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Des harceleurs aux séducteurs, les hommes savent qu'ils sont dominants
10/08/2012

Origine : http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/leo-thiers-vidal/

Parce que la nocivité du harcèlement de rue est aujourd'hui déniée par les mêmes que ceux qui l'an dernier qualifiaient DSK de "séducteur", parce que Alain Gérard Slama estime qu'il est naturel que les hommes harcèlent les porteuses de robes courtes [1], il est urgent de lire ou de relire l'ouvrage que Léo Thiers Vidal a consacré à la position vécue, la subjectivité et la conscience masculines de domination.

Lecture par Didier Epsztajn de l'ouvrage de Léo Thiers-Vidal, De 'L'Ennemi principal' aux principaux ennemis, L'Harmattan, 2010 [2]

Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne

Je choisis cette phrase emblématique, extraite de travaux dirigés par Patricia Roux, comme introduction, résonance, à ma lecture de l’ouvrage de Léo Thiers Vidal : De «L’Ennemi principal » aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination. Autant le dire tout de suite, il s’agit, pour moi, de l’ouvrage lu, le plus important depuis le début du nouveau siècle.

Une lecture : en hommage à Christine Delphy, à toutes les militantes féministes côtoyées, pour M.

Un savoir situé

Qu’en est-il des hommes, non en tant qu’être humains, mais «en tant qu’individus genrés » ? « Quel rapport y a-t-il entre une structure sociale oppressive et des agents oppressifs ? De quelle façon ces deux éléments peuvent-ils être pensés simultanément ? »

Dès son introduction, Léo Thiers Vidal prend soin d’assumer une rupture décisive avec une conception normative de thèse universitaire « partie intégrante de l’exercice scientifique » : «l’oblitération de soi » et affirme qu’il n’a pas« choisi d’organiser ce produit de telle façon à ce qu’il rende invisible cette dimension expérientielle. »

Ou pour le dire de manière encore plus explicite « Ce qui s’est imposé à moi, c’est que le choix d’octroyer une importance à l’expérience spécifique que constitue la production d’une thèse sur les rapports de genre, en tant qu’homme hétérosexuel blanc souhaitant contribuer à l’abolition de ces rapports, m’a amené à vivre cette production comme une expérience, un voyage – comme le mentionne le titre ”De l’ennemi principal aux principaux ennemis” – avant d’être un récit désincarné a posteriori ».

Je vais essayer de présenter une partie des multiples dimensions de ce livre, en fonction de mes connaissances et de mes ressentis (projections en retour d’interrogations ou de vécus), sans toutefois parler des expériences de l’auteur. Ma lecture sera donc « excessive ». Il ne s’agit pas ici de mettre en exergue des différences/divergences de vocabulaire ou d’approche, mais plutôt de partir du socle théorique présenté pour avancer dans le débat.

Des démarches complémentaires seraient, bien évidement nécessaires et en particulier les relectures de certaines propositions, ici présentées, avec les analyses sur l’imbrication des rapports sociaux de pouvoir (de sexe, de classe et de « race »).

Mais encore faudrait-il que ces autres lectures soient clairement axées sur l’oppression de genre, et non comme une confiscation des paroles militantes féministes, au nom de la science universitaire, de la position de « maître », d’un universel désincarné, dissolvant les hiérarchies, les rapport sociaux et les rapports d’oppression. J’ai le soupçon que certains privilégieront la discussion autour des divergences pour ne pas s’affronter à leur propre position sociale, leur propre position de dominant et donc d’oppresseur. Et refuser ainsi, une fois de plus, de prendre à bras le corps les causes (la construction sociale) de l’oppression des femmes et ses conséquences en terme de lutte pour l’émancipation. J’userai, plus encore qu’à mon habitude, de nombreuses citations, incitation ou invitation, je l’espère, à lire la totalité de l’ouvrage de Léo Thiers-Vidal.

Un ancrage féministe matérialiste et radical

Le premier chapitre est consacré à l’exposition des thèses du féminisme radical et de son point de départ le matérialisme au sens large : « analyser les rapports humains matériels concrets comme étant la base de la réalité humaine». Matérialiste, donc critique de l’idéalisme et de la naturalisation des faits sociaux, car le discours naturaliste « chosifie les femmes, les réifie dans la pensée elle-même », enferme les femmes dans leur « essence » et « attribue aux femmes, et à elles seules, des qualités naturelles ».

L’idéologique du naturalisme rend invisible « les rapports sociaux matériels à la base des catégorisations des humains en groupes naturels différents ». Et « cette remise en cause de l’évidence des groupes biologiques de femmes et d’hommes permet de revenir à la question des rapports de pouvoir entre hommes et femmes ».

La dynamique de pouvoir est « source de division et hiérarchisation des humains en hommes et en femmes ». Les auteures féministes radicales utilisent le concept de « classe de sexe ». Le sexe devient un marqueur, un signe de cette hiérarchisation sociale, « fruit d’un acte social qui consiste à réduire les nombreux indicateurs, plus ou moins corrélés entre eux et susceptibles de degrés composant à un seul indicateur source d’une classification dichotomique. » C’est le genre qui construit le sexe « le sexe masculin et le sexe féminin sont des créations culturelles basées sur certaines pratiques sociales d’oppression, d’exploitation et d’appropriation. »

L’invisibilisation de la position d’oppresseur

(Critique de l’approche « scientifique »des rapports de pouvoir genrés)

Léo Thiers-Vidal ne néglige pas la question hétérosexuelle et son traitement différencié par différentes auteures. Sans approfondir, je rappelle sur ce point «les lesbiennes ne sont pas des femmes » de Monique Wittig.

L’auteur aborde ensuite des modes d’exercice du pouvoir en traitant du monopole des armes et des outils, de la division socio-sexuée du travail, du mode de production domestique et l’annulation de la valeur du travail effectué par les femmes, de l’appropriation du corps des femmes, de la place de l’institution du mariage, du concept de sexage, de la domestication et de l’exploitation de la reproduction, etc.

Je donne quelques citations qui ne sauraient cependant se substituer aux analyses complètes des auteures citées et des conclusions intermédiaires de l’auteur

« L’obligation sexuelle implique que les hommes se sentent propriétaires de leurs corps et revendiquent l’accès au corps des femmes ». (Voir sur ce sujet la très grande réticence à reconnaître le viol conjugal).

« Le fait qu’entre hommes et femmes est toujours supposé exister d’une façon ou d’une autre de l’amour, empêche de penser ces relations personnalisées (dont les viols, meurtre) en termes de rapport d’oppression ».

« La capacité de certaines femmes à la reproduction est majoritairement perçue et analysée comme une donnée naturelle, un événement biologique hors champ social, historique et donc des rapports de genre ; et elle est utilisée comme explication évidente de la place sociale des femmes dans les sociétés."    « Toute la difficulté semble résider dans la possibilité de penser l’oppression en même temps que la marge de manœuvre, la structure déterminante ainsi que l’action créatrice, le niveau macro-social ainsi que le niveau micro-social – sans pour autant nier ou diminuer la place du pouvoir dans les rapports de genre. »

Et comment ne pas partager cette phrase de Léo Thiers-Vidal : « Je ne peux nier ma position sociale et sa détermination sur mon rapport au monde et aux autres » et cette invitation dynamique : «L’enjeu pourrait donc consister à développer une théorisation octroyant plus de place à la marge de manœuvre des femmes, aux capacités de résistance et aux stratégies d’autonomie, tout en tenant compte du caractère structurel de l’oppression de genre et de la nature profondément oppressive des rapports femmes-hommes. »

Dans le second chapitre, l’auteur analyse les thèses et «analyses masculines engagées » et en particulier celles de John Stoltenberg, Daniel Welzer-Lang, Pierre Bourdieu ou Robert W  Connell. Il en montre non seulement les limites méthodologiques mais surtout les biais d’analyse. Si je partage la cinglante critique du célèbre, mais plus que discutable (exécrable) ouvrage, de Pierre Bourdieu La domination masculine, je ne m’aventurerai pas dans d’autres commentaires, ne connaissant que très marginalement les productions citées.

Le troisième chapitre - « La conceptualisation genrée du pouvoir genré» - permet à Léo Thiers-Vidal une analyse comparative des écrits féministes radicaux et masculins critiques.

Les analyses développées dans cette partie me semblent décisives, elles ne paraîtront déraisonnables ou scandaleuses qu’à ceux qui oublient le « humaines » des sciences du même nom et qui négligent les effets de l’asymétrie des genres.

« Le savoir se construit donc également en fonction d’une utilité politique et non dans un vacuum socio-politique, que ceci soit d’ailleurs explicité ou non. »

« Un point de vue féministe, à ne pas confondre avec un point de vue des femmes, est donc le produit d’un processus – difficile mais également source d’épanouissement – de prise de conscience et d’engagement socio-politique, qui n’est pas interchangeable avec tout un chacun décidant d’occuper un tel point de vue. »

Ces deux énoncés impliquent de rompre radicalement avec la neutralité soi disant scientifique. Il convient donc tout à la fois de préciser explicitement la place sociale qu’occupe la/le chercheuse/chercheur et de redonner à la politique la dimension trop souvent évacuée de l’analyse rapports sociaux

De nombreux auteurs masculins n’explicitent pas le « point de vue d’où ils écrivent, pensent et ressentent », comme si la «science » les protégeait des « contaminations » des rapports sociaux structurant «leur pensée, leur ressenti, leur subjectivité, leur comportement, donc leur accès au savoir». Léo Thiers-Vidal insiste : « Cette invisibilisation de la position d’oppresseur permet une illusion fondamentale, celle de l’objectivité et de la neutralité qui a donné lieu à une épistémologie objectiviste niant la nécessaire subjectivité des analyses scientifiques en général, et des sciences humaines en particulier. » Il convient d’assurer/d’assumer un déplacement, un décentrement des analyses, un abandon de son propre point de vue au profit de celui des féministes. La «coloration » ainsi souhaitée/nécessaire ne peut qu’animer/enrichir les dimensions scientifiques. Il existe évidement des bornes scientifiques à cette «politisation», pour ne pas sombrer dans les délires purement subjectivistes, mais aux fondements matériels bien avérés, du stalinisme ou du néolibéralisme, par exemple.

Contre des pratiques scientifiques neutralisantes, l’institution universitaire ou l’objectivité désincarnée, je soutiens la réhabilitation de la politique proposée par l’auteur : « Seule l’instauration par les féministes d’un rapport de force défavorable aux hommes devrait permettre une réelle collaboration théorique et politique ».

Les analyses, y compris dans les organisations se réclamant de l’émancipation, restent sous domination d’une pensée neutre, en fait, pensée masculine, et sous-estiment l’importance de l’oppression de genre : « Il me semble crucial de développer une analyse centrée sur les aspects structurels et systématiques des rapports de genre, tant que ces prémisses ne sont pas des acquis de la pensée masculine critique » (souligné par D.E.).

L’asymétrie fondamentale des rapports de genre

L’auteur poursuit en critiquant les analyses incomplètes en termes de classe niant l’oppression matérielle des femmes et souligne « l’asymétrie fondamentales des rapports de genre ». Faut-il ajouter que «cette oppression matérielle implique néanmoins une production symbolique (imaginaire social, discours et représentations, langage,…) source de significations» ? Léo Thiers-Vidal argumente autour de la prise en compte du vécu/savoir de l’oppression : « Il est nécessaire d’imposer un rapport de force inversé pour que ce savoir soit communiqué et puisse servir à une remise en cause du pouvoir masculin », et critique les approches considérant « qu’un même mécanisme extérieur agit parallèlement sur les hommes et les femmes et que les deux sexes seraient victimes de ce mécanisme. »

Ces différents éléments se traduisent par la critique d’une «mixité inégalitaire permanente qu’imposent les hommes aux femmes » et le soutien à une stratégie de non-mixité politique pour le mouvement des femmes. Sauf erreur, l’auteur n’utilise pas le terme d’auto-organisation, mais ses propos ne souffrent d’aucune ambiguïté à ce sujet.

J’indique aussi l’indispensable développement d’un «lien de reddition de compte vis-à-vis des chercheuses féministes radicales » et d’un positionnement choisi et ici réaffirmé : « Il me semble qu’une réelle considération du féminisme matérialiste implique, pour les hommes, non pas de critiquer les analyses féministes radicales, mais en premier lieu d’essayer de les comprendre réellement, sans biais androcentrique, et d’effectuer un travail théorique spécifique -suggéré par Nicole-Claude Mathieu –, celui du dévoilement et de l’analyse des moyens de l’oppression masculine. »

Il convient, me semble-t-il, de faire une lecture précisément politique de ce positionnement, prenant en compte l’asymétrie et la hiérarchisation des situations, pour dépasser les considérants naturalistes ou androcentriques, les «incorporations» de la domination, trop souvent négligés. Je reste plus dubitatif sur les possibles fonctions du dévoilement.

La seconde partie de l’ouvrage – « Socialisation masculine et conscience de domination. Un cheminement spéculatif » –est introduite par une discussion préalable sur la phénoménologie et l’interactionnisme. N’étant guère familiarisé avec ces notions, les éléments que je souligne feront sens avec ma lecture des analyses suivantes, sans garantir qu’ils soient de cette teneur pour l’auteur. Mais n’est-ce pas le lot commun de n’avoir que des connaissances limitées et de ne pas saisir toutes les dimensions inscrites dans un ouvrage aussi travaillé et riche ?

Quoiqu’il en soit, un-e lecteur/trice plus instruit-e saura probablement mieux exploiter les dimensions omises dans ma lecture.

« Les agents ne sont ni entièrement agis ni entièrement agissants. Le contexte dans lequel ces agents grandissent et vivent les construit et ils contribuent activement à construire ce contexte. »

«Dans la mesure où les rapports de genre occidentaux contemporains sont fondamentalement ”interactionnels” de par la mixité asymétrique les caractérisant (l’hétérosexualité et la socialité), cet accent mis sur ces négociations intersubjectives est important, bien qu’il ne prenne pas suffisamment en considération l’asymétrie caractérisant ces ”négociations” interactionnelles genrées.»

« L’expérience de la domination est une forme particulière et déformée de la relation de type ”nous” » (citation de Lengermann et Niiebrugge, reproduite par Léo Thiers Vidal).

Les différents types de masculinité

L’auteur va traiter successivement de « Conscience masculine de domination : modalités d’accueil des énoncés», «Socialisation masculine», «Hétéro-sexualisation» et «Expertise masculine ».

L’hypothèse de travail est simple : «Les hommes sont conscients d’opprimer. Cette hypothèse me semble une porte d’entrée, un outil heuristique innovant pour pouvoir proposer une description de la subjectivité masculine. »

Pour commencer, l’auteur revient, de nouveau, sur la production des savoirs sur les rapports de genre suivant le mode académique prédominant pouvant être caractérisé de la façon suivante : « Le savoir est produit à partir d’une position pensée comme étant non située socio-politiquement ; le choix des objets de recherche et le mode de traitement de ces objets répondent à des logiques extra-théoriques d’évitement d’une confrontation à des pouvoirs existants ; le savoir produit est pensé comme ne devant pas répondre à des besoins sociopolitiques de groupes sociaux opprimés pour pouvoir être qualifié d’objectif, de scientifique ». Il s’appuiera sur les travaux de Christine Delphy (sociologue), Colette Guillaumin (sociologue), Nicole-Claude Mathieu (anthropologue), Michèle le Dœuff (philosophe), Paola Tabet (ethnologue) et Monique Wittig (écrivaine), des analyses se positionnant politiquement et intégrant «également de façon non euphémique et centrale la question des violences infligées par les hommes et endurées par les femmes».

Ce que dit l’auteur sur les savoirs à propos des rapports de genre peut bien évidemment être étendu à d’autres compartiments des sciences dites humaines (il suffit de lire les traitements hors politique des quarante ans de mai 68, pour se rendre compte des conséquences, y compris dans le domaine scientifique, de l’oblitération des groupes sociaux opprimés).

L’auteur classe les positions des hommes sur la hiérarchie de genre. En premier lieu la masculinité explicite : «Dans ce modèle, les hommes ont adopté une éthique – un système de valeurs – explicitement masculiniste, et ont l’intime conviction que leurs pratiques sont moralement justes, autrement dit que l’usage masculiniste des femmes n’est pas moralement répréhensible ».

En second lieu une masculinité implicite : «Ils intègrent des limites à leur comportement en fonction des femmes qu’ils définissent désormais comme ayant des intérêts propres et indépendants. Ils ont néanmoins en commun avec les hommes explicitement masculinistes le fait de maintenir un traitement spécifique des femmes, considéré comme légitime, de par la nature spécifique et complémentaire des hommes et des femmes. » Cette position qui est aujourd’hui hégémonique.

Troisième possibilité, un anti-masculinisme désincarné : «L’anti-sexisme masculin en mixité est souvent marqué par une tendance à symétriser les rapports de genre » et «les hommes ne s’intègrent pas eux-mêmes à l’analyse en tant que sujets actifs». Cela se traduit par l’adoption de façon sélective des analyses féministes et la marginalisation des thématiques d’oppression, d’exploitation et d’appropriation « c’est-à-dire d’une vision critique incarnée des rapports de genre », sans oublier l’impensé de l’hétérosexualité, «continuation d’un différentialisme théorique ».

L’auteur défend un anti-masculinisme incarné, reconnaissance par les hommes de leur implication dans (et comme bénéficiaires de) cette oppression. Il faut, de son point de vue, en permanence, récuser la tendance à minimiser leur propre domination consciente des femmes.

Léo Thiers-Vidal termine cette sous-partie par une formule pesante : «Cela exige, entre autres, de la part des hommes qu’ils fassent le deuil d’une perception positive de soi et de leurs pairs, qu’ils reconnaissent le caractère épistémologiquement limité et biaisé de la position vécue masculine et qu’ils acceptent de se vivre sur un mode dissocié, contradictoire, décentré et structurellement illégitime. »

Sur ce point, le problème n’est pas de reconnaître le caractère limité et biaisé de la position vécue masculine, ni de vivre sur un mode en partie dissocié, contradictoire ou décentré. Cependant, en dehors des périodes de forte mobilisation des femmes, instaurant socialement un déplacement/modification des rapports de force, la proposition de l’auteur me semble illusoire. Mon sentiment est que renvoyer chaque homme à son individualisation illégitime n’offre que peu de sens. Dans une première version de ce texte j’avais ajouté « si ce n’est une culpabilisation ne permettant pas d’agir/(sur)vivre ». Grâce aux commentaires aiguisés d’une première lectrice, Christine, que je remercie, j’indique que d’autres, dont Léo Thiers-Vidal, ne pensent pas qu’il ne s’agisse que d’une culpabilisation, ni d’une position paralysante. Je n’en reste pas moins très interrogatif. Mais dire cela, ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir des écarts à creuser, des positionnements en rupture, de vrais renoncements aux positions bénéficiaires, de mise en cause de cette légitimité bafouante de l’égalité des droits et des êtres humains.

Réfléchir sur les pratiques masculines nécessite de penser leur caractère non aléatoire, homogénéisé et faisant système. Certes il n’existe pas «d’agents humains dont les pratiques sont uniquement structurées selon un seul axe», mais, dans un premier temps l’analyse doit séparer, isoler, simplifier, ici autour de la «notion spécifique de ”position vécue”» dans un cadre patriarcal comme structure sociale. «Il s’agit ici avant tout de retenir le fait que la masculinité est le versant oppresseur d’une configuration matérielle-subjective de genre, qui peut – au niveau des contenus et dynamiques – varier géographiquement, historiquement et culturellement mais qui existe bien malgré ces variations contextuelles. »

La complexification des analyses, la prise en compte de l’ensemble consubstantiel et coextensif des oppressions, exploitations et dominations, ne pourra se faire que dans un second moment dans la pensée. Dans tous les cas, il conviendra que cette intégration pluridimensionnelle ne lamine pas, n’écrase pas les différents niveaux. Par ailleurs, quel que soit le niveau d’analyse choisi, cela ne donne pas d’indication sur les priorités de chacun-e (individu-e et collectifs) en termes de front de lutte, pour utiliser un langage militant.

L’hétéro-socialisation différentielle et différentialisante

Le traitement de l’hétéro-socialisation me semble particulièrement important. Il ne s’agit pas d’en rester au constat d’une socialisation différenciée entre hommes et femmes, mais de comprendre les mécanismes qui ordonnent asymétriquement cette différenciation. Je ne fais qu’en reproduire deux éléments :

« Le terme même d’apprentissage n’a donc pas le même sens, les mêmes connotations selon que l’on appartienne aux (futurs) dominants ou aux (futures) dominées. »

« On peut également noter que pour les garçons-en-devenir la socialisation sera un prolongement de cet auto-centrement subjectif, tandis qu’elle sera une rupture pour les filles-en-devenir : ces dernières apprendront en effet progressivement à délaisser leurs propres intérêts pour trouver ”satisfaction” dans le fait d’être centrées sur les autres, autrement dit, à définir leurs propres intérêts comme étant soumis à ceux de nombreux autres. »

L’auteur décrypte de nombreuses dimensions de cette hétéro-socialisation. Les termes garçons-en-devenir et filles-en-devenir me semblent particulièrement judicieux. Je souligne aussi l’intérêt des pages sur la place des mécanismes scolaires dans ces socialisations différenciées.

L’hétérosexuel, public comme privé, est politique

L’auteur poursuit avec un chapitre sur l’hétéro-sexualisation. Il commence par un essai de définition : «J’entends par ”sexualisation”, ”sexualité” ce qui relève des interactions corporelles productrices de plaisir, hiérarchiques, contrôlées par les dominants, c’est-à-dire où la variable ”sexe/genre” constitue le nœud de l’interaction. J’entends par ”charnel” ce qui relève des interactions corporelles productrices de plaisir, non hiérarchiques, non contrôlées par les dominants, où la variable ”sexe/genre” ne joue pas de rôle – ce qui relève de l’utopie d’un au-delà du sexe/genre. »

Puis il revisite nombres d’écrits sur les fonctions sociales de l’hétérosexualité. «Analyser l’hétérosexualité en termes de hiérarchies entre hommes et femmes, et non seulement en tant que forme normative de la sexualité » (Chris Brickell cité par Léo Thiers-Vidal).

Souvent initiées par des lesbiennes féministes, les analyses de l’hétéro-sexualisation n’en restent pas moins guère nombreuses. Pour beaucoup, l’hétérosexualité est simplement réduite à une donnée de nature.

Léo Thiers-Vidal souligne que la subjectivité de la grande majorité des garçons implique «la sexualisation des filles et femmes», ou pour le dire avec Michèle Le Dœuff, citée par l’auteur, «le droit de poser un regard (puis des gestes) qui refaçonne les corps des non-pairs. »

L’asymétrie de genre confère «un caractère sexuel aux interactions corporelles et non de la corporalité en tant que telle». Il y a là une dimension politique du ”sexuel” qui trace les voies de l’apprentissage idéologique des valeurs de l’oppression des femmes par les hommes. Les pratiques sexuelles masculines devraient s’analyser comme pratique particulière de soi et comme pratique d’appropriation de l’autre non-pair. «L’apprentissage d’une telle sexualisation des non-pairs sera alors la condition sine qua non de la reconnaissance par les pairs de son statut masculin, de sa pleine appartenance au groupe social oppresseur, ainsi que de sa propre identification comme membre à part entière du groupe social masculin. »

Sans oublier toute la mythologie, mais aux effets bien réels, autour de la pénétration (proposition citée : utiliser l’image d’enveloppement plutôt que de pénétration).

En conclusion de cette partie de l’exposé, l’auteur interroge : «Les interactions corporelles sources de jouissance, investies par les dominants, seraient constituées par l’asymétrie interactionnelle et structurelle, et la tentative de dissocier analytiquement ces deux dimensions (sexualité versus pouvoir) ne rendrait donc pas justice aux interactions vécues par les hommes. Autrement dit, l’hétéro-sexualisation n’est-elle pas en elle-même une construction corporelle et affective de la domination genrée ? »

Léo Thiers-Vidal termine par des développements sur l’expertise masculine, «le fait que les hommes agissent en fonction de leurs intérêts et désirs et que ceux-ci sont conçus comme étant supérieurs à ceux des femmes», le fait que les hommes sont intimement attachés à la domination. Puis, une nouvelle fois l’auteur souligne que «la subjectivité idéelle adoptée par les dominants n’est pas perçue comme partie intégrante d’une subjectivité de domination et n’est pas donc pas interrogée politiquement». Il propose «une piste de déstructuration politique de la subjectivité masculine» sous contrôle décisionnel non masculin. Et comme l’écrit l’auteur, contrairement aux balivernes assénées par certains et certaines, il faut «faire le deuil concret de l’illusion d’une égalité-déjà-là ».

Expressions de la conscience masculine de domination

La dernière partie du livre - « Position vécue, subjectivité et conscience masculine de domination » – donne à voir les dimensions empiriques.

«Cette partie empirique se veut au contraire un recommencement du cheminement proposée dans la partie spéculative : que se passe-t-il lorsque l’on interroge huit hommes en faisant travailler l’hypothèse d’une conscience masculine de domination ? Que fait émerger le fait de mener des entretiens avec des hommes sur la question de la conscience masculine de domination ? »

L’auteur a recruté huit hommes dont la moitié se sont ou sont toujours engagés sur la question des rapports de genre, à partir d’une perspective féministe matérialiste. Les différences ou les similitudes d’attitude, de discours, les écarts de perception; les formes de déni ou de déplacement, les exemples fournis permettent une première approche qui en dit long, très long sur la conscience masculine de la domination. «Pouvoir se vivre et vivre sans avoir à gérer, à reconnaître, à ressentir l’impact négatif de ses non(actes) sur une catégorie d’humains représente un allégement existentiel considérable». Une lecture qui devrait aussi en dire long à chacun des lecteurs.

Seront abordées différentes questions qui toutes donneront lieu à conclusions et mises en rapport avec la partie spéculative (la seconde partie) :

« Avoir de la chance d’être un homme » sous-divisé en chance positive, chance négative et non-chance.

« Les comportements problématiques d’autres hommes vis-à-vis des femmes» sous divisé en «égoïsme, égocentrique ou indifférent», «opportuniste, profiteur ou intéressé», «méprisant, dédaigneux ou déshumanisant» et «violent, humiliant ou méchant ».

Pour la très grande majorité des hommes, la construction du masculin est vécue comme quelque chose de non spécifique, comme quelque chose qui ne semble pas être un signe distinctif. Cependant ils ont toujours conscience des interactions spécifiques entre hommes et femmes. La mise en perspective des discours montre, que derrière ce qui est vécu, il existe bien une perception à lucidité bornée, souvent combinée avec des dénis de l’asymétrie des relations. Il est plus facile de renvoyer aux autres comportements, aux comportements des autres hommes que de s’inclure dans l’analyse.

Je ne sais comment retranscrire cette partie de l’ouvrage, expliciter la démarche de l’auteur, montrer la force de ses lectures précises, de ses commentaires, de ses conclusions intermédiaires. Une autre lectrice avisée de mon brouillon, Maud, que je remercie, m’a encouragé à citer des extraits d’entretiens. Je n’ai su effectuer de choix. Il me semble nécessaire, à chacun, de se confronter personnellement aux paroles d’autres hommes. Cependant, je reprends à mon compte et reformule un peu de ses propos : avoir conscience d’être malgré tout bénéficiaire de l’oppression exercée sur les femmes ne saurait dispenser de renoncer à la totalité de ces bénéfices. Chaque homme se raconte des histoires pour faire ou ne pas faire, mais ces auto-justifications communes font système, font partie intégrante de l’asymétrie et de l’oppression.

Comment ne pas avouer aussi une certaine difficulté/angoisse à se (re)trouver dans ces discours d’autres, ces renvois à son propre comportement, à des impensables pourtant pensés, à des contournements/déformations des réalités pour se dispenser, se dégager de rôles et d’actions contraires à l’idéel en partie factice de son existence, de son engagement.

Et pour ne citer que le plus banal, le plus quotidien «le regard comme geste simultané de sexualisation et de genrisation», ce/notre regard masculin,  qui «accentue en fonction d’un schéma sexuel propre au sujet percevant les zones érogènes du corps visible, de sorte que ce corps appelle les gestes du corps masculin. »

Il ressort aussi des interventions de ces huit hommes que «le registre de la violence est comme le registre du mépris marqué par l’absence d’exemples situés dans la sphère familiale.» Est-ce si étonnant ? La boîte noire du privé est toujours majoritairement pensée comme non politique.

L’analyse empirique fait bien ressortir la validité des hypothèses posées au début de la seconde partie et contribue à conforter les analyses des féministes sur la violence des rapports sociaux de sexe, de genre.

Défaire le genre

Je choisis de donner des extraits de la conclusion générale sans commentaire :

Les hommes « témoignent d’une conscience réflexive politique de domination »

« On retrouve donc ici l’enjeu de la définition même du politique telle qu’identifiée pour qualifier les expertises respectives des ”genreurs” et des ”genrées” : celle minimaliste faisant référence aux rapports de force, celle plus exigeante intégrant une grille de lecture féministe. »

«Le fait de vivre matériellement en tant que privilégié selon l’axe de genre amène à se vivre comme au-delà de ce qui relève du matériel, des pratiques. »

« En d’autres termes, j’ai tenté – malgré le daltonisme produit par ma position vécue et le sens commun masculiniste adopté – de voir et de décrire ‘ce qui est réellement là’ et non ce que j’ai ‘appris à escompter’ ».

« Se dégage ainsi progressivement la possibilité de définir théoriquement et empiriquement les hommes comme ces êtres humains qui occupent une position vécue oppressive selon l’axe de genre (marquée notamment par l’hétéro-socialisation et l’hétéro-sexualisation de certains humains), qui sont également dotés d’une expertise politique masculiniste et dont la subjectivité est structurée de façon idéelle et transgressive, nourrie de privilège épistémique et d’apprentissage épistémique-politique, et marquée par un attachement conscient à cette oppression de genre (éclairage féministe et lesbien matérialiste).»

«Autrement dit, il ne suffit pas de disposer, dès sa naissance ou plus tardivement, d’un pénis et de testicules pour être sociologiquement un homme, cela exige – du point de vue de l’agent – l’inscription active dans un groupe de pairs politiques, l’adoption continue d’un nombre de pratiques politiques – vis-à-vis de soi et des autres – et le développement ‘à la limite de la conscience claire’ d’une expertise interactionnelle politique. La spécificité de la qualité politique de chacun de ses éléments étant qu’il s’agit de rapports hiérarchiques et oppressifs vis-à-vis d’humains désignés ’femmes’. »

Comme le souligne Christine Delphy, dans sa préface, contre une conception d’une subjectivité universelle, tenant à la nature humaine, Léo Thiers-Vidal « même s’il ne l’explicite pas, rompt radicalement avec cette démarche en cherchant les ressorts de la subjectivité des hommes – qui sont socialement dominants – dans cette domination même. » Elle termine par cette très belle phrase : «Que ce livre puisse faire éclore, à travers les questions fondamentales qu’il soulève, et les mille graines qu’il sèmera, cette promesse. »  (Rencontrer Léo, c’était rencontrer une promesse)

Une lecture radicale, qui va au fond des choses, qui reconnaît sa dette méthodologique et politique au féminisme matérialiste, qui secoue les nous (dont je) dominants, qui met à nu nombre de nos stratégies de déni, nos actions envers les non-pairs (les femmes comme être humains genrés), les agir reproduisant et construisant l’oppression, la violence, l’asymétrie, le faux «neutre» en réalité masculiniste, etc.

En ces périodes de consensus mou, de mépris de la théorisation, des fausses évidences, du retour des pensées magiques et religieuses, d’un refus de concevoir la matérialité des rapports sociaux, une œuvre engagée très forte, indispensable, une invitation à penser et à agir. Une claque aussi, malgré ou justement à cause des «engagements sincères» : «C’est bien en connaissant de l’intérieur ses ennemis, qu’une lutte politique peut progressivement transformer ce champ aimanté que sont les rapports de genre, afin d’en modifier structurellement les lois d’attraction et de répulsion au bénéfice des dominés.»

Pas seulement un ouvrage essentiel, une présentation « du coté» des dominants, une synthèse qu’il faudra encore et encore actualiser, mais aussi un miroir tendu réfléchissant sur nous (dont je) : un livre qui ne passe pas.

Léo Thiers-Vidal, De « L’Ennemi principal » aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination, Éditions L’Harmattan, Paris 2010, 372 pages, 33,50 euros

Didier Epsztajn

Articles de Léo Thiers Vidal :

Le masculinisme de « La domination masculine » de Bourdieu
4 mai 2004 par léo thiers-vidal
http://www.chiennesdegarde.com/article.php3?id_article=310

http://1libertaire.free.fr/LeoThiersVidal06.html

Pour un regard féministe matérialiste sur le queer. Échanges entre une féministe radicale et un homme anti-masculiniste Sabine Masson, Léo Thiers-Vidal
Revue Mouvements Numéro Sexe : sous la révolution, les normes no20 –2002/2
http://www.cairn.info/revue-mouvements-2002-2-page-44.htm

http://1libertaire.free.fr/LeoThiersVidal12.html

Culpabilité personnelle et responsabilité collective: Le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat comme aboutissement d’un processus collectif  par léo thiers-vidal
http://1libertaire.free.fr/LeoThiersVidal05.html

Notes

1. Lecture publiée par Didier Epsztajn sur le blog Entre les lignes entre les mots :
http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/indispensable/

2. Voir Les Nouvelles News, Alain Gérard Slama harcelé par les robes courtes, 7 août 2012 :
http://www.lesnouvellesnews.fr/index.php/cafouillage/42-cafouillage/2064-alain-gerard-slama-harcele-par-les-robes-courtes