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Ce livre se situe en continuité directe avec celui de Wendy
Brown [1 ], dont un compte rendu a été publié
dans le numéro 27 de la Revue "Les temps maudits"
de la Cnt-F.
Les auteurs expliquent qu’il s’agit d’un travail
collectif, qui fait suite à un séminaire organisé
en collaboration avec la revue Actuel Marx. Ce sont donc des marxistes
à l’origine, c’est en quelque sorte leur découverte
de l’individu au travers de l’analyse du néolibéralisme
actuel. C’est aussi l’abandon ouvert des notions de
d’infrastructure et superstructure.
Cet ouvrage nous livre leurs conclusions sur l’analyse de
la période contemporaine et ses mutations. Ces conclusions
nous alertent sur les enjeux et le danger de cette nouvelle étape
du capitalisme. Leur constat est simple et important :
Ce qui est en jeu n’est ni plus ni moins que la forme de
notre existence, ceci concerne notre façon de nous comporter,
notre façon de nous rapporter aux autres, notre façon
de nous rapporter à nous-même.
Le capitalisme actuel nous impose, sans que nous en rendions compte,
une norme de vie bien précise. La compétition et l’efficacité
sur le modèle de l’entreprise deviennent la règle.
Le changement interne au capitalisme construit, influence fortement
notre subjectivité et notre vivre ensemble.
C’est un ensemble normatif qui touche le domaine politique
vu le poids des forces capitalistes aux postes de décision.
Dans l’économie, c’est le capital financier mondialisé
qui domine tout. Dans le champ social, l’individualisation
des rapports sociaux s’impose alors que l’influence
des organisations collectives recule. Au niveau subjectif, un nouveau
sujet se construit et de nouvelles pathologies psychiques apparaissent.
Pour Dardot et Laval, la nouvelle raison du monde, c’est
une nouvelle façon de « faire monde », qui possède
une telle puissance qu’elle force l’intégration
de toute l’existence humaine sur le modèle du marché.
Cette nouvelle rationalité du monde est la rationalité
du capitalisme contemporain, qui nous impose une nouvelle norme
de vie. C’est un ensemble de discours et de dispositifs qui
constituent un mode de gouvernement basé sur l’universalité
du marché et de la concurrence.
Ce libéralisme nouvelle mouture n’est pas un laisser
faire, il s’agit d’une naturalisation et d’une
généralisation du marché y compris pour l’Etat.
La valorisation du « laisser faire le marché »
n’est qu’une façade idéologique, il y
aurait soi disant un marché naturel, qui fonctionnerait comme
une évidence. En réalité, ce système
fonctionne avec la surveillance mutuelle des divers opérateurs
privés. Ceci se déploie sur la base d’une défaillance
des anciens modes de régulation. Cette auto surveillance
s’accompagne de rapports de force très violents, car
la lutte peut aller jusqu’à la mise à mort,
puisque les perdants de cette compétition sont régulièrement
absorbés par les plus forts.
Ces auteurs pensent qu’il ne faut pas se laisser enfermer
dans un faux débat basé sur le dualisme : Etat ou
marché, libéralisme ou régulation. Ils appuient
leur travail sur les travaux de Michel Foucault, en particulier
sur le cours au Collège de France de 1978 - 1979 intitulé
: « Naissance de la « biopolitique ». [2]
Foucault explique que le mode de gouvernement est une activité,
qui accompagne et façonne le fonctionnement social et économique.
La visée de cette biopolitique, la politique qui prend la
vie, est l’autogouvernement, le gouvernement par la liberté.
La liberté est utilisée pour que les individus se
conforment à des règles bien précises.
Il nous faut sortir du dualisme, qui alimente les faux débats,
ceci implique de sortir du schématisme : liberté –
domination, consentement – subordination. Selon cette approche
théorique, la liberté est intégrée à
la domination. Laval et Dardot se réfèrent explicitement
à Wendy Brown, qui elle-même utilise la notion «
l’ordre du discours » que Foucault a popularisé.
[3 ] L’Etat est compris comme un organisme qui s’occupe
de la gestion de la vie et d’une instrumentalisation de la
docilité pour encourager la consommation. Les pratiques du
pouvoir sont reliées à des productions idéologiques.
Ce livre refuse le naturalisme proposé par le néo-libéralisme
et insiste sur le fait que notre nouvelle époque n’est
pas une application des idées des « libertariens ».
[4 ] La marchandisation touche toutes les sphères de la société,
tous les domaines de l’existence humaine. Il n’y a pas
de séparation stricte entre le libéralisme politique
et le libéralisme économique. Nous sommes inclus dans
une transformation des rapports sociaux et politiques. Ce nouvel
esprit du capitalisme est une mise en ordre de la conduite effective
des sujets sociaux. Le résultat est un effet global de plusieurs
facteurs hétérogènes, une coagulation de prescriptions
différentes. Ce processus aboutit à la promotion du
marché comme principe de gouvernement des hommes et du gouvernement
de soi.
Le néolibéralisme fait de la logique du marché
une logique normative, qui va de l’Etat jusqu’à
l’intimité de la personne. Cette norme est la rationalité
du libéralisme actuel. Dans ce cadre, l’intérêt
est l’autre nom du désir. Nous sommes plongés
dans un nouveau système de discipline, une conduite des conduites.
Gouverner consiste alors à structurer le champ d’action
des autres. Les modalités sont connues : destruction des
aides sociales, contrôle social renforcé, logique sécuritaire,
punition des pauvres, travail forcé, etc. L’espace
public type est celui du centre commercial ou de la rue piétonne
bordée de commerces. L’éducation, la santé
doivent se modeler strictement sur des impératifs de profit.
La peur au travail devient banale : peur d’être viré,
peur de ne pas être compétitif, ce qui conduit à
développer rapidement un autocontrôle. L’individualisation
est généralisée, notre liberté est indexée
à l’efficacité, à une gestion personnelle.
Le sujet humain est inséré dans le cycle infernal
de la performance et de la jouissance toujours à renouveler.
L’effet de l’ordre du discours est psychosociologique,
il nous inscrit dans l’histoire et la société,
il nous fixe une place bien précise. Les auteurs citent Marx,
qui a montré en son temps que la libération de l’individu
par le capitalisme va de pair avec un nouvel assujettissement. L’urbanisation
et la marchandisation sont liées à des dispositifs
d’efficacité. C’est un dressage des corps et
une gestion des esprits que Foucault a qualifié de «
biopolitique ». Officiellement, il s’agit de maximiser
les plaisirs et de minimiser les peines, et de facto de façonner
les individus. Au sein même de la personne fonctionne une
articulation entre « être gouverné » et
« se gouverner soi-même ». Toute la personnalité
est concernée, il y a une fusion entre le discours économique
et le discours psychologique, ce qui aboutit à une rationalisation
du désir. Dans ce contexte, la psychologie des foules est
une technologie intellectuelle, une technologie de pouvoir, une
domination mentale. La psychologisation des rapports sociaux passe
par le marketing et le « pousse à jouir », l’injonction
de jouissance.
Leurs conclusions sont les suivantes : Le marché est une
réalité construite, sa principale caractéristique
c’est la concurrence, la lutte interne au capitalisme et non
l’échange comme on le croit habituellement.
L’Etat est soumis aux règles du marché, mais
surtout il construit le marché et se construit maintenant
selon les normes du marché.
L’universalisation des normes du marché touche toute
la vie humaine et en particulier l’individu. Le changement
de normes doit conduire les individus à être des «
individus-entreprises ».
Les conséquences de cette mutation sont sérieuses,
nous devons les prendre en compte. Les catégories du management
prennent la place des principes symboliques, qui fondaient la citoyenneté.
Maintenant, tout devient transaction, le droit tend à être
remplacé par des accords négociés. Le citoyen
est poussé vers la sortie et entre en scène l’homme
entrepreneurial. Cela aboutit à une remise en cause de la
citoyenneté et à une attaque de la logique démocratique
et de la citoyenneté sociale. Nous sommes en train de passer
dans une « post-démocratie », où la question
des fondements de la vie sociale se pose en de nouveaux termes.
Le cynisme, le mensonge, le mépris, la mauvaise foi s’accompagnent
du relâchement du langage et des gestes. L’ignorance,
l’arrogance de l’argent facile triomphent. La brutalité
de la domination est ouverte et devient le pendant de la performance.
Le respect des consciences, la liberté de pensée,
la liberté d’expression, les principes moraux, les
principes juridiques, le respect des formes légales, les
procédures deviennent obsolètes. Les normes et les
lois sont réduites à l’état de purs instruments,
seul compte les objectifs de domination et de profit.
Cette mutation est si profonde qu’elle provoque une désymbolisation
politique. La possibilité d’une dé-démocratisation
n’est plus une crainte, elle a déjà commencé.
Tout ce fonctionnement tend à neutraliser les catégories
fondatrices de l’ancienne démocratie libérale.
La remise en cause de l’héritage classique n’est
pas un accident de parcours. Ce néo-libéralisme est
a-moral, la figure de l’idéal n’y a plus de place.
La démocratie libérale étant épuisée,
la voie sociale-démocrate ne peut plus être à
l’ordre du jour. Les difficultés de la gauche officielle
peuvent s’expliquer ainsi.
Dardot et Laval proposent alors de réfléchir pour
inventer une nouvelle gouvernementalité. Face au modèle
de l’entreprise de soi, une subjectivité alternative
est à imaginer. Le sujet est toujours à construire.
Le lien entre éthique et politique peut produire des contres-conduites,
proposer de nouvelles formes de vie. C’est l’invention
collective qu’il faut stimuler. Ils nous encouragent à
intensifier les contre-projets de coopération. Ils souhaitent
promouvoir une autre rationalité. Ils constatent que rien
ne se fera spontanément. Il faudra toujours agir et lutter
politiquement et essayer de peser socialement. Pour Laval et Dardot,
il s’agit simplement d’inventer un nouveau sens du possible.
Pour cela, il sera nécessaire de collectiviser les savoirs,
de mettre en pratique l’assistance mutuelle et le travail
coopératif. Le but étant de créer une nouvelle
raison du bien commun.
Visiblement ces deux auteurs ne connaissent pas l’anarcho-syndicalisme,
ni les idées libertaires, ni la démocratie directe,
car la coopération, la solidarité, la raison commune
et la discussion collective, c’est ce que nous essayons de
mettre en actes depuis très longtemps dans nos luttes et
nos structures, nous appelons cela l’autogestion. Nous souhaiterions
effectivement que toute la société fonctionne sur
ce mode.
Ce livre, après celui de Wendy Brown, représente
une avancée parce qu’il prend au sérieux la
nouvelle situation induite par le développement du capitalisme
postmoderne. Il nous permet de comprendre que ce qui se passe avec
Sarkozy a une cohérence et une rationalité : la rationalité
du nouveau capitalisme. D’autre part, il confirme ce que Félix
Guattari disait déjà en 1989 : l’existentiel
est devenu un enjeu politique. [5 ].
Philippe Coutant, Nantes, le 10 Mai 2009
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1 Wendy Brown, « Les habits neufs de la politique mondiale
», « Néolibéralisme et néo-conservatisme
», Editions Les Prairies Ordinaires, Collection « Penser/croiser
», Diffusion Les Belles Lettres, Paris, Novembre 2007, 140
pages.
2 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au collège
de France (1978-1979), éditions du Seuil, Collections Hautes
études,Paris, 2004, 356 pages.
3 Michel Foucault, L’ordre du discours, éditions Flammarion,
Collection Blanche, Paris, 1971, 81 pages.
4 Les libertariens sont des libéraux extrémistes,
qui refusent toutes interventions étatiques dans la vie économique
et sociale. La notion de « libertarianisme » est également
employée :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Philosophie_libertarienne
5 Félix Guattari, Les trois écologies, collection
L’espace critique, éditions Galilée, Paris,
1989.
Egalement Félix Guattari, Le Capitalisme Mondial Intégré
et la Révolution Moléculaire, Nouvelles machines de
guerre révolutionnaire, agencements de désir et lutte
des classes, ce texte fut présenté par
Félix Guattari comme contribution aux journées du
CINEL (Centre d’Information sur les Nouveaux Espaces de Liberté)
célébrées en 1981.
http://1libertaire.free.fr/Guattari4.html
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