Si le droit ne peut pas, à lui seul, rendre compte des politiques
d'immigration, il n'en fournit pas moins une clé d'analyse précieuse
pour étudier ces politiques et repérer leurs évolutions.
Plus que dans aucun autre domaine, en effet, la législation est
ici directement et immédiatement subordonnée à des
considérations qui reflètent fidèlement les buts
et les moyens des gouvernants en la matière, mais aussi les aléas
de la conjoncture politique et les variations de l'opinion publique.
On peut par conséquent lire l'histoire récente des politiques
d'immigration à travers les changements de la législation
sur les étrangers.
Du contrôle policier au contrôle de la main-d'oeuvre
Pendant longtemps, l'entrée et le séjour des étrangers
n'ont fait l'objet d'aucune mesure de contrôle a priori. Lorsqu'un
étranger était considéré comme indésirable
parce que représentant un danger pour l'ordre public, le problème
se réglait en aval, par l'expulsion : dans ce domaine, les autorités
jouissaient d'un entier pouvoir discrétionnaire que même
la loi du 3 décembre 1849, qui pour la première fois visait
à encadrer la procédure d'expulsion, n'avait guère
limité.
Le décret du 2 octobre 1888 impose pour la première fois
aux étrangers séjournant en France une déclaration
de résidence à la mairie. Cinq ans plus tard, la loi du
9 août 1893 perfectionne le système en instituant un registre
d'immatriculation des étrangers dans chaque commune et en obligeant
les personnes logeant des étrangers à en signaler la présence
dans les vingt-quatre heures.
On passe du régime de la déclaration à celui de l'autorisation
avec l'instauration, pendant la Première Guerre mondiale, de la
carte d'identité d'étranger. Prévue par une circulaire
de juin 1916, officialisée par un décret du 2 avril 1917,
elle est directement inspirée par des considérations de
police. Cette carte, délivrée par le préfet, et que
doit posséder tout étranger de plus de 15 ans appelé
à séjourner plus de quinze jours en France, doit être
visée à chaque changement de résidence, de façon
à contrôler la présence et le déplacement des
étrangers sur le territoire. Le décret du 21 avril 1917
vient préciser, s'agissant des travailleurs, que la carte d'identité
est délivrée sur présentation d'un contrat d'embauche
visé par les services de placement.
Ce système va être par la suite aménagé en
vue de permettre de contrôler non seulement le séjour mais
aussi l'emploi des étrangers. La loi du 11 août 1926 impose
à l'étranger qui veut travailler en France d'être
en possession d'une carte d'identité portant la mention "travailleur",
établie au vu d'un contrat de travail ; de leur côté,
les employeurs n'ont pas le droit d'embaucher un travailleur qui n'est
pas muni de cette carte. La réglementation sera appliquée
de façon très variable en fonction du contexte économique
et politique : libérale dans les périodes de plein emploi,
rigoureuse en période de crise. Mais elle reste encore assez rudimentaire
et ne permet en aucune façon aux pouvoirs publics de s'assurer
une quelconque maîtrise de l'immigration ; tel n'est d'ailleurs
pas son objet et, sauf pendant une brève période qui suit
la Première Guerre mondiale, l'Etat reste cantonné dans
un rôle de police tandis que ce sont les associations patronales,
regroupées dans la Société générale
d'immigration, qui détiennent le monopole de fait de l'immigration
organisée.
Dans le contexte de crise dû à l'approche de la Seconde Guerre
mondiale, le gouvernement entreprend une refonte importante de la réglementation
existante avec le décret-loi du 2 mai 1938, complété
ou modifié à plusieurs reprises dans les mois qui suivent,
notamment par le décret-loi du 12 novembre 1938. Ces textes tissent
une surveillance policière intense autour de chaque étranger
; mais au-delà de leur contenu nettement répressif, ils
représentent la première tentative pour réglementer
tous les aspects de l'entrée et du séjour des étrangers
en France : l'ordonnance du 2 novembre 1945 s'en inspirera sur beaucoup
de points.
1945 : rupture et continuité
1945 semble représenter une rupture avec la période de l'entre-deux-guerres
car on trouve à la Libération une volonté politique
clairement affirmée, concrétisée par un ensemble
législatif et réglementaire complet et cohérent,
de contrôler l'immigration au lieu de l'abandonner aux fluctuations
de l'offre et de la demande et aux initiatives du patronat. Mais la rupture
est plus apparente que réelle.
D'abord parce que lorsqu'on compare les dispositions de l'ordonnance du
2 novembre 1945 relative à l'entrée et au séjour
des étrangers en France avec celles du décret-loi du 2 mai
1938, on constate des ressemblances frappantes entre les deux textes.
L'ordonnance de 1945 se borne à gommer ou atténuer l'effet
des dispositions les plus sévères précédemment
en vigueur : elle n'est pas et n'a jamais été un texte libéral
; c'est une loi de police qui conserve un régime de contrôle
et de répression.
Ensuite parce que la volonté d'encadrer l'immigration de main-d'oeuvre
a été très vite prise en défaut. L'ordonnance
de 1945 contenait aussi une réglementation stricte du travail.
Elle conférait à l'Office national d'immigration (ONI) le
monopole du recrutement et de l'introduction en France des travailleurs
étrangers et subordonnait le droit au séjour à la
production d'un contrat de travail dûment visé par les services
de l'emploi. Mais très vite l'immigration s'est échappée
du cadre institutionnel prévu et s'est laissée porter par
les besoins économiques. Jusqu'à la fin des années
soixante, les besoins de main-d'oeuvre sont tels que la réglementation
n'est guère respectée. En dépit des textes, les travailleurs
étrangers entrent en France sous couvert d'un simple passeport
de touriste, ou même clandestinement ; ils trouvent sans peine à
s'embaucher et obtiennent ensuite aisément les documents - carte
de séjour et carte de travail - qui régularisent leur situation.
Une proportion croissante d'étrangers échappent au demeurant
à ce monopole de plus en plus théorique de l'ONI : les Italiens,
en tant que ressortissants de la Communauté économique européenne
(CEE), les Algériens, auxquels, même après l'indépendance,
les accords d'Evian reconnaissent la liberté de circulation et
d'établissement ainsi que l'égalité des droits avec
les Français, les Africains de l'ancienne Communauté, bénéficiaires
eux aussi de la liberté d'établissement.
Autrement dit, le dispositif législatif, à l'évidence
inadapté, reste inappliqué, sans que cela semble gêner
les autorités politiques et administratives.
L'immigration dite "sauvage", mais en fait encouragée
par les pouvoirs publics aussi longtemps qu'elle répond aux besoins
immédiats de l'économie française, ne commence à
apparaître comme un problème qu'à partir du moment
où l'on enregistre les premières tensions sur le marché
de l'emploi, à la fin des années soixante. Le Vè
Plan préconise un contrôle de l'immigration spontanée
; et en 1968, alors que le taux des régularisations représente
82% des admissions au séjour, un premier coup d'arrêt est
donné à la procédure de régularisation. En
1972, les circulaires dites Marcellin-Fontanet - respectivement ministres
de l'Intérieur et du Travail - interdisent pour l'avenir la régularisation
des travailleurs entrés en France sans être munis d'un contrat
de travail. Elles entraînent les premières luttes des "sans-papiers"
: entre octobre 1972 et janvier 1975, on comptera une vingtaine de grèves
de la faim dans 17 villes de France ; le gouvernement refuse d'abord de
céder, puis finit par accepter des "régularisations"
au cas par cas.
1974 : la fermeture des frontières
Deux ans plus tard, à la suite du "premier choc pétrolier",
les pouvoirs publics décident de suspendre l'immigration de travailleurs.
Va alors s'instaurer progressivement, au nom de la "maîtrise
des flux migratoires" et à mesure que la situation de l'emploi
se dégrade, un contrôle de plus en plus sévère
sur les étrangers.
Car maîtriser les flux, cela veut dire, après avoir décidé
de stopper toute immigration de travailleurs : fermer les frontières
et instaurer des contrôles draconiens à l'entrée du
territoire, sans trop d'égards pour la liberté de circulation
et au risque de compromettre l'exercice du droit d'asile ; puis contraindre
au départ ceux qui sont entrés et se sont maintenus irrégulièrement
sur le territoire, ce qui suppose, pour les repérer, d'organiser
des contrôles d'identité à grande échelle qui
ne peuvent manquer de désigner l'ensemble des étrangers
comme objet de suspicion à l'opinion publique ; s'efforcer enfin
de colmater toutes les brèches par où les "flux"
pourraient encore pénétrer, en entravant l'arrivée
des familles, des étudiants, des demandeurs d'asile, des simples
touristes, des conjoints de Français, soupçonnés
d'être de faux étudiants, de faux demandeurs d'asile, de
faux touristes, des conjoints de complaisance...
L'accession de Valéry Giscard d'Estaing à la présidence
de la République coïncide avec les premières retombées
économiques du choc pétrolier. Tout au long de son septennat,
l'étau va se resserrer sur la population immigrée, sous
le double effet de l'extension du chômage et du développement
de l'idéologie sécuritaire.
Une série de mesures restrictives sont adoptées dès
le début : blocage de l'immigration des travailleurs, et même
des familles entre octobre 1974 et juillet 1975, contrôle accru
aux frontières, refus de toute régularisation pour les étrangers
déjà en France, suppression du régime de la libre
circulation pour la plupart des ressortissants des Etats africains de
l'ancienne Communauté qui en bénéficiaient jusque-là.
Parallèlement, on introduit dans le code du travail une disposition
prévoyant que la délivrance des autorisations de travail
pourra être refusée pour des motifs tirés de la situation
de l'emploi (décret du 21 novembre 1975).
A partir de 1977, ces aménagements apparaissent comme insuffisants.
Le secrétaire d'Etat au Travail manuel, Lionel Stoléru,
attachera son nom à une politique d'extrême rigueur, dont
l'objectif n'est plus seulement de stopper l'immigration mais d'obtenir
une diminution de la population étrangère résidant
en France (il escompte le départ d'environ 35 000 personnes par
an). Il s'agit d'abord d'encourager les retours volontaires par l'instauration
d'une "aide au retour" (circulaire de juin 1977), mais aussi
de ne plus procéder au renouvellement systématique des autorisations
de travail, le non-renouvellement entraînant la perte du droit au
séjour (circulaire du 10 juin 1980). Le regroupement familial,
considéré comme générateur de demandes d'emploi
supplémentaires, est lui aussi restreint : un an et demi après
qu'un décret du 29 avril 1976 ait posé pour la première
fois en principe le droit de l'étranger à faire venir sa
famille, sous certaines conditions de ressources et de logement, le gouvernement
décide d'en suspendre l'application pour trois ans : le décret
du 10 décembre 1977 n'autorise l'entrée des membres de la
famille que s'ils s'engagent à ne pas occuper un emploi salarié
(le décret sera annulé par le Conseil d'Etat un an plus
tard, sur le recours du Gisti, de la CFDT et de la CGT, comme violant
le droit de mener une vie familiale normale reconnu aux étrangers
comme aux nationaux).
Mais le dispositif ainsi mis en place, inspiré par des préoccupations
économiques, ne se suffit pas à lui seul, dans la mesure
où l'on ne peut espérer que les étrangers en situation
irrégulière partiront spontanément : il faut donc
se donner les moyens de les contraindre à partir et compléter
le volet "emploi" de la politique d'immigration par un volet
"policier". Ce sera l'objet de la loi du 10 janvier 1980, dite
loi Bonnet, qui modifie pour la première fois de façon substantielle
l'ordonnance de 1945. Elle rend plus strictes les conditions d'entrée
sur le territoire ; elle fait de l'entrée ou du séjour irréguliers
un motif d'expulsion au même titre que la menace pour l'ordre public,
et permet par conséquent d'éloigner du territoire les "clandestins"
ou ceux dont le titre de séjour n'a pas été renouvelé
; enfin, elle prévoit la double faculté de reconduire l'étranger
expulsé à la frontière et de le détenir dans
un établissement pénitentiaire pendant un délai pouvant
aller jusqu'à sept jours s'il n'est pas en mesure de quitter immédiatement
le territoire, donnant ainsi un fondement légal à des pratiques
qui s'opéraient jusque-là en marge de la loi. La loi Peyrefitte,
adoptée en février 1981, parachève le dispositif
de contrôle policier sur la population immigrée en légalisant
les contrôles d'identité à titre préventif.
Le gouvernement n'hésitera pas à l'utiliser à plein,
en procédant à des expulsions massives d'étrangers
en situation irrégulière, dans le cadre de la lutte contre
"l'immigration clandestine", mais aussi à des expulsions
systématiques pour des délits mineurs, dans le cadre de
sa campagne pour la "sécurité" des Français
: la loi Bonnet, indistinctement tournée vers la répression
des clandestins et des délinquants, favorise l'amalgame entre immigration
et clandestinité et entre clandestinité et délinquance.
1981 : un état de grâce de courte durée
La victoire de la gauche en mai 1981 semble ouvrir une ère nouvelle
pour les étrangers résidant en France. C'est en termes de
rupture, en effet, que s'inaugure la politique de la gauche en matière
d'immigration : rupture avec la logique économique qui voit dans
la population immigrée avant tout un réservoir de main d'oeuvre
; rupture avec la logique sécuritaire qui considère tout
étranger comme un délinquant en puissance et entend sanctionner
le moindre écart par l'expulsion. Le nouveau discours gouvernemental
se traduit immédiatement par des actes concrets : les expulsions
en cours sont suspendues et les arrêtés d'expulsion pris
sur le fondement des dispositions contestées de la loi Bonnet sont
abrogés ; plusieurs circulaires viennent assouplir les conditions
du regroupement familial, en permettant notamment l'admission au séjour
des membres de famille résidant déjà en France ;
l'aide au retour instaurée par Stoléru, symbole d'une politique
désormais récusée, est supprimée.
Parallèlement, une procédure de régularisation exceptionnelle
est engagée : il s'agit, pour apurer le passé, de permettre
aux étrangers en situation irrégulière mais qui sont
entrés en France avant le 1er janvier 1981 et qui occupent un emploi
stable d'obtenir une carte de séjour. L'opération se révélera
plus complexe que prévu et nécessitera plusieurs réajustements
successifs ; elle aboutira finalement à la régularisation
d'environ 130.000 personnes.
Dans le même temps, le gouvernement entreprend de modifier la législation
dans un sens plus libéral. La loi du 9 octobre 1981 supprime le
régime dérogatoire des associations étrangères
institué par le décret-loi de 1939, qui subordonnait la
constitution de de ces associations à l'autorisation du ministre
de l'Intérieur (la réforme donnera un élan spectaculaire
au développement du mouvement associatif immigré). La loi
du 27 octobre 1981 abroge les dispositions de la loi Bonnet et introduit
dans l'ordonnance une série de garanties nouvelles et importantes
: l'expulsion ne peut être prononcée que si l'étranger
a été condamné à une peine au moins égale
à un an de prison ferme ; les garanties de procédure entourant
l'expulsion sont accrues ; les étrangers en situation irrégulière
ne peuvent être reconduits à la frontière qu'après
un jugement et non plus par la voie administrative ; les étrangers
mineurs ne peuvent plus faire l'objet d'une mesure d'éloignement,
et ceux qui ont des attaches personnelles ou familiales en France ne peuvent
être expulsés qu'en cas d'urgence absolue, lorsque la mesure
constitue "une nécessité impérieuse pour la
sûreté de l'Etat ou pour la sécurité publique".
Toutes ces mesures indiquent un changement d'attitude radical vis-à-vis
de la population immigrée : on ne parle plus de renvoyer chez eux
ceux qui sont au chômage, mais on proclame au contraire le droit
de demeurer pour les immigrés installés en France. La loi
du 17 juillet 1984 viendra ultérieurement concrétiser la
reconnaissance du caractère durable de l'installation en France
de la population immigrée et la dissociation du droit au séjour
d'avec l'occupation d'un emploi : en créant une carte de résident
qu'a vocation à obtenir tout étranger qui réside
en France régulièrement depuis plus de trois ans et qui
est délivrée de plein droit à tous ceux qui ont des
attaches personnelles ou familiales en France, en reconnaissant au titulaire
de cette carte, valable dix ans et renouvelable automatiquement, le droit
d'exercer sur l'ensemble du territoire la profession de son choix, cette
loi opère dans le droit de l'immigration une rupture dont la portée
symbolique est aussi importante que la portée pratique : elle signifie
que la population immigrée n'est plus considérée
comme un volant de main-d'oeuvre mais comme une composante de la société
française.
Pour spectaculaire qu'elle soit, la rupture avec le passé ne saurait
masquer la continuité du raisonnement et des pratiques sur un certain
nombre de points. Le contrôle aux frontières est non seulement
maintenu mais renforcé et la lutte contre l'immigration clandestine
reste un objectif prioritaire. Les peines encourues pour entrée
et séjour irréguliers sont aggravées, et la loi maintient
en vigueur deux dispositions parmi les plus contestées de la loi
Bonnet : la faculté de reconduire de force à la frontière
l'étranger expulsé, et la possibilité de "maintenir"
les étrangers en instance de départ forcé dans des
locaux placés sous surveillance policière ("centres
de rétention" ou locaux de police) jusqu'à leur départ
effectif.
L'amorce d'une dérive
Un premier infléchissement de la tendance libérale se manifeste
dès la fin de l'année 1982 : le gouvernement proclame son
intention de sévir contre les étrangers qui se maintiennent
illégalement sur le territoire et le ministre de la Justice demande
aux parquets de requérir systématiquement la reconduite
à la frontière lorsqu'ils sont déférés
devant les tribunaux correctionnels. Mais le véritable tournant
intervient après les élections municipales de mars 1983.
Sous l'impulsion de l'extrême-droite, désormais présente
dans la bataille électorale, la question de l'immigration devient
l'objet de toutes les surenchères : d'où un engrenage dans
lequel la gauche se laisse prendre et qui va largement déterminer,
à partir de 1983, l'attitude du gouvernement vis-à-vis des
immigrés.
Le nouveau discours officiel, inauguré par une déclaration
de François Mitterrand au Conseil des ministres du 31 août
1983, s'articule tout entier sur une opposition entre les immigrés
installés, "qui font partie de la réalité nationale"
et dont il faut favoriser l'insertion, et les clandestins qu'il faut "renvoyer".
Mais, tandis que la politique d'insertion tarde à se traduire par
des mesures concrètes, les manifestations du changement de cap
sont en revanche immédiates en ce qui concerne la lutte contre
l'immigration clandestine : les nouvelles directives ministérielles
préconisent des contrôles massifs pour détecter les
étrangers en situation irrégulière ainsi que des
poursuites systématiques pour infraction à la législation
sur le séjour. L'utilisation de la comparution immédiate
conjuguée avec la faculté donnée au juge de prononcer
désormais la reconduite à la frontière comme peine
principale, immédiatement exécutoire, confèrent un
caractère expéditif aux procédures destinées
à éloigner les étrangers "clandestins".
Enfin, deux ans et demi après la suppression solennelle de l'aide
au retour "Stoléru", un décret vient instituer,
en avril 1984, une "aide publique à la réinsertion"
pour les étrangers privés d'emploi qui acceptent de repartir
chez eux.
La fuite en avant continue.
"L'extrême-droite, ce sont de fausses réponses à
de vraies questions", déclare Laurent Fabius lors d'une émission
télévisée en septembre 1984 avant d'annoncer, le
10 octobre 1984, de nouvelles mesures restrictives : resserrement des
contrôles aux frontières, faculté pour le juge d'assortir
d'une interdiction du territoire la reconduite à la frontière,
mais surtout limitation du regroupement familial. Sous prétexte
de garantir aux familles des conditions d'accueil permettant leur bonne
insertion, et prenant le contrepied de la politique suivie depuis 1981,
le décret du 4 décembre 1984 interdit désormais la
régularisation sur place des conjoints et des enfants ; mais la
mesure aura l'effet exactement contraire à celui prétendûment
recherché puisqu'elle n'empêchera pas les familles de venir
rejoindre le travailleur établi en France, tout en les maintenant
dans une précarité accrue.
L'année 1985, marquée par la proximité des élections
législatives, voit s'amorcer une nouvelle étape dans le
dérapage du discours de la classe politique française. Ce
ne sont plus seulement les clandestins, en effet, que la droite désigne
comme la source de tous les maux dont les Français sont victimes
: chômage et insécurité ; c'est la présence
d'une population étrangère nombreuse qui, par elle-même,
représente à ses yeux une menace pour l'identité
nationale.
La contamination du discours par les thèses de l'extrême-droite
est évidente. Après le Parti des Forces Nouvelles et le
Club de l'Horloge, le Club 89, créé par Michel Aurillac,
député RPR et futur ministre de la Coopération, fait
paraître en février 1985 un ouvrage dans lequel on trouve
tous les thèmes traditionnels de la propagande xénophobe
de l'entre-deux-guerres : la criminalité, les charges sociales
supplémentaires, sans oublier les menaces pour l'avenir de la race,
rebaptisée pudiquement "identité culturelle".
Parmi les mesures préconisées figure la proposition de réformer
le droit de la nationalité en supprimant totalement le droit du
sol, de telle sorte que ne soient Français de naissance que les
enfants nés de deux parents français ou nés en France
d'un parent français.
De fait, tous les partis de droite inscrivent dans leur programme la nécessité
de modifier le droit de la nationalité de façon à
ce qu'au minimum la naissance en France n'entraîne plus de plein
droit l'acquisition de la nationalité française. C'est la
première fois depuis Vichy qu'on parle de restreindre l'accès
à la nationalité française.
La première cohabitation et les débuts de la politique Pasqua
La droite, revenue au pouvoir en mars 1986, va prendre une série
de mesures qui auront un effet déstabilisateur marqué sur
la population immigrée. Le dispositif prévu comporte deux
volets distincts mais complémentaires : la loi du 9 septembre 1986,
dite loi Pasqua, sur l'entrée et le séjour des étrangers
(qui préfigure à beaucoup d'égards la seconde loi
Pasqua de 1993), et le projet de réforme du code de la nationalité.
La loi Pasqua revient sur un grand nombre de dispositions libérales
et protectrices adoptées par la gauche. Elle rend aux préfets
le droit de prononcer la reconduite à la frontière des étrangers
en situation irrégulière ; elle rétablit le régime
de l'expulsion tel qu'il existait antérieurement à la loi
du 29 octobre 1981 ; enfin, sans remettre frontalement en cause la reconnaissance
à certaines catégories d'étrangers d'un droit de
demeurer en France fondé sur l'ancienneté du séjour
ou sur les liens familiaux noués avec des citoyens français,
elle restreint la liste des étrangers qui obtiennent de plein droit
une carte de résident et celle des étrangers protégés
contre les mesures d'éloignement du territoire.
D'inspiration nettement répressive, la loi sera de surcroît
appliquée avec brutalité, sans égard pour les situations
individuelles : l'ensemble du système fonctionnera comme un mécanisme
implacable aboutissant à fabriquer des étrangers en situation
irrégulière destinés à être tout aussi
implacablement refoulés. C'est à cette époque également
que, prenant prétexte de la vague d'attentats terroristes qui secoue
la France, le gouvernement décide de rétablir l'obligation
du visa d'entrée sur le territoire français pour tous les
étrangers qui en étaient jusque-là dispensés
: l'obligation restera définitivement en vigueur pour les ressortissants
des pays dits "à risque migratoire" au point de devenir
une pièce maîtresse du dispositif de "maîtrise
des flux migratoires".
Les effets de la "politique Pasqua" auraient pu être plus
dévastateurs encore si la droite avait réussi, comme elle
en avait l'intention, à réformer le code de la nationalité.
Cette réforme aurait en effet abouti à supprimer, pour les
jeunes nés en France et qui devenaient Français à
18 ans sous l'empire des textes en vigueur, la garantie de pouvoir y demeurer
quoi qu'il advienne. Le projet échouera pour des raisons conjoncturelles
: aux prises avec les manifestations étudiantes, le gouvernement
juge opportun de retirer son projet et, pour éviter de donner l'impression
d'y renoncer purement et simplement, il met en place une commission présidée
par le vice-président du Conseil d'Etat, dont le rapport servira
de référence à la réforme de 1993, menée
cette fois à bien.
La fin de l'ère socialiste
Compte tenu des protestations de la gauche contre la loi Pasqua, on pouvait
penser que son retour au pouvoir, en mai 1988, conduirait rapidement à
l'abrogation de ce texte. Or c'est l'inverse qui se produit : le gouvernement
Rocard adopte un "profil bas" sur les questions de l'immigration
et, pendant plus de sept mois, s'abstient de toute initiative en la matière.
Il faut attendre le printemps 1989 pour qu'il se décide enfin à
présenter au Parlement un projet de loi abrogeant les dispositions
les plus pernicieuses de la loi Pasqua : la loi "Joxe", finalement
promulguée le 2 août 1989, revient à l'esprit des
textes votés en 1981 et 1984 en ce qui concerne l'attribution de
plein droit de la carte de résident et la protection contre l'expulsion
des personnes ayant des attaches personnelles ou familiales en France
; elle ajoute même des garanties supplémentaires en instaurant
un contrôle préalable sur les décisions préfectorales
de refus de séjour, qui doivent être soumises à une
commission du séjour composée de trois magistrats, et un
recours juridictionnel suspensif contre les mesures de reconduite à
la frontière.
Entre 1989 et 1993, l'ordonnance de 1945 connaîtra encore d'autres
modifications, mais cette fois à nouveau dans un sens restrictif
: la loi du 31 décembre 1991 aggrave les sanctions encourues pour
les délits d'aide à l'entrée et au séjour
irréguliers ; la Erreur! Signet non défini., sous couvert
de mettre la législation française en conformité
avec la convention de Schengen, instaure des sanctions contre les transporteurs
qui débarquent sur le territoire français des personnes
démunies de passeport ou de visa ; la loi du 6 juillet 1992 permet
de maintenir dans les "zones d'attente" des ports et aéroports,
pendant un délai qui peut aller jusqu'à vingt jours, les
étrangers non admis sur le territoire ainsi que les demandeurs
d'asile le temps que le ministre de l'Intérieur vérifie
que leur demande n'est pas "manifestement infondée".
Dans l'intervalle, au début de l'été 1991, d'autres
mesures restrictives ont été prises : contrôle renforcé
sur les visas délivrés par les consulats, faculté
donnée aux préfets d'annuler un visa de tourisme s'ils soupçonnent
son titulaire d'être venu en France pour s'y établir, accroissement
des pouvoirs des maires qui peuvent désormais demander une visite
domiciliaire avant de viser un certificat d'hébergement - le document
que doit établir la personne qui se propose d'héberger un
étranger venant en France pour une visite privée et que
celui-ci devra présenter à la frontière.
Lorsque la gauche, battue aux élections, quitte le pouvoir, en
1993, l'esprit libéral de la loi Joxe est donc depuis longtemps
oublié. Malgré tout, ses dispositions sont encore en vigueur
; et comme en 1986, mais avec plus de fougue encore, la droite revenue
au pouvoir va s'empresser de les faire disparaître.
De Pasqua à Debré
Encouragé par sa victoire électorale, mais à court
de propositions concrètes susceptibles de résoudre les problèmes
qui menacent véritablement la cohésion de la société
française, à savoir le chômage et la pauvreté,
le gouvernement s'empare de la question de l'immigration et fait adopter
précipitamment par le Parlement trois textes : la loi du 22 juillet
1993, dite loi Méhaignerie, réformant le droit de la nationalité,
la Erreur! Signet non défini. facilitant les contrôles d'identité,
la loi du 24 août 1993 enfin, dite loi Pasqua, qui procède
à une véritable refonte de l'ordonnance de 1945. viendra
réintroduire dans l'ordonnance, sous une forme légèrement
amendée, les dispositions primitivement
Le droit de la nationalité est réformé dans un sens
nettement restrictif. Les enfants nés en France de parents étrangers
nés dans les territoires d'outre-mer ne sont plus français
de naissance ; la faculté qu'avaient les parents d'enfants nés
en France de réclamer pour ceux-ci la nationalité française
au cours de leur minorité est supprimée ; enfin - et c'est
la disposition symboliquement la plus lourde de sens - l'acquisition de
la nationalité française par les jeunes nés en France
qui l'obtenaient jusque-là à dix-huit ans sans formalité
est désormais subordonnée à la manifestation expresse
de leur volonté d'acquérir cette nationalité. Cette
exigence, présentée comme tendant à respecter le
libre arbitre des intéressés, est en réalité
dictée par la défiance et ne peut être vécue
par eux que comme une forme de discrimination supplémentaire. Le
dispositif mis en place risque aussi de fonctionner comme un facteur d'exclusion,
notamment pour ceux qui, par hésitation, par négligence,
ou pour toute autre raison, auront omis de faire leur demande avant l'âge
fatidique de 18 ans : une fois passé le cap de la majorité,
en effet, l'accès à la nationalité française
leur est fermé s'ils ont subi des condamnations pénales
pour certains délits.
La loi sur "l'entrée, le séjour et l'accueil [sic]
des étrangers en France", de son côté, marque
une régression spectaculaire de la condition des étrangers.
Elle renforce en premier lieu le dispositif répressif visant à
éloigner du territoire les étrangers en situation irrégulière
: allongement de la durée de la rétention et limitation
des pouvoirs du juge, possibilité pour le préfet d'assortir
la reconduite à la frontière d'une interdiction du territoire,
restriction des catégories protégées, création
d'une nouvelle modalité d'éloignement - la "remise"
aux autorités d'un Etat membre de la Communauté européenne
- qui n'est entourée d'aucune des garanties de procédure
normalement prévues, etc.
Le second effet de la loi est de limiter le droit au séjour de
nombreuses catégories d'étrangers : les conditions du regroupement
familial - notamment les conditions de ressources - sont durcies, et des
sanctions sévères menacent ceux dont la famille se maintient
irrégulièrement sur le territoire ; la délivrance
dite "de plein droit" de la carte de résident n'est plus
qu'un faux-semblant dès lors qu'elle est subordonnée à
la régularité préalable du séjour et à
l'absence de menace pour l'ordre public ; les conjoints de Français
n'ont plus accès à la carte de résident qu'après
un an de mariage et à la condition, souvent difficile à
remplir en pratique, d'avoir pu dans l'intervalle se maintenir sur le
territoire français en situation régulière ; les
personnes entrées en France avant l'âge de dix ans n'ont
plus la garantie d'obtenir le droit au séjour à leur majorité
; les hypothèses de retrait ou de non-renouvellement des titres
de séjour se multiplient ; la commission du séjour voit
ses pouvoirs limités, etc. Les demandeurs d'asile eux-mêmes
doivent obtenir des préfectures une autorisation de séjour
avant de pouvoir présenter leur demande à l'Office français
pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA).
Mais la loi Pasqua ne se borne pas à réformer l'ordonnance
de 1945 : elle modifie de nombreuses dispositions figurant dans le code
pénal (limitation des immunités contre l'interdiction du
territoire accordées aux étrangers ayant des attaches en
France), dans le code civil (nouveaux pouvoirs donnés aux maires
pour faire obstacle aux mariages qu'ils soupçonnent d'être
de complaisance), dans le code de la sécurité sociale et
le code de l'aide sociale (subordination de l'accès à la
protection sociale à la régularité du séjour).
Les conséquences que l'on pouvait redouter de l'application de
ces textes n'ont pas tardé à se concrétiser dans
les faits : déstabilisation des jeunes nés ou ayant grandi
en France, privés de l'assurance de pouvoir vivre durablement en
France ; basculement dans l'irrégularité des milliers de
personnes auxquelles les textes donnaient jusque-là la garantie
de pouvoir demeurer en France ; restriction brutale du droit de vivre
en famille ; dénégation du droit aux soins et à un
minimum de revenus à toute personne qui n'est pas ou n'est plus
en possession d'un titre de séjour, même si elle a antérieurement
travaillé et cotisé à la sécurité sociale
; renforcement d'un système répressif et policier dont l'ensemble
de la population, nationaux inclus, subit les conséquences, qu'il
s'agisse de l'intensification des contrôles d'identité, de
la généralisation du fichage, ou de l'immixtion de la police,
sous prétexte de débusquer les fraudes, dans la vie privée
des individus.
La poursuite de la spirale répressive
En déposant en novembre 1996, à la suite des mouvements
de sans-papiers qui se mutliplient à partir de mars 1996, un Erreur!
Signet non défini. prévoyant notament d'accorder à
certaines catégories d'étrangers - celles-là mêmes
que la loi Pasqua avait privées de l'accès à la carte
de résident - une carte de séjour temporaire d'un an, le
gouvernement a admis que l'application stricte de la législation
en vigueur était impossible dès lors qu'elle risquait, en
raison des situations humainement intolérables qu'elle engendrait,
de provoquer des désordres.
Indépendamment du fait que les régularisations permises
par les dispositions nouvelles sont beaucoup trop limitées pour
répondre à l'ampleur du problème posé par
l'existence de plusieurs dizaines de milliers d'étrangers sans
papiers, dont la plupart sont en France depuis de longues années,
il faut surtout noter que l'essentiel des dispositions de la loi finalement
Erreur! Signet non défini. ont pour effet de renforcer encore la
dimension répressive de la législation et d'accroître
la précarité du séjour des étrangers en situation
régulière. Côté répression, elle autorise
la confiscation du passeport des étrangers en situation irrégulière,
la mémorisation des empreintes digitales des étrangers qui
sollicitent un titre de séjour, le contrôle des véhicules
dans une large zone frontalière, et elle restreint les pouvoirs
du juge en matière de rétention. Côté précarisation,
elle crée de nouvelles hypothèses dans lesquelles le retrait
d'un titre de séjour est possible et elle supprime la commission
du séjour qui, même avec des pouvoirs limités par
l'effet de la loi Pasqua, offrait malgré tout aux étrangers
sollicitant un titre de séjour une garantie contre l'arbitraire
des préfets. Le Conseil constitutionnel Erreur! Signet non défini.
une des dispositions les plus contestables et lourdes de conséquences
de la loi : celle qui aurait permis de ne pas renouveler une carte de
résident pour des motifs d'ordre public ; mais il a laissé
subsister le reste du dispositif, malgré les restrictions nouvelles
qu'elle apporte aux droits des étrangers.
Rétrospectivement, 1974 apparaît donc bien comme une date-clé
dans l'histoire récente du droit de l'immigration. L'objectif de
la "maîtrise des flux migratoires" s'est vite mué
en une obsession du verrouillage des frontières, puis de l'obsession
de la fraude et de la clandestinité. Il en est résulté
des atteintes de plus en plus graves portées aux droits fondamentaux
des étrangers mais aussi des Français, le rétrécissement
des garanties légales, et désormais la suspicion généralisée
et l'incitation à la délation qui sapent les fondements
mêmes de la démocratie. Si l'on veut par conséquent
interrompre l'escalade de la répression, ne faut-il pas accepter
de remettre en cause ce qui est à la racine même de cette
escalade et de cette répression, à savoir la fermeture des
frontières ? La question, on en conviendra, mérite d'être
posée.
Le lien d'origine sur le site de Pajol, le site des sans-papier/ères
créé au moment de la lutte de St Ambroise et St Bernard
http://www.bok.net/pajol/ouv/LDI/lochak.html
Le texte préparé pour le débat de Lune où
cet article a été utilisé :
Les débats de LUNE et la lutte des sans-papier/ères A
propos de lévolution des lois en matière dimmigration
|