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«Pouvoir et corps», Quel corps ?, no 2, septembre-octobre
1975, pp. 2-5. (Entretien de juin 1975.)
Dits Ecrits tome II texte n°157
- Dans Surveiller et Punir, vous illustrez un système politique
où le corps du roi joue un rôle essentiel...
- Dans une société comme celle du XVIIe siècle,
le corps du roi, ce n'était pas une métaphore, mais
une réalité politique : sa présence physique
était nécessaire au fonctionnement de la monarchie.
- Et la république «une et indivisible» ?
- C'est une formule imposée contre les Girondins, contre
l'idée d'un fédéralisme à l'américaine.
Mais jamais elle ne fonctionne comme le corps du roi sous la monarchie.
Il n'y a pas de corps de la République. Par contre, c'est
le corps de la société qui devient, au cours du XIXe
siècle, le nouveau principe. C'est ce corps-là qu'il
faudra protéger, d'une manière quasi médicale
: au lieu des rituels par lesquels on restaurait l'intégrité
du corps du monarque, on va appliquer des recettes, des thérapeutiques
telles que l'élimination des malades, le contrôle des
contagieux, l'exclusion des délinquants. L'élimination
par le supplice est ainsi remplacée par des méthodes
d'asepsie : la criminologie, l'eugénisme, la mise à
l'écart des «dégénérés»...
- Existe-t-il un fantasme corporel au niveau des différentes
institutions ?
- Je crois que le grand fantasme, c'est l'idée d'un corps
social qui serait constitué par l'universalité des
volontés. Or ce n'est pas le consensus qui fait apparaître
le corps social, c'est la matérialité du pouvoir sur
le corps même des individus.
- Le XVIIIe siècle est vu sous l'angle de la libération.
Vous le décrivez comme la mise en place d'un quadrillage.
L'un peut-il aller sans l'autre ?
- Comme toujours dans les rapports de pouvoir, on se trouve en
présence de phénomènes complexes qui n'obéissent
pas à la forme hégélienne de la dialectique.
La maîtrise, la conscience de son corps n'ont pu être
acquises que par l'effet de l'investissement du corps par le pouvoir
: la gymnastique, les exercices, le développement musculaire,
la nudité, l'exaltation du beau corps... tout cela est dans
la ligne qui conduit au désir de son propre corps par un
travail insistant, obstiné, méticuleux que le pouvoir
a exercé sur le corps des enfants, des soldats, sur le corps
en bonne santé. Mais, dès lors que le pouvoir a produit
cet effet, dans la ligne même de ses conquêtes, émerge
inévitablement la revendication de son corps contre le pouvoir,
la santé contre l'économie, le plaisir contre les
normes morales de la sexualité, du mariage, de la pudeur.
Et, du coup, ce par quoi le pouvoir était fort devient ce
par quoi il est attaqué... Le pouvoir s'est avancé
dans le corps, il se trouve exposé dans le corps même...
Souvenez-vous de la panique des institutions du corps social (médecins,
hommes politiques) à l'idée de l'union libre ou de
l'avortement... En fait, l'impression que le pouvoir vacille est
fausse, car il peut opérer un repli, se déplacer,
investir ailleurs, ...et la bataille continue.
- Ce serait l'explication de ces fameuses «récupérations»
du corps par la pornographie, la publicité ?
- Je ne suis pas tout à fait d'accord pour parler de «récupération».
C'est le développement stratégique normal d'une lutte...
Prenons un exemple précis, celui de l'auto-érotisme.
Les contrôles de la masturbation n'ont guère commencé
en Europe qu'au cours du XVIIIe siècle. Brusquement, un thème
panique apparaît : une maladie épouvantable se développe
dans le monde occidental : les jeunes gens se masturbent. Au nom
de cette peur s'est instauré sur le corps des enfants -à
travers les familles, mais sans qu'elles en soient à l'origine
- un contrôle, une surveillance de la sexualité, une
mise en objectivité de la sexualité avec une persécution
des corps. Mais la sexualité, en devenant ainsi un objet
de préoccupation et d'analyse, comme cible de surveillance
et de contrôle, engendrait en même temps l'intensification
des désirs de chacun pour, dans et sur son propre corps...
Le corps est devenu l'enjeu d'une lutte entre les enfants et les
parents, entre l'enfant et les instances de contrôle. La révolte
du corps sexuel est le contre-effet de cette avancée. Comment
répond le pouvoir ? Par une exploitation économique
(et peut-être idéologique) de l'érotisation,
depuis les produits de bronzage jusqu'aux films pornos... En réponse
même à la révolte du corps, vous trouvez un
nouvel investissement qui ne se présente plus sous la forme
du contrôle-répression, mais sous celle du contrôle-stimulation
: «Mets-toi nu... mais sois mince, beau, bronzé !»
À tout mouvement d'un des deux adversaires répond
le mouvement de l'autre. Mais ce n'est pas de la «récupération»
au sens où en parlent les gauchistes. Il faut accepter l'indéfini
de la lutte... Cela ne veut pas dire qu'elle ne finira pas un jour...
- Une nouvelle stratégie révolutionnaire de prise
du pouvoir ne passe-t-elle pas par une nouvelle définition
d'une politique du corps ?
- C'est dans le déroulement d'un processus politique -je
ne sais pas s'il est révolutionnaire -qu'est apparu, avec
de plus en plus d'insistance, le problème du corps. On peut
dire que ce qui s'est passé depuis 1968 -et vraisemblablement
ce qui l'a préparé - était profondément
antimarxiste. Comment les mouvements révolutionnaires européens
vont-ils pouvoir s'affranchir de l'« effet Marx», des
institutions propres du XIXe et du XXe siècle ? Telle était
l'orientation de ce mouvement. Dans cette remise en question de
l'identité marxisme = processus révolutionnaire, identité
qui constituait une espèce de dogme, l'importance du corps
est l'une des pièces importantes, sinon essentielles.
- Quelle est l'évolution du rapport corporel entre les masses
et l' appareil d'État ?
- Il faut d'abord écarter une thèse très répandue
selon laquelle le pouvoir dans nos sociétés bourgeoises
et capitalistes aurait nié la réalité du corps
au profit de l'âme, de la conscience, de l'idéalité.
En effet, rien n'est plus matériel, rien n'est plus physique,
plus corporel que l'exercice du pouvoir... Quel est le type d'investissement
du corps qui est nécessaire et suffisant au fonctionnement
d'une société capitaliste comme la nôtre ? Je
pense que, du XVIIIe siècle au début du XXE, on a
cru que l'investissement du corps par le pouvoir devait être
lourd, pesant, constant, méticuleux. D'où ces régimes
disciplinaires formidables qu'on trouve dans les écoles,
les hôpitaux, les casernes, les ateliers, les cités,
les immeubles, les familles... et puis, à partir des années
soixante, on s'est rendu compte que ce pouvoir si pesant n'était
plus aussi indispensable qu'on le croyait, que les sociétés
industrielles pouvaient se contenter d'un pouvoir sur le corps beaucoup
plus lâche. On a dès lors découvert que les
contrôles de la sexualité pouvaient s'atténuer
et prendre d'autres formes... Reste à étudier de quel
corps la société actuelle a besoin...
- Votre intérêt pour le corps se démarque-t-il
des interprétations actuelles ?
- Je me démarque, me semble-t-il, à la fois de la
perspective marxiste et paramarxiste. Concernant la première,
je ne suis pas de ceux qui essaient de cerner les effets de pouvoir
au niveau de l'idéologie. Je me demande en effet si, avant
de poser la question de l'idéologie, on ne serait pas plus
matérialiste en étudiant la question du corps et des
effets du pouvoir sur lui. Car, ce qui me gêne dans ces analyses
qui privilégient l'idéologie, c'est qu'on suppose
toujours un sujet humain dont le modèle a été
donné par la philosophie classique et qui serait doté
d'une conscience dont le pouvoir viendrait s'emparer.
- Mais il y a, dans la perspective marxiste, la conscience de l'effet
de pouvoir sur le corps dans la situation de travail.
- Bien sûr. Mais alors qu'aujourd'hui les revendications
sont plus celles du corps salarié que celles du salariat,
on n'en entend guère parler en tant que telles... Tout se
passe comme si les discours «révolutionnaires»
restaient pénétrés de thèmes rituels
qui se réfèrent aux analyses marxistes. Et, s'il y
a des choses très intéressantes sur le corps chez
Marx, le marxisme - en tant que réalité historique
- l'a terriblement occulté au profit de la conscience et de
l'idéologie...
Il faut aussi se démarquer des paramarxistes comme Marcuse
qui donnent à la notion de répression un rôle
exagéré. Car, si le pouvoir n'avait pour fonction
que de réprimer, s'il ne travaillait que sur le mode de la
censure, de l'exclusion, du barrage, du refoulement, à la
manière d'un gros surmoi, s'il ne s'exerçait que d'une
façon négative, il serait très fragile. S'il
est fort, c'est qu'il produit des effets positifs au niveau du désir
- cela commence à être su - et aussi au niveau du savoir.
Le pouvoir, loin d'empêcher le savoir, le produit. Si on a
pu constituer un savoir sur le corps, c'est au travers d'un ensemble
de disciplines militaires et scolaires. C'est à partir d'un
pouvoir sur le corps qu'un savoir physiologique, organique était
possible.
L'enracinement du pouvoir, les difficultés qu'on éprouve
à s'en déprendre viennent de tous ces liens. C'est
pourquoi la notion de répression à laquelle on réduit
généralement les mécanismes du pouvoir me paraît
très insuffisante et peut-être dangereuse.
- Vous étudiez surtout les micro-pouvoirs qui s'exercent
au niveau du quotidien. Ne négligez-vous pas l'appareil d'État
?
- En effet, les mouvements révolutionnaires marxistes et
marxisés depuis la fin du XIXe siècle ont privilégié
l'appareil d'État comme cible de la lutte.
À quoi cela a finalement mené ? Pour pouvoir lutter
contre un État qui n'est pas seulement un gouvernement, il
faut que le mouvement révolutionnaire se donne l'équivalent
en termes de forces politico-militaires, donc qu'il se constitue
comme parti, modelé de l'intérieur -comme un appareil
d'État, avec les mêmes mécanismes de discipline,
les mêmes hiérarchies, la même organisation des
pouvoirs. Cette conséquence est lourde. En second lieu, la
prise de l'appareil d'État - et ce fut une grande discussion
à l'intérieur même du marxisme - doit-elle être
considérée comme une simple occupation avec d'éventuelles
modifications, ou bien être l'occasion de sa destruction ?
Vous savez comment s'est réglé finalement ce problème
: il faut miner l'appareil, mais pas jusqu'au bout, puisque, dès
que la dictature du prolétariat s'établira, la lutte
des classes ne sera pas pour autant terminée... Il faut donc
que l'appareil d'État soit suffisamment intact pour qu'on
puisse l'utiliser contre les ennemis de classe. On en arrive à
la seconde conséquence : l'appareil d'État doit être
reconduit, au moins jusqu'à un certain point, pendant la
dictature du prolétariat. Enfin, troisième conséquence
: pour faire marcher ces appareils d'État qui seront occupés
mais non brisés, il convient de faire appel aux techniciens
et aux spécialistes. Et, pour ce faire, on utilise l'ancienne
classe familiarisée avec l'appareil, c'est-à-dire
la bourgeoisie. Voilà sans doute ce qui s'est passé
en U.R.S.S. Je ne prétends pas du tout que l'appareil d'État
ne soit pas important, mais il me semble que parmi toutes les conditions
qu'on doit réunir pour ne pas recommencer l' expérience
soviétique, pour que le processus révolutionnaire
ne s'ensable pas, l'une des premières choses à comprendre,
c'est que le pouvoir n'est pas localisé dans l'appareil d'État
et que rien ne sera changé dans la société
si les mécanismes de pouvoir qui fonctionnent en dehors des
appareils d'État, au-dessous d'eux, à côté
d'eux, à un niveau beaucoup plus infime, quotidien, ne sont
pas modifiés.
- Venons-en justement aux sciences humaines, à la psychanalyse
en particulier...
- Le cas de la psychanalyse est effectivement intéressant.
Elle s'est établie contre un certain type de psychiatrie
(celle de la dégénérescence, de l'eugénisme,
de l'hérédité). C'est cette pratique et cette
théorie -représentées en France par Magnan
-qui ont constitué son grand repoussoir. Alors, effectivement,
par rapport à cette psychiatrie-là (qui reste d'ailleurs
la psychiatrie des psychiatres d'aujourd'hui), la psychanalyse a
joué un rôle libérateur. Et, dans certains pays
encore (je pense au Brésil), la psychanalyse jouait un rôle
politique positif de dénonciation de la complicité
entre les psychiatres et le pouvoir. Voyez ce qui se passe dans
les pays de l'Est. Ceux qui s'intéressent à la psychanalyse
ne sont pas les plus disciplinés des psychiatres...
Il n'en reste pas moins que, dans nos sociétés à
nous, le processus continue et s'est investi autrement... La psychanalyse,
dans certaines de ses performances, a des effets qui rentrent dans
le cadre du contrôle et de la normalisation.
Si l'on arrive à modifier ces rapports ou à rendre
intolérables les effets de pouvoir qui s'y propagent, on
rendra beaucoup plus difficile le fonctionnement des appareils d'État...
Autre avantage à faire la critique des rapports au niveau
infime :
à l'intérieur des mouvements révolutionnaires,
on ne pourra plus reconstituer l'image de l'appareil d'État.
- À travers vos études sur la folie et la prison,
on assiste à la constitution d'une société
toujours plus disciplinaire. Cette évolution historique paraît
guidée par une logique quasi inéluctable...
- J'essaie d'analyser comment, au début des sociétés
industrielles, s'est mis en place un appareil punitif, un dispositif
de tri entre les normaux et les anormaux. Il me faudra ensuite faire
l'histoire de ce qui s'est passé au XIXe siècle, montrer
comment, à travers une série d'offensives et de contre-offensives,
d'effets et de contre-effets, on a pu arriver à l'état
actuel très complexe des forces et au profil contemporain
de la bataille. La cohérence ne résulte pas de la
mise au jour d'un projet, mais de la logique des stratégies
qui s'opposent les unes aux autres. C'est dans l'étude des
mécanismes de pouvoir qui ont investi les corps, les gestes,
les comportements qu'il faut édifier l'archéologie
des sciences humaines.
Elle retrouve, d'ailleurs, l'une des conditions de son émergence
: le grand effort de mise en discipline et de normalisation poursuivi
par le XIXe siècle. Freud le savait bien. En fait de normalisation,
il avait conscience d'être plus fort que les autres. Alors
qu'est-ce que c'est que cette pudeur sacralisante qui consiste à
dire que la psychanalyse n'a rien à voir avec la normalisation
?
- Quel est le rôle de l'intellectuel dans la pratique militante
?
- L'intellectuel n'a plus à jouer le rôle de donneur
de conseils. Le projet, les tactiques, les cibles qu'il faut se
donner, ce sont à ceux-là mêmes qui se battent
et se débattent de les trouver. Ce que l'intellectuel peut
faire, c'est donner des instruments d'analyse, et, actuellement,
c'est essentiellement le rôle de l'historien. Il s'agit, en
effet, d'avoir du présent une perception épaisse,
longue, qui permette de repérer où sont les lignes
de fragilité, où sont les points forts, à quoi
se sont rattachés les pouvoirs - selon une organisation qui
a maintenant cent cinquante ans -, où ils se sont implantés.
Autrement dit, faire un relevé topographique et géologique
de la bataille... Voilà le rôle de l'intellectuel.
Mais quant à dire : voilà ce qu'il faut que vous fassiez,
certainement pas.
- Qui coordonne l'action des agents de la politique du corps ?
- C'est un ensemble extrêmement complexe à propos
duquel on est obligé de se demander finalement comment il
peut être si subtil dans sa distribution, dans ses mécanismes,
ses contrôles réciproques, ses ajustements, alors qu'il
n'y a personne pour avoir pensé l'ensemble, C'est une mosaïque
très enchevêtrée. À certaines époques,
des agents de liaison apparaissent... Prenez l'exemple de la philanthropie
au début du XIXe siècle : des gens viennent se mêler
de la vie des autres, de leur santé, de l'alimentation, du
logement... Puis de cette fonction confuse sont sortis des personnages,
des institutions, des savoirs... une hygiène publique, des
inspecteurs, des assistantes sociales, des psychologues. Puis, maintenant,
on assiste à une prolifération de catégories
de travailleurs sociaux...
Naturellement, la médecine a joué le rôle fondamental
de dénominateur commun... Son discours passait de l'un à
l'autre. C'est au nom de la médecine qu'on venait voir comment
étaient installées les maisons, mais aussi en son
nom qu'on cataloguait un fou, un criminel, un malade... Mais il
y a - en fait - une mosaïque très variée de tous
ces «travailleurs sociaux» à partir d'une matrice
confuse comme la philanthropie...
L'intéressant, c'est de voir non pas le projet qui a présidé
à tout cela, mais de voir en termes de stratégie comment
les pièces se sont mises en place.
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