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La politique de l'immigration au prisme de la législation sur les étrangers
Danièle Lochak


Si le droit ne peut pas, à lui seul, rendre compte des politiques d'immigration, il n'en fournit pas moins une clé d'analyse précieuse pour étudier ces politiques et repérer leurs évolutions. Plus que dans aucun autre domaine, en effet, la législation est ici directement et immédiatement subordonnée à des considérations qui reflètent fidèlement les buts et les moyens des gouvernants en la matière, mais aussi les aléas de la conjoncture politique et les variations de l'opinion publique.
On peut par conséquent lire l'histoire récente des politiques d'immigration à travers les changements de la législation sur les étrangers.
Du contrôle policier au contrôle de la main-d'oeuvre
Pendant longtemps, l'entrée et le séjour des étrangers n'ont fait l'objet d'aucune mesure de contrôle a priori. Lorsqu'un étranger était considéré comme indésirable parce que représentant un danger pour l'ordre public, le problème se réglait en aval, par l'expulsion : dans ce domaine, les autorités jouissaient d'un entier pouvoir discrétionnaire que même la loi du 3 décembre 1849, qui pour la première fois visait à encadrer la procédure d'expulsion, n'avait guère limité.

Le décret du 2 octobre 1888 impose pour la première fois aux étrangers séjournant en France une déclaration de résidence à la mairie. Cinq ans plus tard, la loi du 9 août 1893 perfectionne le système en instituant un registre d'immatriculation des étrangers dans chaque commune et en obligeant les personnes logeant des étrangers à en signaler la présence dans les vingt-quatre heures.
On passe du régime de la déclaration à celui de l'autorisation avec l'instauration, pendant la Première Guerre mondiale, de la carte d'identité d'étranger. Prévue par une circulaire de juin 1916, officialisée par un décret du 2 avril 1917, elle est directement inspirée par des considérations de police. Cette carte, délivrée par le préfet, et que doit posséder tout étranger de plus de 15 ans appelé à séjourner plus de quinze jours en France, doit être visée à chaque changement de résidence, de façon à contrôler la présence et le déplacement des étrangers sur le territoire. Le décret du 21 avril 1917 vient préciser, s'agissant des travailleurs, que la carte d'identité est délivrée sur présentation d'un contrat d'embauche visé par les services de placement.

Ce système va être par la suite aménagé en vue de permettre de contrôler non seulement le séjour mais aussi l'emploi des étrangers. La loi du 11 août 1926 impose à l'étranger qui veut travailler en France d'être en possession d'une carte d'identité portant la mention "travailleur", établie au vu d'un contrat de travail ; de leur côté, les employeurs n'ont pas le droit d'embaucher un travailleur qui n'est pas muni de cette carte. La réglementation sera appliquée de façon très variable en fonction du contexte économique et politique : libérale dans les périodes de plein emploi, rigoureuse en période de crise. Mais elle reste encore assez rudimentaire et ne permet en aucune façon aux pouvoirs publics de s'assurer une quelconque maîtrise de l'immigration ; tel n'est d'ailleurs pas son objet et, sauf pendant une brève période qui suit la Première Guerre mondiale, l'Etat reste cantonné dans un rôle de police tandis que ce sont les associations patronales, regroupées dans la Société générale d'immigration, qui détiennent le monopole de fait de l'immigration organisée.

Dans le contexte de crise dû à l'approche de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement entreprend une refonte importante de la réglementation existante avec le décret-loi du 2 mai 1938, complété ou modifié à plusieurs reprises dans les mois qui suivent, notamment par le décret-loi du 12 novembre 1938. Ces textes tissent une surveillance policière intense autour de chaque étranger ; mais au-delà de leur contenu nettement répressif, ils représentent la première tentative pour réglementer tous les aspects de l'entrée et du séjour des étrangers en France : l'ordonnance du 2 novembre 1945 s'en inspirera sur beaucoup de points.

1945 : rupture et continuité
1945 semble représenter une rupture avec la période de l'entre-deux-guerres car on trouve à la Libération une volonté politique clairement affirmée, concrétisée par un ensemble législatif et réglementaire complet et cohérent, de contrôler l'immigration au lieu de l'abandonner aux fluctuations de l'offre et de la demande et aux initiatives du patronat. Mais la rupture est plus apparente que réelle.
D'abord parce que lorsqu'on compare les dispositions de l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France avec celles du décret-loi du 2 mai 1938, on constate des ressemblances frappantes entre les deux textes. L'ordonnance de 1945 se borne à gommer ou atténuer l'effet des dispositions les plus sévères précédemment en vigueur : elle n'est pas et n'a jamais été un texte libéral ; c'est une loi de police qui conserve un régime de contrôle et de répression.

Ensuite parce que la volonté d'encadrer l'immigration de main-d'oeuvre a été très vite prise en défaut. L'ordonnance de 1945 contenait aussi une réglementation stricte du travail. Elle conférait à l'Office national d'immigration (ONI) le monopole du recrutement et de l'introduction en France des travailleurs étrangers et subordonnait le droit au séjour à la production d'un contrat de travail dûment visé par les services de l'emploi. Mais très vite l'immigration s'est échappée du cadre institutionnel prévu et s'est laissée porter par les besoins économiques. Jusqu'à la fin des années soixante, les besoins de main-d'oeuvre sont tels que la réglementation n'est guère respectée. En dépit des textes, les travailleurs étrangers entrent en France sous couvert d'un simple passeport de touriste, ou même clandestinement ; ils trouvent sans peine à s'embaucher et obtiennent ensuite aisément les documents - carte de séjour et carte de travail - qui régularisent leur situation.

Une proportion croissante d'étrangers échappent au demeurant à ce monopole de plus en plus théorique de l'ONI : les Italiens, en tant que ressortissants de la Communauté économique européenne (CEE), les Algériens, auxquels, même après l'indépendance, les accords d'Evian reconnaissent la liberté de circulation et d'établissement ainsi que l'égalité des droits avec les Français, les Africains de l'ancienne Communauté, bénéficiaires eux aussi de la liberté d'établissement.
Autrement dit, le dispositif législatif, à l'évidence inadapté, reste inappliqué, sans que cela semble gêner les autorités politiques et administratives.

L'immigration dite "sauvage", mais en fait encouragée par les pouvoirs publics aussi longtemps qu'elle répond aux besoins immédiats de l'économie française, ne commence à apparaître comme un problème qu'à partir du moment où l'on enregistre les premières tensions sur le marché de l'emploi, à la fin des années soixante. Le Vè Plan préconise un contrôle de l'immigration spontanée ; et en 1968, alors que le taux des régularisations représente 82% des admissions au séjour, un premier coup d'arrêt est donné à la procédure de régularisation. En 1972, les circulaires dites Marcellin-Fontanet - respectivement ministres de l'Intérieur et du Travail - interdisent pour l'avenir la régularisation des travailleurs entrés en France sans être munis d'un contrat de travail. Elles entraînent les premières luttes des "sans-papiers" : entre octobre 1972 et janvier 1975, on comptera une vingtaine de grèves de la faim dans 17 villes de France ; le gouvernement refuse d'abord de céder, puis finit par accepter des "régularisations" au cas par cas.

1974 : la fermeture des frontières
Deux ans plus tard, à la suite du "premier choc pétrolier", les pouvoirs publics décident de suspendre l'immigration de travailleurs. Va alors s'instaurer progressivement, au nom de la "maîtrise des flux migratoires" et à mesure que la situation de l'emploi se dégrade, un contrôle de plus en plus sévère sur les étrangers.
Car maîtriser les flux, cela veut dire, après avoir décidé de stopper toute immigration de travailleurs : fermer les frontières et instaurer des contrôles draconiens à l'entrée du territoire, sans trop d'égards pour la liberté de circulation et au risque de compromettre l'exercice du droit d'asile ; puis contraindre au départ ceux qui sont entrés et se sont maintenus irrégulièrement sur le territoire, ce qui suppose, pour les repérer, d'organiser des contrôles d'identité à grande échelle qui ne peuvent manquer de désigner l'ensemble des étrangers comme objet de suspicion à l'opinion publique ; s'efforcer enfin de colmater toutes les brèches par où les "flux" pourraient encore pénétrer, en entravant l'arrivée des familles, des étudiants, des demandeurs d'asile, des simples touristes, des conjoints de Français, soupçonnés d'être de faux étudiants, de faux demandeurs d'asile, de faux touristes, des conjoints de complaisance...

L'accession de Valéry Giscard d'Estaing à la présidence de la République coïncide avec les premières retombées économiques du choc pétrolier. Tout au long de son septennat, l'étau va se resserrer sur la population immigrée, sous le double effet de l'extension du chômage et du développement de l'idéologie sécuritaire.

Une série de mesures restrictives sont adoptées dès le début : blocage de l'immigration des travailleurs, et même des familles entre octobre 1974 et juillet 1975, contrôle accru aux frontières, refus de toute régularisation pour les étrangers déjà en France, suppression du régime de la libre circulation pour la plupart des ressortissants des Etats africains de l'ancienne Communauté qui en bénéficiaient jusque-là. Parallèlement, on introduit dans le code du travail une disposition prévoyant que la délivrance des autorisations de travail pourra être refusée pour des motifs tirés de la situation de l'emploi (décret du 21 novembre 1975).

A partir de 1977, ces aménagements apparaissent comme insuffisants. Le secrétaire d'Etat au Travail manuel, Lionel Stoléru, attachera son nom à une politique d'extrême rigueur, dont l'objectif n'est plus seulement de stopper l'immigration mais d'obtenir une diminution de la population étrangère résidant en France (il escompte le départ d'environ 35 000 personnes par an). Il s'agit d'abord d'encourager les retours volontaires par l'instauration d'une "aide au retour" (circulaire de juin 1977), mais aussi de ne plus procéder au renouvellement systématique des autorisations de travail, le non-renouvellement entraînant la perte du droit au séjour (circulaire du 10 juin 1980). Le regroupement familial, considéré comme générateur de demandes d'emploi supplémentaires, est lui aussi restreint : un an et demi après qu'un décret du 29 avril 1976 ait posé pour la première fois en principe le droit de l'étranger à faire venir sa famille, sous certaines conditions de ressources et de logement, le gouvernement décide d'en suspendre l'application pour trois ans : le décret du 10 décembre 1977 n'autorise l'entrée des membres de la famille que s'ils s'engagent à ne pas occuper un emploi salarié (le décret sera annulé par le Conseil d'Etat un an plus tard, sur le recours du Gisti, de la CFDT et de la CGT, comme violant le droit de mener une vie familiale normale reconnu aux étrangers comme aux nationaux).
Mais le dispositif ainsi mis en place, inspiré par des préoccupations économiques, ne se suffit pas à lui seul, dans la mesure où l'on ne peut espérer que les étrangers en situation irrégulière partiront spontanément : il faut donc se donner les moyens de les contraindre à partir et compléter le volet "emploi" de la politique d'immigration par un volet "policier". Ce sera l'objet de la loi du 10 janvier 1980, dite loi Bonnet, qui modifie pour la première fois de façon substantielle l'ordonnance de 1945. Elle rend plus strictes les conditions d'entrée sur le territoire ; elle fait de l'entrée ou du séjour irréguliers un motif d'expulsion au même titre que la menace pour l'ordre public, et permet par conséquent d'éloigner du territoire les "clandestins" ou ceux dont le titre de séjour n'a pas été renouvelé ; enfin, elle prévoit la double faculté de reconduire l'étranger expulsé à la frontière et de le détenir dans un établissement pénitentiaire pendant un délai pouvant aller jusqu'à sept jours s'il n'est pas en mesure de quitter immédiatement le territoire, donnant ainsi un fondement légal à des pratiques qui s'opéraient jusque-là en marge de la loi. La loi Peyrefitte, adoptée en février 1981, parachève le dispositif de contrôle policier sur la population immigrée en légalisant les contrôles d'identité à titre préventif.

Le gouvernement n'hésitera pas à l'utiliser à plein, en procédant à des expulsions massives d'étrangers en situation irrégulière, dans le cadre de la lutte contre "l'immigration clandestine", mais aussi à des expulsions systématiques pour des délits mineurs, dans le cadre de sa campagne pour la "sécurité" des Français : la loi Bonnet, indistinctement tournée vers la répression des clandestins et des délinquants, favorise l'amalgame entre immigration et clandestinité et entre clandestinité et délinquance.

1981 : un état de grâce de courte durée
La victoire de la gauche en mai 1981 semble ouvrir une ère nouvelle pour les étrangers résidant en France. C'est en termes de rupture, en effet, que s'inaugure la politique de la gauche en matière d'immigration : rupture avec la logique économique qui voit dans la population immigrée avant tout un réservoir de main d'oeuvre ; rupture avec la logique sécuritaire qui considère tout étranger comme un délinquant en puissance et entend sanctionner le moindre écart par l'expulsion. Le nouveau discours gouvernemental se traduit immédiatement par des actes concrets : les expulsions en cours sont suspendues et les arrêtés d'expulsion pris sur le fondement des dispositions contestées de la loi Bonnet sont abrogés ; plusieurs circulaires viennent assouplir les conditions du regroupement familial, en permettant notamment l'admission au séjour des membres de famille résidant déjà en France ; l'aide au retour instaurée par Stoléru, symbole d'une politique désormais récusée, est supprimée.

Parallèlement, une procédure de régularisation exceptionnelle est engagée : il s'agit, pour apurer le passé, de permettre aux étrangers en situation irrégulière mais qui sont entrés en France avant le 1er janvier 1981 et qui occupent un emploi stable d'obtenir une carte de séjour. L'opération se révélera plus complexe que prévu et nécessitera plusieurs réajustements successifs ; elle aboutira finalement à la régularisation d'environ 130.000 personnes.

Dans le même temps, le gouvernement entreprend de modifier la législation dans un sens plus libéral. La loi du 9 octobre 1981 supprime le régime dérogatoire des associations étrangères institué par le décret-loi de 1939, qui subordonnait la constitution de de ces associations à l'autorisation du ministre de l'Intérieur (la réforme donnera un élan spectaculaire au développement du mouvement associatif immigré). La loi du 27 octobre 1981 abroge les dispositions de la loi Bonnet et introduit dans l'ordonnance une série de garanties nouvelles et importantes : l'expulsion ne peut être prononcée que si l'étranger a été condamné à une peine au moins égale à un an de prison ferme ; les garanties de procédure entourant l'expulsion sont accrues ; les étrangers en situation irrégulière ne peuvent être reconduits à la frontière qu'après un jugement et non plus par la voie administrative ; les étrangers mineurs ne peuvent plus faire l'objet d'une mesure d'éloignement, et ceux qui ont des attaches personnelles ou familiales en France ne peuvent être expulsés qu'en cas d'urgence absolue, lorsque la mesure constitue "une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou pour la sécurité publique".

Toutes ces mesures indiquent un changement d'attitude radical vis-à-vis de la population immigrée : on ne parle plus de renvoyer chez eux ceux qui sont au chômage, mais on proclame au contraire le droit de demeurer pour les immigrés installés en France. La loi du 17 juillet 1984 viendra ultérieurement concrétiser la reconnaissance du caractère durable de l'installation en France de la population immigrée et la dissociation du droit au séjour d'avec l'occupation d'un emploi : en créant une carte de résident qu'a vocation à obtenir tout étranger qui réside en France régulièrement depuis plus de trois ans et qui est délivrée de plein droit à tous ceux qui ont des attaches personnelles ou familiales en France, en reconnaissant au titulaire de cette carte, valable dix ans et renouvelable automatiquement, le droit d'exercer sur l'ensemble du territoire la profession de son choix, cette loi opère dans le droit de l'immigration une rupture dont la portée symbolique est aussi importante que la portée pratique : elle signifie que la population immigrée n'est plus considérée comme un volant de main-d'oeuvre mais comme une composante de la société française.

Pour spectaculaire qu'elle soit, la rupture avec le passé ne saurait masquer la continuité du raisonnement et des pratiques sur un certain nombre de points. Le contrôle aux frontières est non seulement maintenu mais renforcé et la lutte contre l'immigration clandestine reste un objectif prioritaire. Les peines encourues pour entrée et séjour irréguliers sont aggravées, et la loi maintient en vigueur deux dispositions parmi les plus contestées de la loi Bonnet : la faculté de reconduire de force à la frontière l'étranger expulsé, et la possibilité de "maintenir" les étrangers en instance de départ forcé dans des locaux placés sous surveillance policière ("centres de rétention" ou locaux de police) jusqu'à leur départ effectif.

L'amorce d'une dérive
Un premier infléchissement de la tendance libérale se manifeste dès la fin de l'année 1982 : le gouvernement proclame son intention de sévir contre les étrangers qui se maintiennent illégalement sur le territoire et le ministre de la Justice demande aux parquets de requérir systématiquement la reconduite à la frontière lorsqu'ils sont déférés devant les tribunaux correctionnels. Mais le véritable tournant intervient après les élections municipales de mars 1983. Sous l'impulsion de l'extrême-droite, désormais présente dans la bataille électorale, la question de l'immigration devient l'objet de toutes les surenchères : d'où un engrenage dans lequel la gauche se laisse prendre et qui va largement déterminer, à partir de 1983, l'attitude du gouvernement vis-à-vis des immigrés.

Le nouveau discours officiel, inauguré par une déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 31 août 1983, s'articule tout entier sur une opposition entre les immigrés installés, "qui font partie de la réalité nationale" et dont il faut favoriser l'insertion, et les clandestins qu'il faut "renvoyer". Mais, tandis que la politique d'insertion tarde à se traduire par des mesures concrètes, les manifestations du changement de cap sont en revanche immédiates en ce qui concerne la lutte contre l'immigration clandestine : les nouvelles directives ministérielles préconisent des contrôles massifs pour détecter les étrangers en situation irrégulière ainsi que des poursuites systématiques pour infraction à la législation sur le séjour. L'utilisation de la comparution immédiate conjuguée avec la faculté donnée au juge de prononcer désormais la reconduite à la frontière comme peine principale, immédiatement exécutoire, confèrent un caractère expéditif aux procédures destinées à éloigner les étrangers "clandestins". Enfin, deux ans et demi après la suppression solennelle de l'aide au retour "Stoléru", un décret vient instituer, en avril 1984, une "aide publique à la réinsertion" pour les étrangers privés d'emploi qui acceptent de repartir chez eux.

La fuite en avant continue.
"L'extrême-droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions", déclare Laurent Fabius lors d'une émission télévisée en septembre 1984 avant d'annoncer, le 10 octobre 1984, de nouvelles mesures restrictives : resserrement des contrôles aux frontières, faculté pour le juge d'assortir d'une interdiction du territoire la reconduite à la frontière, mais surtout limitation du regroupement familial. Sous prétexte de garantir aux familles des conditions d'accueil permettant leur bonne insertion, et prenant le contrepied de la politique suivie depuis 1981, le décret du 4 décembre 1984 interdit désormais la régularisation sur place des conjoints et des enfants ; mais la mesure aura l'effet exactement contraire à celui prétendûment recherché puisqu'elle n'empêchera pas les familles de venir rejoindre le travailleur établi en France, tout en les maintenant dans une précarité accrue.

L'année 1985, marquée par la proximité des élections législatives, voit s'amorcer une nouvelle étape dans le dérapage du discours de la classe politique française. Ce ne sont plus seulement les clandestins, en effet, que la droite désigne comme la source de tous les maux dont les Français sont victimes : chômage et insécurité ; c'est la présence d'une population étrangère nombreuse qui, par elle-même, représente à ses yeux une menace pour l'identité nationale.

La contamination du discours par les thèses de l'extrême-droite est évidente. Après le Parti des Forces Nouvelles et le Club de l'Horloge, le Club 89, créé par Michel Aurillac, député RPR et futur ministre de la Coopération, fait paraître en février 1985 un ouvrage dans lequel on trouve tous les thèmes traditionnels de la propagande xénophobe de l'entre-deux-guerres : la criminalité, les charges sociales supplémentaires, sans oublier les menaces pour l'avenir de la race, rebaptisée pudiquement "identité culturelle". Parmi les mesures préconisées figure la proposition de réformer le droit de la nationalité en supprimant totalement le droit du sol, de telle sorte que ne soient Français de naissance que les enfants nés de deux parents français ou nés en France d'un parent français.

De fait, tous les partis de droite inscrivent dans leur programme la nécessité de modifier le droit de la nationalité de façon à ce qu'au minimum la naissance en France n'entraîne plus de plein droit l'acquisition de la nationalité française. C'est la première fois depuis Vichy qu'on parle de restreindre l'accès à la nationalité française.

La première cohabitation et les débuts de la politique Pasqua
La droite, revenue au pouvoir en mars 1986, va prendre une série de mesures qui auront un effet déstabilisateur marqué sur la population immigrée. Le dispositif prévu comporte deux volets distincts mais complémentaires : la loi du 9 septembre 1986, dite loi Pasqua, sur l'entrée et le séjour des étrangers (qui préfigure à beaucoup d'égards la seconde loi Pasqua de 1993), et le projet de réforme du code de la nationalité.
La loi Pasqua revient sur un grand nombre de dispositions libérales et protectrices adoptées par la gauche. Elle rend aux préfets le droit de prononcer la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière ; elle rétablit le régime de l'expulsion tel qu'il existait antérieurement à la loi du 29 octobre 1981 ; enfin, sans remettre frontalement en cause la reconnaissance à certaines catégories d'étrangers d'un droit de demeurer en France fondé sur l'ancienneté du séjour ou sur les liens familiaux noués avec des citoyens français, elle restreint la liste des étrangers qui obtiennent de plein droit une carte de résident et celle des étrangers protégés contre les mesures d'éloignement du territoire.

D'inspiration nettement répressive, la loi sera de surcroît appliquée avec brutalité, sans égard pour les situations individuelles : l'ensemble du système fonctionnera comme un mécanisme implacable aboutissant à fabriquer des étrangers en situation irrégulière destinés à être tout aussi implacablement refoulés. C'est à cette époque également que, prenant prétexte de la vague d'attentats terroristes qui secoue la France, le gouvernement décide de rétablir l'obligation du visa d'entrée sur le territoire français pour tous les étrangers qui en étaient jusque-là dispensés : l'obligation restera définitivement en vigueur pour les ressortissants des pays dits "à risque migratoire" au point de devenir une pièce maîtresse du dispositif de "maîtrise des flux migratoires".

Les effets de la "politique Pasqua" auraient pu être plus dévastateurs encore si la droite avait réussi, comme elle en avait l'intention, à réformer le code de la nationalité. Cette réforme aurait en effet abouti à supprimer, pour les jeunes nés en France et qui devenaient Français à 18 ans sous l'empire des textes en vigueur, la garantie de pouvoir y demeurer quoi qu'il advienne. Le projet échouera pour des raisons conjoncturelles : aux prises avec les manifestations étudiantes, le gouvernement juge opportun de retirer son projet et, pour éviter de donner l'impression d'y renoncer purement et simplement, il met en place une commission présidée par le vice-président du Conseil d'Etat, dont le rapport servira de référence à la réforme de 1993, menée cette fois à bien.

La fin de l'ère socialiste
Compte tenu des protestations de la gauche contre la loi Pasqua, on pouvait penser que son retour au pouvoir, en mai 1988, conduirait rapidement à l'abrogation de ce texte. Or c'est l'inverse qui se produit : le gouvernement Rocard adopte un "profil bas" sur les questions de l'immigration et, pendant plus de sept mois, s'abstient de toute initiative en la matière. Il faut attendre le printemps 1989 pour qu'il se décide enfin à présenter au Parlement un projet de loi abrogeant les dispositions les plus pernicieuses de la loi Pasqua : la loi "Joxe", finalement promulguée le 2 août 1989, revient à l'esprit des textes votés en 1981 et 1984 en ce qui concerne l'attribution de plein droit de la carte de résident et la protection contre l'expulsion des personnes ayant des attaches personnelles ou familiales en France ; elle ajoute même des garanties supplémentaires en instaurant un contrôle préalable sur les décisions préfectorales de refus de séjour, qui doivent être soumises à une commission du séjour composée de trois magistrats, et un recours juridictionnel suspensif contre les mesures de reconduite à la frontière.
Entre 1989 et 1993, l'ordonnance de 1945 connaîtra encore d'autres modifications, mais cette fois à nouveau dans un sens restrictif : la loi du 31 décembre 1991 aggrave les sanctions encourues pour les délits d'aide à l'entrée et au séjour irréguliers ; la Erreur! Signet non défini., sous couvert de mettre la législation française en conformité avec la convention de Schengen, instaure des sanctions contre les transporteurs qui débarquent sur le territoire français des personnes démunies de passeport ou de visa ; la loi du 6 juillet 1992 permet de maintenir dans les "zones d'attente" des ports et aéroports, pendant un délai qui peut aller jusqu'à vingt jours, les étrangers non admis sur le territoire ainsi que les demandeurs d'asile le temps que le ministre de l'Intérieur vérifie que leur demande n'est pas "manifestement infondée".

Dans l'intervalle, au début de l'été 1991, d'autres mesures restrictives ont été prises : contrôle renforcé sur les visas délivrés par les consulats, faculté donnée aux préfets d'annuler un visa de tourisme s'ils soupçonnent son titulaire d'être venu en France pour s'y établir, accroissement des pouvoirs des maires qui peuvent désormais demander une visite domiciliaire avant de viser un certificat d'hébergement - le document que doit établir la personne qui se propose d'héberger un étranger venant en France pour une visite privée et que celui-ci devra présenter à la frontière.
Lorsque la gauche, battue aux élections, quitte le pouvoir, en 1993, l'esprit libéral de la loi Joxe est donc depuis longtemps oublié. Malgré tout, ses dispositions sont encore en vigueur ; et comme en 1986, mais avec plus de fougue encore, la droite revenue au pouvoir va s'empresser de les faire disparaître.

De Pasqua à Debré
Encouragé par sa victoire électorale, mais à court de propositions concrètes susceptibles de résoudre les problèmes qui menacent véritablement la cohésion de la société française, à savoir le chômage et la pauvreté, le gouvernement s'empare de la question de l'immigration et fait adopter précipitamment par le Parlement trois textes : la loi du 22 juillet 1993, dite loi Méhaignerie, réformant le droit de la nationalité, la Erreur! Signet non défini. facilitant les contrôles d'identité, la loi du 24 août 1993 enfin, dite loi Pasqua, qui procède à une véritable refonte de l'ordonnance de 1945. viendra réintroduire dans l'ordonnance, sous une forme légèrement amendée, les dispositions primitivement

Le droit de la nationalité est réformé dans un sens nettement restrictif. Les enfants nés en France de parents étrangers nés dans les territoires d'outre-mer ne sont plus français de naissance ; la faculté qu'avaient les parents d'enfants nés en France de réclamer pour ceux-ci la nationalité française au cours de leur minorité est supprimée ; enfin - et c'est la disposition symboliquement la plus lourde de sens - l'acquisition de la nationalité française par les jeunes nés en France qui l'obtenaient jusque-là à dix-huit ans sans formalité est désormais subordonnée à la manifestation expresse de leur volonté d'acquérir cette nationalité. Cette exigence, présentée comme tendant à respecter le libre arbitre des intéressés, est en réalité dictée par la défiance et ne peut être vécue par eux que comme une forme de discrimination supplémentaire. Le dispositif mis en place risque aussi de fonctionner comme un facteur d'exclusion, notamment pour ceux qui, par hésitation, par négligence, ou pour toute autre raison, auront omis de faire leur demande avant l'âge fatidique de 18 ans : une fois passé le cap de la majorité, en effet, l'accès à la nationalité française leur est fermé s'ils ont subi des condamnations pénales pour certains délits.

La loi sur "l'entrée, le séjour et l'accueil [sic] des étrangers en France", de son côté, marque une régression spectaculaire de la condition des étrangers. Elle renforce en premier lieu le dispositif répressif visant à éloigner du territoire les étrangers en situation irrégulière : allongement de la durée de la rétention et limitation des pouvoirs du juge, possibilité pour le préfet d'assortir la reconduite à la frontière d'une interdiction du territoire, restriction des catégories protégées, création d'une nouvelle modalité d'éloignement - la "remise" aux autorités d'un Etat membre de la Communauté européenne - qui n'est entourée d'aucune des garanties de procédure normalement prévues, etc.

Le second effet de la loi est de limiter le droit au séjour de nombreuses catégories d'étrangers : les conditions du regroupement familial - notamment les conditions de ressources - sont durcies, et des sanctions sévères menacent ceux dont la famille se maintient irrégulièrement sur le territoire ; la délivrance dite "de plein droit" de la carte de résident n'est plus qu'un faux-semblant dès lors qu'elle est subordonnée à la régularité préalable du séjour et à l'absence de menace pour l'ordre public ; les conjoints de Français n'ont plus accès à la carte de résident qu'après un an de mariage et à la condition, souvent difficile à remplir en pratique, d'avoir pu dans l'intervalle se maintenir sur le territoire français en situation régulière ; les personnes entrées en France avant l'âge de dix ans n'ont plus la garantie d'obtenir le droit au séjour à leur majorité ; les hypothèses de retrait ou de non-renouvellement des titres de séjour se multiplient ; la commission du séjour voit ses pouvoirs limités, etc. Les demandeurs d'asile eux-mêmes doivent obtenir des préfectures une autorisation de séjour avant de pouvoir présenter leur demande à l'Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA).

Mais la loi Pasqua ne se borne pas à réformer l'ordonnance de 1945 : elle modifie de nombreuses dispositions figurant dans le code pénal (limitation des immunités contre l'interdiction du territoire accordées aux étrangers ayant des attaches en France), dans le code civil (nouveaux pouvoirs donnés aux maires pour faire obstacle aux mariages qu'ils soupçonnent d'être de complaisance), dans le code de la sécurité sociale et le code de l'aide sociale (subordination de l'accès à la protection sociale à la régularité du séjour).
Les conséquences que l'on pouvait redouter de l'application de ces textes n'ont pas tardé à se concrétiser dans les faits : déstabilisation des jeunes nés ou ayant grandi en France, privés de l'assurance de pouvoir vivre durablement en France ; basculement dans l'irrégularité des milliers de personnes auxquelles les textes donnaient jusque-là la garantie de pouvoir demeurer en France ; restriction brutale du droit de vivre en famille ; dénégation du droit aux soins et à un minimum de revenus à toute personne qui n'est pas ou n'est plus en possession d'un titre de séjour, même si elle a antérieurement travaillé et cotisé à la sécurité sociale ; renforcement d'un système répressif et policier dont l'ensemble de la population, nationaux inclus, subit les conséquences, qu'il s'agisse de l'intensification des contrôles d'identité, de la généralisation du fichage, ou de l'immixtion de la police, sous prétexte de débusquer les fraudes, dans la vie privée des individus.

La poursuite de la spirale répressive
En déposant en novembre 1996, à la suite des mouvements de sans-papiers qui se mutliplient à partir de mars 1996, un Erreur! Signet non défini. prévoyant notament d'accorder à certaines catégories d'étrangers - celles-là mêmes que la loi Pasqua avait privées de l'accès à la carte de résident - une carte de séjour temporaire d'un an, le gouvernement a admis que l'application stricte de la législation en vigueur était impossible dès lors qu'elle risquait, en raison des situations humainement intolérables qu'elle engendrait, de provoquer des désordres.
Indépendamment du fait que les régularisations permises par les dispositions nouvelles sont beaucoup trop limitées pour répondre à l'ampleur du problème posé par l'existence de plusieurs dizaines de milliers d'étrangers sans papiers, dont la plupart sont en France depuis de longues années, il faut surtout noter que l'essentiel des dispositions de la loi finalement Erreur! Signet non défini. ont pour effet de renforcer encore la dimension répressive de la législation et d'accroître la précarité du séjour des étrangers en situation régulière. Côté répression, elle autorise la confiscation du passeport des étrangers en situation irrégulière, la mémorisation des empreintes digitales des étrangers qui sollicitent un titre de séjour, le contrôle des véhicules dans une large zone frontalière, et elle restreint les pouvoirs du juge en matière de rétention. Côté précarisation, elle crée de nouvelles hypothèses dans lesquelles le retrait d'un titre de séjour est possible et elle supprime la commission du séjour qui, même avec des pouvoirs limités par l'effet de la loi Pasqua, offrait malgré tout aux étrangers sollicitant un titre de séjour une garantie contre l'arbitraire des préfets. Le Conseil constitutionnel Erreur! Signet non défini. une des dispositions les plus contestables et lourdes de conséquences de la loi : celle qui aurait permis de ne pas renouveler une carte de résident pour des motifs d'ordre public ; mais il a laissé subsister le reste du dispositif, malgré les restrictions nouvelles qu'elle apporte aux droits des étrangers.

Rétrospectivement, 1974 apparaît donc bien comme une date-clé dans l'histoire récente du droit de l'immigration. L'objectif de la "maîtrise des flux migratoires" s'est vite mué en une obsession du verrouillage des frontières, puis de l'obsession de la fraude et de la clandestinité. Il en est résulté des atteintes de plus en plus graves portées aux droits fondamentaux des étrangers mais aussi des Français, le rétrécissement des garanties légales, et désormais la suspicion généralisée et l'incitation à la délation qui sapent les fondements mêmes de la démocratie. Si l'on veut par conséquent interrompre l'escalade de la répression, ne faut-il pas accepter de remettre en cause ce qui est à la racine même de cette escalade et de cette répression, à savoir la fermeture des frontières ? La question, on en conviendra, mérite d'être posée.


Le lien d'origine sur le site de Pajol, le site des sans-papier/ères créé au moment de la lutte de St Ambroise et St Bernard
http://www.bok.net/pajol/ouv/LDI/lochak.html

Le texte préparé pour le débat de Lune où cet article a été utilisé :
Les débats de LUNE et la lutte des sans-papier/ères A propos de l’évolution des lois en matière d’immigration