela implique au niveau des luttes
et des résistances. Comment peuvent se nouer et s’unifier
les types de luttes ? Et cela pose la question complémentaire
de la place de Michel Foucault dans ces luttes, donc la question
de ces luttes et de votre lutte à vous. Comment Michel Foucault
peut-il se débrouiller entre les grandes citadelles …
- Michel Foucault : … Il se débrouille mal ... (rires)
- Rouge : Pour revenir un peu sur la question de l’histoire
avec L’Archéologie du savoir, y avait-il un accrochage
avec ce qui se passait du côté de l’histoire
et des luttes qui se déroulaient là autour de la question
de la vérité historique ? C’était aussi
et déjà une question autour du nouage des luttes avec
d’autres forces. Il n’y a pas seulement la façon
dont votre travail se noue avec des luttes sur le terrain historique,
mais aussi avec la psychanalyse, et cela pose la question de la
conception du pouvoir et de la loi que vous lui prêtez. Peut-être
que ce n’est pas si simple. Il y a des lieux différents
dans la psychanalyse et des lieux qui résistent à
cette conception. Peut-être que pas plus qu’il n’y
a « Le » marxisme, il n’y a « La »
psychanalyse. Notre présence ici témoigne en tout
cas du fait que la question du côté du marxisme n’est
pas réglée, et que le marxisme, il y a belle lurette
que cela n’existe plus, qu’il y a beaucoup de sensibilités.
Il y a aussi une autre question que l’on pourrait vous poser
sur les possibles effets de malentendu qui peuvent se produire à
partir de vos interventions, comme le montre le titre de l’article
de Politique hebdo qui était, écrit en gros titre
: « une nouvelle vérité sur le sexe ».
- Michel Foucault : (Rire aux éclats), ça alors !
Je comprends pourquoi ils ne m’ont pas envoyé le numéro
…
Cela fait sacrément des questions. On pourrait peut-être
parler des luttes proprement dites. Si on admet en effet le modèle
juridique du pouvoir dont nous parlions tout à l’heure,
ou le modèle historique de l’invasion, le problème
: « comment des luttes sont-elles possibles, des résistances
sont-elles possibles ? », c’est un problème qui
en effet se pose. Mais si vous admettez que le pouvoir dans une
société, ce n’est rien d’autre que l’ensemble
des rapports de force qui existent, il est évident que, si
vous voulez, vous avez autant de résistances que vous avez
de pouvoirs. C’est-à-dire que vous ne pouvez absolument
pas dissocier l’analyse de mécanismes de pouvoir de
l’analyse des résistances qui rendent nécessaire
telle forme de pouvoir, qui donnent à l’exercice du
pouvoir telle forme à tel moment. Autrement dit, le pouvoir
s’exerce toujours sur une résistance et une résistance
s’oppose toujours à un type de pouvoir. Alors le problème
est beaucoup plus, je crois, de l’organisation, de la coordination
tactique et de l’intégration stratégique de
ces points de résistance, tout comme de l’autre côté,
vous avez de la part de ceux qui dominent, c’est-à-dire
de ceux pour qui le rapport de force est favorable, le problème,
c’est l’intégration en grands éléments
tactiques et en stratégies cohérentes des avantages
dont ils disposent. Les appareils d’Etat, ce n’est pas
autre chose que la cristallisation sous forme d’instruments
stables, institutionnels, légalisés, d’un certain
nombre de rapports de force. La révolution, les mouvements
révolutionnaires, les partis révolutionnaires sont
l’organisation de ces points de résistance, et donc
il est tout à fait normal que le problème stratégique
d’un parti révolutionnaire cela soit de répondre
à l’intégration stratégique dans un Etat
d’une domination de classe. Donc on dit souvent, et pas seulement
Jean-Marie Brohm, que pour moi, l’Etat n’existe pas.
Mais pas du tout. Il faut comprendre que l’Etat … on
ne peut pas comprendre un rapport de force social à partir
de l’État, comme en étant le foyer primitif,
mais comprendre l’Etat comme la cristallisation institutionnelle
d’une multiplicité de rapports de force qui passent
par l’économie, fondamentalement, mais qui passe aussi
par toute une série d’institutions, la famille, les
rapports sexuels, etc.
- Rouge : Ce que vous voulez dire, c’est que le pouvoir ça
part de la base…
- Michel Foucault : Si le pouvoir c’est la lutte de classes
ou la forme que prend la lutte des classes, il faut replacer le
pouvoir dans la lutte de classes. Voilà. Mais je crains qu’on
ne fasse souvent dans beaucoup d’analyses le contraire et
que l’on définisse la lutte des classes comme une lutte
pour le pouvoir. Il faudrait regarder les textes de Marx, mais je
ne crois pas être radicalement antimarxiste en disant ce que
je dis.
- Rouge : On n’a jamais pensé ça, que vous fassiez
une machine de guerre contre le marxisme…
- Michel Foucault : Je ne me sens pas une obligation de fidélité.
Mais quand vous regardez les analyses concrètes que fait
Marx à propos de 1848, de Louis Napoléon, de la Commune,
dans les textes historiques plus que dans ces textes théoriques,
je crois qu’il replace bien les analyses de pouvoir à
l’intérieur de quelque chose qui est fondamentalement
la lutte des classes et qu’il ne fait pas de la lutte des
classes une rivalité pour le pouvoir. La rivalité
pour le pouvoir, il l’analyse à l’intérieur
des différents groupes précisément. Aucun des
grands commentateurs marxistes n’a tout de même jaugé
Marx au niveau des analyses concrètes qu’il faisait
de la situation. Ils ne l’ont pas fait pour mille raisons,
mais surtout parce que Marx ne cessait de faire des prédictions
fausses, il n’a pas cessé de se tromper de mois en
mois. Et il a pourtant produit une analyse politique et historique
que l’on peut quand même considérer comme vraie,
en tout cas beaucoup plus vraie que n’importe quelle autre
(rires).
-Rouge : Mais sur les pratiques politiques que cela induit, vos
travaux ont influencé ou donné des matériaux
aux révoltes, ou à l’inverse, les révoltes
ont alimenté vos travaux, en tout cas, cela a pu donner un
certain type de pratiques que l’on a pu un peu rapidement
traité de « gauchisme culturel », contre l’affirmation
de la nécessité d’un parti révolutionnaire,
d’une organisation s’attaquant directement au pouvoir
d’État, essayant de le briser, etc., il y a eu différents
groupes politiques sur les prisons dont votre travail pouvait apparaître
comme partie prenante, il y a eu des courants de la nouvelle gauche
qui se sont reconnus dans votre travail, il y a eu des interviews
dans des journaux auxquels on ne s’attendait pas, comme Actuel,
et puis à propos de la sexualité, tout d’un
coup, on dirait que vous prenez le gauchisme culturel à rebrousse-poil
et que vous dites en somme face à tous ces discours qui se
sont réclamés de moi sur le thème :«
libérons le sexe, les fous , les prisonniers, etc.»,
attention, il ne s’agit pas de savoir qui a le pouvoir, l’homme
sur la femme, les parents sur enfants, mais il s’agit de mécanismes
beaucoup plus complexes. Est-ce que, d’une certaine façon,
votre travail aujourd’hui n’est pas une espèce
une sorte de cran d’arrêt à ce que l’on
a appelé le « gauchisme culturel »?
- Michel Foucault : C’est une question capitale. Je dirais
ceci : « Gauchisme culturel », je suppose que pour vous
le mot est un peu péjoratif...
- Rouge : Pas forcément…
- Michel Foucault : Je ne le récuserai pas, je dirai tout
de même que les organisations politiques, la plupart en tout
cas celles que j’ai connues, avaient devant elles un modèle
de fonctionnement qui étaient le parti politique, le parti
révolutionnaire tel qu’il s’est constitué
à la fin du XIXe siècle et à travers divers
avatars, vous le retrouvez dans la social-démocratie, dans
les différents PC, dans les organisations trotskystes aussi
et même dans les organisations anars… L’histoire
des partis et des organisations de parti, cela n’a jamais
été fait alors que c’est un phénomène
politique de première importance, qui est né à
la fin du XIX e siècle. Je crois qu’il était
nécessaire. Or, dans ces pratiques politiques telles qu’elles
étaient définies par ces organisations un certain
nombre de problèmes ne pouvaient pas apparaître. Ils
ne pouvaient pas apparaître, d’abord parce qu’ils
ne correspondaient pas aux objectifs politiques immédiats
que ces organisations se proposaient, et ils ne faisaient pas partie
non plus du domaine d’objets théoriques dont on parlait.
Dès lors que l’on parlait de la grève générale
à la fin du XIXe et encore au début du XXe siècle,
ou des dernières crises du capitalisme, ou de la constitution
du capitalisme monopoliste d’État, le problème
des fous, des hôpitaux psychiatriques, de la médecine,
des délinquants, de la sexualité ne pouvaient pas
intervenir.
On ne pouvait réellement poser ces problèmes, et
on ne pouvait se faire entendre qu’à la condition de
les poser radicalement hors de ces organisations et je dirais même
contre elles.
Contre elles, non pas qu’il s’agissait de lutter contre
elles par ces instruments-là, mais contre elles, c’est-à-dire
en dépit des discours qu’elles tenaient et des objectifs
qu’elles voulaient fixer. Donc, nécessairement : petits
groupes qu’on essayait de ne pas modeler sur le schéma
des organisations, c’est-à-dire trucs qui avaient toujours
un objectif particulier, un mouvement, une durée limitée… Dès
qu’un objectif était atteint, on dissolvait et on essayait
de reprendre ailleurs, etc. Alors, tout ça était nécessaire.
Est-ce que ça suffit pour la première partie de la
question ?
- Rouge : C’est quand même cela qui me paraît
intéressant dans l’histoire du gauchisme en France,
depuis 68, c’est-à-dire dans l’extrême
gauche, je ne pense pas que le mouvement des femmes, les pratiques
politiques sur les asiles ou les prisons, sur tous ces espèces
de micropouvoirs sur lesquels en effet un trait gigantesque avait
été tiré par le mouvement ouvrier en général,
que ce se soit fait contre les organisations gauchistes, en tout
cas cela s’est fait aux marges des organisations gauchistes,
qui ensuite ont repris ce type de discours. On le voit à
la Ligue communiste, y compris on a des problèmes au sein
de nos propres rangs de ce fait-là.
Est-ce que vous ne pensez pas que ce type de pratiques est solidaire
aussi d’un changement dans l’ordre du discours ? Moi
je me rappelle d’une phrase de vous qui disait, je caricature
peut-être, « est-ce qu’après tout la théorie
ne fait pas partie de ce que l’on condamne, est-ce que le
discours théorique ne fait pas partie de ce contre quoi on
se bat? » C’était dans une interview à
Actuel. Est-ce vous pensez qu’il y a une solidarité
entre ces pratiques politiques plus éclatées par rapport
avec ce qui avait été défini comme l’enjeu
exclusif de la lutte, la prise du pouvoir, c’est-à-dire
l’État, l’appareil d’État, est-ce
que ce n’est pas solidaire d’un changement dans le discours
? Je ne veux pas essayer de dire où se situe Michel Foucault
par rapport au gauchisme…
- Michel Foucault : Oui, il faut en arriver à ça
et répondre à l’autre partie de votre question.
En effet, sur ce point, je ne me souviens plus de cette phrase,
mais je vois bien pourquoi je l’ai dite. Je crois qu’à
ce moment-là elle fonctionnait. Effectivement, le discours
théorique sur la politique, sur le marxisme, sur la révolution,
sur la société a été pendant de longues
années, ou en tout cas pendant toute une période,
et très nettement entre 1965 et 1970, une certaine manière
de refuser l’accès à un certain nombre de problèmes
qui étaient considérés comme hypo-théoriques,
et indignes de figurer dans le discours de la théorie. Alors,
qu’il ait fallu lutter contre le discours théorique,
ça j’y souscris et j’ai fait ce que j’ai
pu pour lutter contre ce discours théorique, non pas justement
par une critique du discours théorique – je n’ai
pas voulu montrer que untel ou untel s’était trompé,
je m’en foutais et j’avais sans doute raison, ce n’était
pas ça mon problème – mais, de toute façon,
dans le domaine où on est, ce n’est jamais la démonstration
d’une contradiction qui fait taire un discours théorique,
c’est sa désuétude. Le faire entrer en désuétude
en faisant autre chose. Voilà pour ça.
Le second point maintenant que vous évoquiez : « Vous
êtes en train de prendre le gauchisme auquel vous avez été
lié à contre-pied ou vous voulez marquer un temps
d’arrêt ». Je ne suis pas d’accord avec
ces mots là. Ce n’est pas de contre-pied, ce n’est
pas de temps d’arrêt, ce serait plutôt une incitation
à l’accélération.
La répression par exemple, la notion de répression,
le thème de la répression, j’aurais mauvaise
grâce à le trouver vraiment détestable et tout
à fait mauvais, puisque c’est un mot que j’ai
employé souvent, et je peux dire que j’ai fonctionné
à la répression (rires), à l’idée
de répression, dans l’Histoire de la folie. J’ai
fonctionné à la répression.
Mais il suffit maintenant de voir trois choses :
- Premièrement, la facilité avec laquelle ce mot se
répand partout, dans tous les milieux, dans tous les médias,
accepté par tout le monde. Giscard va nous faire bientôt
un discours sur la répression et va définir le «
libéralisme avancé » comme une société
antirépressive, ce n’est plus qu’une affaire
de semaines (rires)… Cela veut dire que le mot a perdu les
vertus de partage qu’il avait, il n’est plus marqué.
- Deuxièmement, dans le discours disons encore de gauche,
je crois qu’il véhicule des effets qui sont négatifs,
qui sont critiquables et en particulier cette nostalgie, ce naturalisme
dont je vous parlais tout à l’heure.
Je voulais dire trois raisons, mais il ne m’en vient plus
que deux. Elles me paraissent suffisamment considérables,
ces deux raisons, c’est-à-dire piétinement de
la pensée de gauche et utilisation par n’importe quelle
pensée de ces mots-là et de cette notion-là,
ces deux inconvénients montrent bien que au fond elle a fait
son usage, que l’outil est usé.
Ce que je voudrais faire, c’est justement dire « bon,
ben maintenant on s’en est servi, il faut casser ça
», et puis démultiplier au fond l’analyse et
se dire « sous ce mot de répression, qu’est-ce
que l’on visait ? » Eh bien, regardons : on visait tout
un tas de choses, qu’il faut voir maintenant très précisément,
et il faut se rendre compte que le noyau de la répression,
ce n’était pas comme on le croyait, mais c’était
suffisant à ce moment-là de le supposer, cela n’avait
pas trop d’inconvénients, ce n’était pas
ces mécanismes purement négatifs, frustrants, etc.,
c’est autre chose, de beaucoup plus subtil. Donc faire passer
l’analyse à un niveau plus précis, plus subtil,
liquider cette notion maintenant usée et qui a surtout des
effets négatifs et amorcer une analyse d’un autre type,
à un autre niveau, qui aura pour effet non pas de revenir
en arrière. Il ne s’agit pas de dire : « puisque
la sexualité n’a pas été réprimée,
et qu’au contraire, on a fait que l’exprimer, que l’extorquer,
marre de la sexualité, revenons à un silence décent
sur tout ça». Non, ce n’est pas cela du tout.
C’est dire que cette sexualité que nous avons eu raison
pendant un certain temps de dénoncer comme réprimée,
il faut voir qu’il faut la dépasser. En fait les discours
qui se tiennent maintenant sur la sexualité, ils ont quelle
fonction ? Ils ont essentiellement pour fonction de dire aux gens
: « vous savez, tout ce que vous cherchez en fait de plaisir,
en fait de tout votre désir, il n’est en réalité
que de l’ordre de la sexualité, laissez-nous faire,
nous les spécialistes du sexe, on va vous dire la vérité
de tout ça ». Cette revendication de la sexualité
qui a eu une valeur de lutte pendant un temps, risque maintenant
d’avoir des effets au contraire de raplatissement et d’enfermement
des gens dans la seule problématique de la sexualité.
Dire : « mais en fait sortons de cela, et posons le problème
du corps en général, du désir en général,
des rapports avec les autres en général, des modes
d’appartenance, d’alliance, des liens, des configurations
plurielles qu’il peut y avoir entre les gens, c’est
ce problème là qu’il faut poser et ne plus entendre
le discours des sexologues qui, à propos de n’importe
quel plaisir, de n’importe quel corps, de n’importe
quelle alliance, configuration, de n’importe quel rapport,
« il n’est question que de sexualité dans tout
ça, laissez-moi vous en dire la vérité ».
Il faut donc déborder la sexualité, par une revendication
du corps, du plaisir, de l’alliance, des liens, des combinatoires,
etc., il faut la déborder. Autrement dit, c’est un
processus d’accélération que je voudrais faire
naître par rapport au thème gauchiste de la répression
et non pas du tout un mécanisme d’arrêt disant
:
« on en a trop parlé, revenons à des choses
plus sages ». Je ne sais pas si c’est très clair…
- Rouge : Faire naître une accélération ? Mais
comment Michel Foucault peut-il faire naître quelque chose.
Cela pose la question du livre, de l’effet des livres. Ce
sont des livres qui sont lus et qui sont des livres attendus. Mais
ce sont aussi des effets de malentendu, comme il a été
question avec le titre de Politique hebdo tout à l’heure.
Donc comment ça travaille un livre ?
- Michel Foucault : Là, ma réponse ne peut être
que biographique et subjective, donc peu intéressante. C’est
un problème que je n’ai pas pu résoudre, car
il m’est toujours arrivé des choses bizarres (rires).
J’ai écrit L’Histoire de la folie, après
une expérience de plusieurs années dans les hôpitaux
psychiatriques, mais à un moment où j’ignorais
l’existence de l’antipsychiatrie anglaise qui naissait
à la même époque, de telle sorte que le livre
a été vraiment écrit comme livre, sur fond
d’une expérience subjective qui court sous le livre
mais qui n’est pas directement présente, et sans lien
avec le processus objectif qui était en train de se développer
à l’époque et que j’ignorais, le livre
s’est mis à fonctionner de cet effet objectif qu’il
n’avait pas induit, et auquel il n’était pas
lié, il est tombé dessus.
Je sais bien que vous êtes peut-être de ceux qui disent
« ce n’est pas un hasard si … », (rires)
j’ai bien souvent envie de dire « cela a bien été
un hasard si… ». Pour la médecine aussi, j’avais
fait un livre qui a été peu lu mais qui a un peu fonctionné
sur le même mode, c’est-àdire en dehors de tout
rapport avec les problèmes posés par l’exercice
de la médecine. Pour les prisons, cela a été
l’inverse, j’avais fait des trucs à propos des
prisons dans la ligne de ce que j’avais fait sur la folie.
Et puis, ensuite j’ai voulu faire le bilan de cela, investir
au fond la leçon d’une pratique dans un livre d’histoire,
mais j’ai un peu l’impression que le livre est arrivé
trop tard, qu’il est resté un peu en suspens, je ne
sais pas s’il a eu les effets que j’en escomptais, je
ne crois pas. Alors quant à la sexualité, je ne sais
pas du tout.
Tout ça, c’est un problème très important
que vous posez, parce que c’est justement du statut de l’intellectuel.
Qu’est-ce que c’est au fond que d’écrire
un livre ? En un sens, ce n’est rien et puis ce n’est
pas tout à fait rien. Moi, je pense tout de même que
ces livres-là, parce que je n’ai pas été
le seul à en écrire, ni le premier, ça a tout
de même joué un rôle en ceci que des gens qui
se pensaient exclus par incapacité, par non dignité,
si vous voulez, par non spécialisation en tout cas, de certaines
formes d’analyse, donc de réflexion politique, se sont
rendus compte que, au ras même de leur pratique, se passaient
des choses qui avaient un sens politique, qui avaient un sens historique.
Alors je crois que un infirmier dans un hôpital psychiatrique
était en contact avec autre chose qu’un savoir médical
dont il était exclu et une folie à laquelle il n’appartenait
pas, mais qu’il faisait quelque chose qui était socialement
significatif, politiquement dense, et qui avait historiquement son
épaisseur, sa fonction, et je crois que ça a été
une certaine fonction libératrice pour eux et c’est
« sans complexe », que maintenant, à partir de
leur expérience, ils viennent, ils interpellent les médecins,
ils interviennent dans un groupe politique, etc. Alors je crois
qu’à ce niveau-là, ces livres un peu charnière
ont une certaine utilité. Autrement dit, ce n’est pas
eux qui déclenchent le mouvement, mais ce sont eux qui donnent
accès au discours, ou à la possibilité de discours
à un certain nombre de gens qui se croyaient exclus du droit
de parler, parce que jamais jusqu’à présent
on ne leur avait donné le droit de parler et jamais on n’avait
parlé d’eux, ni de ce qu’ils faisaient ou des
objets qu’ils manipulaient. Et avoir accès au discours,
c’est tout de même avoir accès, dans une société
comme la nôtre, à l’action et à l’action
politique.
- Rouge : Est-ce que pour la sexualité, ce n’est pas
plus compliqué que pour la folie ou pour la prison ? Car
la sexualité, c’est un grand phénomène
culturel divisé, qui ne concerne pas seulement les sexologues,
qui ne se limite pas à l’exploitation par les médias
de la sexualité.
On a vu naître des mouvements comme le FHAR pour l’homosexualité,
comme le MLF pour les femmes, des mouvements qui ne sont peut-être
pas encore arrivés sans doute à leur maximum d’efficacité.
- Michel Foucault : Alors là je voudrais être absolument
clair et je ne l’ai pas été dans mon bouquin,
parce que je croyais que cela se déduirait tout seul, là
je veux être clair. Ce qui me frappe et m’intéresse
dans les mouvements féministes et les mouvements homosexuels,
c’est précisément que ce sont des mouvements
pour lesquels on s’est servi de la sexualité, de la
spécificité sexuelle de la femme, de son droit à
avoir sa sexualité propre en dehors même de celle de
l’homme, et de la sexualité spécifique des homosexuels,
mais pour faire quoi ?
Rabattre tout sur la sexualité ? Pas du tout ! Puisque les
mouvements féministes n’ont revendiqué la spécificité
de la sexualité de la femme que pour dire que la femme était
bien autre chose que son sexe. Ce qu’il y a d’intéressant
aussi dans les mouvements homosexuels, c’est qu’on est
bien parti de ceci qu’on avait le droit d’avoir la sexualité
qu’on voulait, dans un sens ou dans l’autre, mais pour
dire quoi ? Eh bien que l’existence homosexuelle, ce n’était
pas, ne se ramenait pas en son principe, en sa loi comme dans sa
vérité, à telle ou telle forme de pratiques
sexuelles, mais qu’on revendiquait la possibilité de
rapports interindividuels, de rapports sociaux, de formes d’existence,
de choix de vie, etc., qui débordaient infiniment la sexualité.
Il y a là une dynamique dans ces mouvements féministes
et dans ces mouvements homosexuels, partant si vous voulez d’une
base tactique que donne ou qu’avait donné le discours
de la sexualité, ils sont partis de cela comme base tactique
pour aller beaucoup plus loin, demander beaucoup plus et exploser
à un niveau beaucoup plus général. C’est
très net dans milieux homosexuels californiens que je connais
et où l’homosexualité, dans sa caractérisation
sexuelle, est l’élément de départ de
toute une forme culturelle et sociale d’appartenances, de
liens, d’affections, de vies en groupe, d’attachements,
etc., et finalement on se découvre des plaisirs, des corps,
des rapports physiques et autres qui sont non sexuels, métasexuels,
parasexuels. Autrement dit, il y a une force centrifuge par rapport
à la sexualité qui est très nette dans ces
mouvements et ce qui est d’intéressant c’est
de voir justement que par une fausse complicité, la sexologie
essaie de reprendre les mouvements féministes ou les mouvements
homosexuels à son profit et de dire : « ah, mais nous
sommes tout à fait d’accord avec vous ; bien sûr
que vous avez droit à votre sexualité, et vous y avez
tellement droit que vous n’êtes que votre sexualité
; venez à nous, à nous les femmes, à nous les
homosexuels, à nous les pervers ; soyez libres mais soyez
libres à condition de passer par nous, puisque vous ne devez
votre liberté qu’à une spécificité
sexuelle dont nous détenons la loi, donc votre liberté
elle aura pour limite notre loi, la loi que nous lui fixerons ».
Et voilà comment la sexologie fonctionne en rabattant ces
mouvements centrifuges par un rabattement centripète ou sexipète,
si j’ose dire (rires).
-Rouge : Puisque vous parlez des mouvements féministes,
on a reçu au journal un texte d’une femme du mouvement
de femmes, elle s’inquiétait du passage dans votre
livre où vous dites que le problème n’est pas
de savoir qui de l’homme ou de la femme détient le
pouvoir, alors que son problème à elle et le problème
du mouvement des femmes, c’était au contraire le type
de pouvoir que l’homme pouvait avoir sur la femme et la façon
de lutter contre ce pouvoir.
- Michel Foucault : Quand j’ai dit ça, c’est
en un sens très précis, c’est sur le mot «
avoir » que portait la négation, autrement dit, je
ne crois qu’on résolve la question en disant «
les hommes ont pris le pouvoir et les femmes n’ont pas de
pouvoir», etc. Le pouvoir, ce n’est pas une richesse.
C’est une métaphore économique qui est perpétuellement
présente dans ces analyses. Il y aurait une certaine masse
de pouvoir et puis l’homme se la serait toute appropriée,
ne laissant que des broutilles à la femme et quelques petits
morceaux aux enfants.
Ce n’est pas ça, le problème c’est :
« dans une famille, comment s’exerce le pouvoir ? ».
Il est absolument évident que le pôle « mâle
», que le pôle « père », que le pôle
« mari » est le pôle dominant, mais qui exerce
sa domination par un certain nombre de relais, de moyens, etc. Et
en particulier l’omnipouvoir, l’omnipuissance, l’omnipotence
qui a été donnée à la femme sur les
enfants pendant les premières années de leur vie,
est un fait qu’on ne peut pas contester, ce qui ne veut pas
dire que la femme a du pouvoir, mais veut dire qu’elle exerce
tout le pouvoir sur les enfants à l’intérieur
d’une constellation dont le pôle absolument dominant
c’est l’homme. Il faut arriver à ces analyses
relativement complexes et fines, mais si vous vous donnez la métaphore
de la possession quand il s’agit d’analyser l’exercice
du pouvoir, vous n’avez plus que des rapports quantitatifs
pour faire votre analyse : « qui a le plus de pouvoir, est-ce
l’homme ou la femme ? » C’est inintéressant,
ça ne rend pas compte des processus.
- Rouge : Vous substituez un« comment ? » au «
combien ? »
- Michel Foucault : Exactement. Le problème n’est
pas de savoir si l’homme a le pouvoir et si la femme n’en
a pas, mais de savoir effectivement comment de l’homme à
la femme, de la femme aux enfants, passe le courant du pouvoir,
quelles sont les différences de potentiel qui permettent
le fonctionnement du pouvoir.
- Rouge : Mais cela passerait par un travail qui déborderait
l’histoire au sens où vous la voyez.
Les travaux de Lévi-Strauss autrefois montraient comment
à travers les systèmes de parenté, se déplaçaient
sinon les rapports de pouvoir dans telles ou telles configurations
ou groupes sociaux, au moins les figures que pouvaient prendre ces
rapports de pouvoir…
- Michel Foucault : Oui, dans la mesure où Lévi-Strauss
a fait une analyse essentiellement relationnelle, je peux dire que
ce que je veux faire aussi à propos du pouvoir, c’est
une analyse de type relationnel, et non pas une analyse en termes
de possession. Cela me paraît une sorte d’évidence.
Cela est très difficile à analyser. J’ai bien
conscience que je suis très loin d’avoir les instruments
pour analyser un truc relationnel, mais que ce soit un truc relationnel,
qu’il y a du pouvoir qui ne soit pas comme une masse qu’on
partagerait comme un gâteau, cela va de soi dès qu’on
y réfléchit un instant. Cela implique des analyses
que je ne suis pas capable de faire, j’espère qu’on
les fera après moi… (rires)
- Rouge : Est-ce qu’analogiquement
à la question que l’on posait tout à l’heure
sur les mouvements de revendications sexuelles, est-ce que du côté
de la psychanalyse il n’y a pas ce même phénomène
? Apparemment la question sexuelle y est centrale, mais elle dépasse
ce niveau, et elle a une dimension culturelle …
- Michel Foucault : Absolument. Je dirais au fond que le coup de
génie de Freud, ce n’est pas finalement d’avoir
découvert que la vérité de l’inconscient
c’est la sexualité, c’est tout le contraire,
il a à partir d’une problématique de la sexualité
qui était déjà passablement abordée,
amorcée à son époque, il est finalement allé
vers autre chose, car l’inconscient c’est bien plus
que la sexualité, c’est ben plus que le sexe. Alors
là chez Lacan, c’est évident, il n’en
est plus question du tout. Je ne suis pas lacanien ni anti-lacanien,
mais ce débordement on le retrouve exactement comme cela
dans la psychanalyse, et on sent très bien qu’il y
a une sorte de psychanalyse imbuvable qui est celle de la sexualisation
perpétuelle, et puis il y a la psychanalyse qui fait percer
par rapport à la sexualité et qui cherche autre chose,
je ne sais pas quoi, mais qui traverse la sexualité et s’accélère
d’avoir quitté la sexualité
- Rouge : Ce dont
vous créditez Freud à la fin de La Volonté
de savoir, c’est d’avoir dissipé ou détruit
l’hypothèse physiologiste sur le sexe. Cela me paraît
un peu réducteur de voir Freud comme ça, et ce que
vous venez de dire vous ne le dites pas. C’est ce qui m’a
gêné dans le livre. D’autre part, vous concluez
en disant qu’il serait temps que les psychanalystes découvrent
leur propre histoire. Mais vous, est-ce que n’avez pas tendance
à faire une réduction de ce que Freud a fait ?
- Michel Foucault : je voudrais que non. Moi, je ne fais pas de
polémique, en général, et je ne discute pas
ce que les gens font …
-Rouge : Mais Freud, ce n’est pas les gens… (rires)
- Michel Foucault : Oui, il n’en reste pas moins qu’on
a des cibles, etc.… Il y a une chose contre laquelle le livre
était écrit. Ce que je veux faire c’est une
sorte de généalogie de la psychanalyse dans la mesure
où la psychanalyse est le discours dominant le discours de
la sexualité. Or il y a une sorte de sacralisation de la
psychanalyse chez certains psychanalystes qui tend à montrer
que seul un analyste peut faire l’histoire de la psychanalyse,
et que la psychanalyse est absolument incommensurable avec tout
le reste, qu’elle est en rupture avec tout le reste, avec
la psychiatrie, etc., alors j’ai voulu, de manière
un peu provocante, mais sans doute imprudente, car comme c’est
une espèce de livre programme, j’ai voulu montrer que
la psychanalyse est apparue comme une figure parfaitement compréhensible
dans l’histoire du savoir psychiatrique et neurologique de
l’époque et qu’en particulier c’était
la figure inverse de la théorie de la dégénérescence
qui a dominé entièrement la psychiatrie, la neurologie,
la psychiatrie criminelle, la criminologie, etc., tout ce secteur
là pendant presque cinquante ans, entraînant des effets
racistes, et Freud, médecin juif, s’est dépris
de ça, il est sorti d’une problématique qui
était commune aux Français, aux Anglais, aux Allemands
de l’époque, et beaucoup d’éléments
de la psychanalyse peuvent se comprendre comme des éléments
alternatifs par rapport à la théorie de la dégénérescence.
Alors j’ai insisté un peu là-dessus, on peut
faire une généalogie très positive, très
historique de la psychanalyse sans pour autant en dire du mal (rires).
Je n’ai peut-être pas assez souligné que la psychanalyse
c’est encore bien plus que cela, mais on peut la saisir là
comme retournement de la dégénérescence.
-Rouge : Vous distinguez en fait deux types d’hypothèses,
celle de la censure et celle de la loi constitutive du désir.
Dans certains courants de la psychanalyse, par exemple, plutôt
ce qui se passe dans l’École freudienne ou dans le
groupe quatre, et pas dans les courants plus médicalisés
et plus psychologisants de l’association internationale, il
me semble que ce qui se passe là ne répond plus à
cette conception de la loi constitutive du désir, ou à
l’hypothèse répressive. Je pensais à
toutes les connexions du côté de la culture. Je pensais
par exemple à un livre de Pierre Legendre, que vous avez
peut-être lu, (L’amour du censeur) qui semble se nouer
assez bien à ce que vous faites, et qui déborde par
rapport à une simple sexualisation et qui surtout ne tombe
pas sous le coup de votre critique.
- Michel Foucault : Alors là, je vais vous dire. Je n’entreprends
pas de critiquer untel ou untel. Je ne le fais pas tout simplement
pour une raison très bête, c’est que je n’ai
pas le temps. Je vais vous dire : pour faire une bonne critique,
il faut s’en donner les moyens, connaître exactement
les textes, les parcourir dans tous les sens, etc. Et je crois d’autre
part que ces modalités d’analyse critique ont absorbé
l’énergie de la plupart des intellectuels français
pendant des années et des années.
- Rouge : la critique critique…
- Michel Foucault : Oui, la critique critique de la critique… Ce
renvoi perpétuel d’un livre à un autre qui amène
à un jeu de miroir, à un tourniquet de chevaux de
bois, cela ne m’intéresse pas, et si l’on veut
introduire des choses relativement nouvelles, faire changer un peu
le décor, il faut ne pas se lancer dans ces choses-là.
De sorte que, au fond, je ne m’attaque jamais qu’à
des propositions et à leurs effets possibles dans un discours
éventuel. Bien sûr, ces propositions ne sont pas fictives,
souvent elles ont été tenues par quelqu’un,
je ne les invente pas absolument, et malheureusement, j’ai
trop souvent en tête tel ou tel texte de sorte que les gens
se reconnaissent parfois et disent « que c’est injuste,
ce n’est pas ce que j’ai dit ». En fait, encore
une fois, je ne veux pas m’en prendre à qui que ce
soit. Je sais simplement que fonctionne d’une manière
limitée ou au contraire d’une manière très
générale une proposition du genre « la loi est
constitutive du désir ». Vous la trouverez. Or cette
proposition avec sa série d’effets, quand on essaie
de l’analyser, qu’est-ce qu’elle suppose sinon
cette conception juridique et négative du pouvoir ? Par conséquent,
je ne crois pas que cette proposition puisse être employée
sans qu’on la paie d’une manière ou d’une
autre, même si ses effets dans tel ou tel livre sont relativement
limités, ou si ces effets sont contre balancés par
autre chose. Alors le bouquin de Legendre m’a passionné.
Je crois que c’est un grand et important bouquin, je ne veux
pas du tout me poser la question ou me demander de savoir s’il
tombe sous telle ou telle critique, je ne l’ai pas critiqué.
Mais je sais simplement que cette proposition, je l’ai rencontrée
dans son livre et que je l’ai rencontrée chez d’autres
que lui. Je le dis de la manière la plus ouverte possible,
la plus amicale possible : « attention cette proposition là,
à l’employer sans précaution, à la suivre
dans ses effets, qu’est-ce qu’elle porte avec soi ?
Je crois qu’elle porte avec soi cette conception négative
et juridique du pouvoir, et que l’on retrouve à plein,
et en quelque sorte à l’état frustre et naïve,
dans la conception de la répression. Donc si on veut se détacher
de la problématique de la répression, il ne suffit
pas de dire que la loi est constitutive du désir. Voilà
ce que je dis. Ce n’est pas la critique d’untel ou untel.
Autant qu’il m’en souvienne, il y a dans le bouquin
de Legendre tout un ensemble de choses considérables avec
lesquelles je me sens en accord, mais ce n’est jamais d’un
bouquin ni d’une personne dont je parle, mais de l’effet
virtuel d’une proposition.
- Rouge : Il y a un problème de statut des textes auxquels
vous vous en prenez. Il s’agit souvent de textes mineurs.
Mais vous pourriez vous en prendre à des textes plus reconnus,
en les faisant fonctionner comme les textes mineurs, comme le texte
du victorien… Vous trouvez toujours des textes exotiques…
(rires)
- Michel Foucault : Justement, je ne fais pas l’histoire
des textes, et l’on peut me dire vous n’avez pas fait
une description convenable de l’oeuvre de Buffon ou ce que
vous dites sur Charcot, cela ne tient pas compte de telle ou telle
chose. Mais ce n’est pas ça. C’est une famille
de propositions, un engendrement d’énoncés les
uns à partir des autres, alors quand je les trouve à
l’état pur… Il est certain que ces énoncés,
on les trouve dans leur forme la plus pure et la plus naïve
dans des textes relativement mineurs, et pas dans les grandes oeuvres
où ils sont pris dans des architectures, au milieu de correctifs,
avec des contreforts, des arcsboutants, etc. qui en neutralisent
les effets ou qui en masquent la rusticité (rires). Dans
des textes mineurs, vous voyez, toc, la généalogie
de toutes les conséquences désastreuses… (rires)
- Rouge : Vous auriez pu par exemple parler de Sade, du texte de
Sade, de l’effet Sade…
- Michel Foucault : Il y a aussi… justement je ne fais pas
l’analyse de la pensée, d’un système de
représentation. Je prends les textes là où
ils opèrent, à l’intérieur soit d’institutions
soit de programmes, soit de décisions, soit de pratiques.
Alors en ce sens un programme pour une construction de prison ou
un règlement d’hôpital me paraîtra autrement
plus important que Sade. Sade pour moi, ça n’existe
pas !
- Rouge : Mais votre victorien… j’ai oublié son
nom… (rires)
- Michel Foucault : Il y a toujours un peu de coquetterie. Sade
est tout de même un personnage hors du commun, dont le destin
a été extraordinaire, alors que le victorien il ne
faisait que suivre une vieille tradition que l’on retrouve
déjà chez les bourgeois protestants du XVIIe siècle
qui tenaient leur livre de raisons et chaque jour de dire combien
ils avaient fait de bénéfice dans leur maison de commerce,
qui ils avaient rencontrés, avec qui ils avaient joué
aux cartes, s’ils avent fait l’amour avec leur femme,
etc., toute une espèce de pratique traditionnelle…
Fin de l’enregistrement.
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