Ce texte fut présenté par Félix Guattari comme contribution aux journées du CINEL -
Centre d’Information sur les Nouveaux Espaces de Liberté - qui ont eu lieu en 1981.
Le CMI (capitalisme mondial intégré) ne respecte ni les
territorialités existantes, ni les modes de vie traditionnels,
ni les modes dorganisation sociale des ensembles nationaux, qui
paraissent aujourdhui les mieux établis.
Le capitalisme contemporain peut être défini comme capitalisme
mondial intégré parce quil tend à ce quaucune
activité humaine sur la planète ne lui échappe.
On peut considérer quil a déjà colonisé
toutes les surfaces de la planète et que lessentiel de
son expression concerne, à présent, les nouvelles activités
quil entend surcoder et contrôler.
Ce double mouvement dextension géographique qui se clôture
sur elle-même et dexpansion moléculaire proliférante
est corrélatif dun processus général de déterritorialisation.
Le CMI (capitalisme mondial intégré) ne respecte ni les
territorialités existantes, ni les modes de vie traditionnels,
ni les modes dorganisation sociale des ensembles nationaux, qui
paraissent aujourdhui les mieux établis. Il recompose les
systèmes de production et les systèmes sociaux sur ses propres
bases, sur ce que jappellerai sa propre axiomatique (axiomatique
étant ici opposé à programmatique). En dautres
termes, il ny a pas un programme défini une fois pour toutes
: il est toujours susceptible, à propos dune crise, ou dune
difficulté imprévue, dajouter des axiomes fonctionnels
supplémentaires ou den retrancher. Certaines formes capitalistes
paraissent seffondrer à loccasion dune guerre
mondiale ou dune crise comme celle de 1929, puis renaissent sous
dautres formes, retrouvent dautres fondements. Cette déterritorialisation
et cette recomposition permanentes concernent aussi bien les formations
de pouvoir (1) que les modes de production (je préfère parler
de formations de pouvoir plutôt que de rapports de production, car
cette notion est trop restrictive par rapport au sujet considéré
ici).
Jaborderai la question du capitalisme mondial intégré
sous trois angles : celui de ses systèmes de production,
dexpression économique et daxiomatisation du socius
(2).
celui des nouvelles segmentarités quil développe
au niveau transnational ou dans le cadre européen ou encore au
niveau moléculaire ;
enfin, sous langle de ce que jappelle les machines
de guerre révolutionnaires (3), les agencements de désir
(4) et les luttes de classes.
Le CMI et ses systèmes de production
Je rappelle quil nexiste plus seulement une division internationale
du travail mais une mondialisation de la division du travail, une captation
générale de tous les modes dactivités, y compris
de celles qui échappent formellement à la définition
économique du travail. Les secteurs dactivité les
plus « arriérés » et les modes de production
marginaux, les activités domestiques, le sport, la culture, qui
ne relevaient pas jusquà présent du marché
mondial, sont en train de tomber les uns après les autres sous
la coupe.
Le CMI intègre donc lensemble de ces systèmes machiniques
(5) au travail humain et à tous les autres types despaces
sociaux et institutionnels, comme les agencements technico-scientifiques,
les équipements collectifs ou les médias. La révolution
informatique accélère considérablement ce processus
dintégration, qui contamine également la subjectivité
inconsciente, tant individuelle que sociale. Cette intégration
machinique-sémiotique(6) du travail humain implique donc que soit
pris en compte, au sein du processus productif, la modélisation
de chaque travailleur, non seulement son savoir ce que certains
économistes appellent le « capital de savoir »
mais aussi lensemble de ses systèmes dinteraction avec
la société et avec lenvironnement machinique.
Lexpression économique du CMI
Lexpression économique du CMI son mode dassujettissement
sémiotique des personnes et des collectivités ne
relève pas uniquement de systèmes de signes monétaires,
boursiers ou dappareils juridiques relatifs au salariat, à
la propriété, à lordre public. Elle repose
également sur des systèmes dasservissement (7) au
sens cybernétique du terme. Les composants sémiotiques du
capital fonctionnent toujours sur un double registre : celui de la représentation
(où les systèmes de signes sont indépendants et distanciés
des référents économiques) et celui du diagrammatisme
(où les systèmes de signes entrent en concaténation
(8) directe avec les référents, en tant quinstrument
de modelage, de programmation, de planification des segments sociaux et
des agencements productifs).
Ainsi, le capital est beaucoup plus quune simple catégorie
économique relative à la circulation des biens et à
laccumulation.
Cest une catégorie sémiotique qui concerne lensemble
des niveaux de la production et lensemble des niveaux de stratification
des pouvoirs. Le CMI sinscrit non seulement dans le cadre de sociétés
divisées en classes sociales, raciales, bureaucratiques, sexuelles
et en classes dâge, mais aussi au sein dun tissu machinique
proliférant. Son ambiguïté à légard
des mutations machiniques matérielles et sémiotiques, caractéristiques
de la situation actuelle, est telle quil utilise toute la puissance
machinique, la prolifération sémiotique des sociétés
industrielles développées, dans le même temps quil
la neutralise par ses moyens dexpression économique spécifiques.
Il ne favorise les innovations et lexpansion machinique quautant
quil peut les récupérer, et consolider les axiomes
sociaux fondamentaux sur lesquels il ne peut pas transiger : un certain
type de conception du socius, du désir, du travail, des loisirs,
de la culture.
Laxiomisation du socius
Laxiomatisation du socius est caractérisée, dans le
contexte actuel, par trois types de transformation : de clôture,
de déterritorialisation et de segmentarité.
La clôture : À partir du moment où le capitalisme
a envahi lensemble des surfaces économiquement exploitables,
il ne peut plus maintenir lélan expansionniste qui était
le sien durant ses phases coloniales et impérialistes.
Son champ daction est clôturé et cela lui impose
de se recomposer sans arrêt sur lui-même, sur les mêmes
espaces, en approfondissant ses modes de contrôle et dassujettissement
des sociétés humaines.
Sa mondialisation, loin dêtre un facteur de croissance, correspond
donc, en fait, à une remise en question radicale de ses bases antérieures.
Elle peut aboutir soit à une involution complète du système,
soit à un changement de registre. Le CMI devra trouver son expansion,
ses moyens de croissance, en travaillant les mêmes formations de
pouvoir, retransformant les rapports sociaux, et en développant
des marchés toujours plus artificiels, non seulement dans le domaine
des biens mais aussi dans celui des affects. Jémets lhypothèse
que la crise actuelle qui, au fond, nen est pas une, cest
plutôt une gigantesque reconversion est précisément
cette oscillation entre linvolution dun certain type de capitalisme,
qui se heurte à sa propre clôture, et une tentative de restructuration
sur des bases différentes.
La déterritorialisation :
Il lui faut, en dautres termes, opérer une reconversion décisive,
quitte à liquider complètement des systèmes antérieurs,
que ce soit au niveau de la production ou des compromis nationaux (avec
la démocratie bourgeoise ou la social-démocratie).
Cest la fin des capitalismes territorialisés, des impérialismes
expansifs et le passage à des impérialismes déterritorialisés
et intensifs : labandon de toute une série de catégories
sociales, de branches dactivités, de régions sur
lesquelles le CMI reposait ; le remodelage et le domptage des forces
productives de façon à ce quelles sadaptent
au nouveau mode de production.
La déterritorialisation du capitalisme sur lui-même, cest
ce que déjà Marx avait appelé « lexpropriation
de la bourgeoisie par la bourgeoisie » mais cette fois-ci, à
une tout autre échelle. Le CMI nest pas universaliste.
Il ne tient pas à généraliser la démocratie
bourgeoise sur lensemble de la planète, pas plus, dailleurs,
quun système de dictature. Mais il a besoin dune
homogénéisation des modes de production, des modes de
circulation et des modes de contrôle social. Cest cette
unique préoccupation qui le conduit à sappuyer ici
sur des régimes relativement démocratiques et, ailleurs,
à imposer des dictatures. Cette orientation, dune façon
générale, a pour effet de reléguer les anciennes
territorialités sociales et politiques, ou tout au moins à
les dessaisir de leurs anciennes puissances économiques. Mais
cela nest possible que si lui-même fonctionne à partir
dun multicentrage de ses propres centres de décision.
Aujourdhui, le CMI na pas un centre unique de pouvoir. Même
sa branche nord-américaine est polycentrée. Les centres
réels de décision sont répartis sur toute la planète.
Il ne sagit pas seulement détats-majors économiques
au sommet, mais aussi de rouages du pouvoir sétageant à
tous les niveaux de la pyramide sociale, du manager au père de
famille. Dune certaine façon, le CMI instaure sa propre démocratie
interne. Il nimpose pas nécessairement une décision
allant dans le sens de ses intérêts immédiats. Par
des mécanismes complexes, il « consulte » les autres
centres dintérêt, les autres segments avec lesquels
il doit composer. Cette - « négociation » nest
plus politique comme jadis. Elle met en jeu des systèmes dinformation
et de manipulations psychologiques à grande échelle, par
le biais des mass-media.
La dégénérescence des localisations concentriques
des modes de pouvoir et des hiérarchies qui sétageaient
des aristocraties aux prolétariats en passant par les petites
bourgeoisies nest pas incompatible avec leur maintien partiel.
Mais elles ne correspondent plus aux champs réels de décisionalité.
Le pouvoir du CMI est toujours ailleurs, au coeur de mécanismes
déterritorialisés.
Cest ce qui fait quil paraît aujourdhui impossible
de le cerner, de latteindre et de sy attaquer. Cette déterritorialisation
engendre également des phénomènes paradoxaux, comme
le développement de zones du Tiers-monde dans les pays les plus
développés et, inversement, lapparition de centres
hyper-capitalisés à lintérieur de zones sous-développées.
Le système général de segmentarité
Le capitalisme nétant plus dans une phase expansive au niveau
géopolitique est amené à se réinventer sur
les mêmes espaces selon une sorte de technique de palimpseste (9).
Il ne peut pas plus se développer selon un système de centre
et de périphérie, quil transforme synchroniquement.
Son problème sera de trouver de nouvelles méthodes de consolidation
de ses systèmes de hiérarchie sociale. Il sagit là
dun axiome fondamental : pour maintenir la consistance de la force
collective de travail à léchelle de la planète,
le CMI est tenu de faire coexister des zones de superdéveloppement,
de superenrichissement au profit des aristocraties capitalistes (pas uniquement
localisées dans les bastions capitalistes traditionnels), et des
zones de sous-développement relatif, et même des zones de
paupérisation absolue.
Cest entre ces extrêmes quune disciplinarisation générale
de la force collective de travail et un cloisonnement, une segmentarisation
des espaces mondiaux, peuvent sinstituer. La libre circulation des
biens et des personnes est réservée aux nouvelles aristocraties
du capitalisme.
Toutes les autres catégories de population sont assignées
à résidence sur un coin de la planète, devenue une
véritable usine mondiale, à laquelle sont adjoints des camps
de travail forcé ou des camps dextermination à léchelle
de pays entiers (le Cambodge).
Cette redéfinition permanente des segments sociaux ne concerne
pas seulement les questions économiques. Cest lensemble
de la vie sociale qui se trouve remodelé.
Là où, dans lEst de la France, on vivait de père
en fils de lacier, le CMI décide de liquider le paysage industriel.
Tel autre espace sera transformé en zone touristique ou en zone
résidentielle pour les élites. Des niveaux de standing sont
bouleversés à léchelle de régions entières.
De nouvelles interactions, de nouveaux antagonismes surgissent entre les
segments du CMI et les agencements humains qui cherchent à résister
à son axiomatisation et à se reconstituer sur dautres
bases.
À quelles conditions vaut-il la peine de continuer à vivre
dans un tel système ? Quelles attaches inconscientes font que
lon continue dy adhérer malgré soi ? Tous
ces axiomes de segmentarité sont liés les uns aux autres.
Le CMI non seulement
intervient à léchelle mondiale, mais aussi aux niveaux
les plus personnels.
Inversement, des déterminations moléculaires inconscientes
ne cessent dinteragir sur des composantes fondamentales du CMI.
La segmentarité transnationale
Lantagonisme Est-Ouest tend à perdre sa consistance. Même
lors des phases de tension, comme celle qui saffirme depuis quelque
temps, il prend un tour artificiel, théâtral. Car lessentiel
des contradictions ne se situe plus dans laxe Est-Ouest, mais dans
laxe Nord-Sud, étant entendu quil sagit toujours,
en fin de compte, pour le CMI, de sassurer du contrôle de
toutes les zones qui tendent à lui échapper, et quil
existe des Nord et des Sud à lintérieur de chaque
pays. Suffirait-il, alors, de dire que la nouvelle segmentarité
repose sur le « croisement » entre un phénomène
essentiel, une guerre larvée Nord-Sud, et un phénomène
secondaire, les rivalités Est-Ouest. Je crois que ce serait tout
à fait insuffisant.
Le clivage tiers-monde en-voie-dedéveloppement (voire même
hyperdéveloppé : les pays pétroliers) et Tiers-monde
- en-voie-de-paupérisation absolue, en voie dextermination,
est devenu lui aussi une donnée permanente de la situation actuelle.
Mais dautres facteurs entrent également en ligne de compte.
Lopposition entre le capitalisme transnational, multinational, lobbies
internationaux, et le capitalisme national, tout en subsistant localement,
nest plus vraiment pertinente dun point de vue global. En
fait, toutes ces contradictions internationales sorganisent entre
elles, se croisent, développent des combinaisons complexes qui
ne se résument pas dans des systèmes daxe Est-Ouest,
Nord-Sud, national-multinational. Elles prolifèrent comme une sorte
de rhizome (10) multidimensionnel, incluant dinnombrables singularités
géopolitiques, historiques et religieuses.
On ne saurait trop insister sur le fait que laxiomatisation, la
production daxiomes nouveaux en réponse à ces situations
spécifiques, ne relève pas dun programme général,
ni ne dépend dun centre directeur qui édicterait
ces axiomes.
Laxiomatique du CMI nest pas fondée sur des analyses
idéologiques, elle fait partie de son procès de production.
Dans un tel contexte, toute perspective de lutte révolutionnaire
circonscrite à des espaces nationaux, toute perspective de prise
de pouvoir politique par la dictature du prolétariat, apparaissent
de plus en plus illusoires. Les projets de transformation sociale sont
condamnés à limpuissance sils ne sinscrivent
pas dans une stratégie subversive à léchelle
mondiale.
La segmentarité européenne Lopposition au sein de
lEurope entre Est et Ouest est amenée, elle aussi, à
évoluer considérablement dans les années à
venir.
Ce qui nous paraissait être un antagonisme fondamental savérera
peut-être de plus en plus « phagocytable », négociable
à tous les niveaux. Donc, pas de modèle germanoaméricain,
pas de retour au fascisme davant-guerre, mais plutôt évolution,
par approximations successives, vers un système de démocratie
autoritaire dun nouveau type.
Les méthodes de répression et de contrôle social
des régimes de lEst et de lOuest tendent à
se rapprocher les uns des autres, un espace répressif européen
de lOural à lAtlantique menace de relayer lactuel
espace judiciaire européen.
La segmentarité moléculaire
Dans les espaces capitalistiques, on retrouvera constamment deux types
de problèmes fondamentaux : les luttes dintérêt,
économiques, sociales, syndicales, au sens classique ; les
luttes relatives aux libertés, que je regrouperai, dans le registre
de la révolution moléculaire, avec les luttes de désir,
les remises en question de la vie quotidienne, de lenvironnement.
Les luttes dintérêt, les questions de niveau de vie
demeurent porteuses de contradictions essentielles. Il nest pas
question ici de les sous-estimer. Cependant, on peut faire lhypothèse
que, faute dune stratégie globale, elles prêteront
toujours plus le flanc à une récupération, à
leur intégration par laxiomatique du CMI. Elles naboutiront
jamais par elles-mêmes à une transformation sociale réelle.
On naura jamais plus daffrontement type 1848, la Commune
de Paris ou 1917 en Russie ; plus jamais de rupture nette classe contre
classe amorçant la redéfinition dun nouveau type
de société.
En cas dépreuve de force majeure, le CMI est en mesure de
déclencher une sorte de plan Orsec international et de plan Marshall
permanent. Les pays européens, le Japon et les États-Unis
peuvent subventionner à perte, et pendant une longue période,
léconomie dun bastion capitaliste en péril.
Il y va de la survie du CMI qui fonctionne ici comme une sorte de compagnie
dassurances internationale capable, sur le plan économique
comme sur le plan répressif, daffronter les épreuves
les plus difficiles.
Alors que va-t-il se passer ? La crise actuelle débouchera-t-elle
sur un nouveau statu quo social, sur une normalisation à «
lallemande », une ghettoïsation des marginaux, un welfare
State généralisé, avec laménagement
par-ci par-là de quelques niches de liberté ? Cest
une possibilité mais ce nest pas la seule. Dès que
lon sort des schémas simplificateurs, on saperçoit
que des pays comme lAllemagne ou le Japon ne sont pas à
labri de grands bouleversements sociaux. Quoi quil en soit,
il semble que, tout au moins en France, la situation évolue vers
une liquidation de léquilibre sociologique qui se manifestait
depuis des décennies par une relative parité entre les
forces de gauche et de droite. On soriente vers une coupure du
type : 90 % du côté dune masse conservatrice, apeurée,
abrutie par les mass-media et 10 % du côté de minoritaires
plus ou moins réfractaires.
Mais si on aborde ce problème sous un autre angle, non plus seulement
sous celui des luttes dintérêt mais des luttes moléculaires,
le panorama change. Ce qui apparaît dans ces mêmes espaces
sociaux, apparemment quadrillés et aseptisés, cest
une sorte de guerre sociale bactériologique, quelque chose qui
ne saffirme plus selon des fronts nettement délimités
(fronts de classe, luttes revendicatrices), mais sous forme de bouleversements
moléculaires difficiles à appréhender.
Toutes sortes de virus de ce genre attaquent déjà le corps
social dans ses rapports à la consommation, au travail, aux loisirs
et à la culture (autoréductions, mise en question du travail,
du système de représentation politique, radios libres).
Des mutations aux conséquences imprévisibles ne cesseront
de se faire jour dans la subjectivité, consciente et inconsciente,
des individus et des groupes sociaux.
Agencements de désir et lutte des classes
Jusquoù pourra aller cette révolution moléculaire
? Nest-elle pas condamnée, dans le meilleur des cas, à
végéter dans des ghettos à lallemande ? Le
sabotage moléculaire de la subjectivité sociale dominante
ne suffit-il pas à lui-même ? La révolution moléculaire
doit-elle passer alliance avec des forces sociales du niveau molaire ?
La thèse principale, qui est soutenue ici, est que les axiomes
du CMI clôture, déterritorialisation, multicentrage,
nouvelles segmentarités ne parviendront jamais à
en venir à bout. Les ressources du CMI sont peut-être infinies
dans lordre de la production et de la manipulation des institutions
et des lois. Mais elles se heurtent, et se heurteront toujours plus violemment,
à un véritable mur, ou plutôt à un enchevêtrement
de chicanes infranchissables, dans le domaine de léconomie
libidinale des groupes sociaux. Cela tient à ce que la révolution
moléculaire ne concerne pas seulement les rapports quotidiens entre
les hommes, les femmes, les pédés, les hétéros,
les enfants, les adultes et les « gardarem » de toutes catégories.
Elle intervient aussi, et avant tout, dans les mutations productrices
en tant que telles. On la trouvera au cur des processus mentaux
mis en jeu par la nouvelle division mondiale du travail, par la révolution
informatique. Lessor des forces productives dépend delle.
Et cest pour cela que le CMI ne pourra pas la contourner.
Cela ne signifie pas que cette révolution moléculaire
soit automatiquement porteuse dune révolution sociale capable
daccoucher dune société, dune économie
et dune culture libérées du CMI. Nétait-ce
pas déjà une révolution moléculaire qui
avait servi de ferment au national-socialisme ? Le meilleur et le pire
peut en sortir.
Lissue de ce type de transformations dépend essentiellement
de la capacité des agencements explicitement révolutionnaires
à les articuler avec les luttes dintérêt, politiques
et sociales. Telle est la question essentielle. Faute dune telle
articulation, toutes les mutations de désir, toutes les révolutions
moléculaires, toutes les luttes pour des espaces de liberté
ne parviendront jamais à embrayer sur des transformations sociales
et économiques à grande échelle.
Comment imaginer que des machines de guerre révolutionnaires de
type nouveau parviennent à se greffer à la fois sur les
contradictions sociales manifestes et sur cette révolution moléculaire
? La plupart des militants professionnels reconnaissent limportance
de ces nouveaux domaines de contestation, mais ajoutent aussitôt
quil ny a rien à en attendre de positif pour linstant
: « Il faut dabord que nous ayons atteint nos objectifs sur
le plan politique avant de pouvoir intervenir dans ces questions de vie
quotidienne, décole, de rapport entre groupes, de convivialité,
décologie.» Presque tous les courants de gauche, dextrême
gauche, ou de lautonomie, se retrouvent sur cette position. Chacun,
à sa façon, est prêt à exploiter les «
nouveaux mouvements sociaux » qui se sont développés
depuis les années soixante, mais personne ne pose jamais la question
de forger des instruments de lutte qui leur seraient réellement
adaptés. Dès quil est question de cet univers flou
des désirs, de la vie quotidienne, des libertés concrètes
une étrange surdité et une myopie sélective apparaissent
chez les porte-parole attitrés qui sont paniqués à
lidée quun désordre pernicieux puisse contaminer
les rangs de leurs organisations.
Les pédés, les fous, les radios libres, les féministes,
les écolos, tout ça, au fond, cest un peu louche !
En fait, ils se sentent menacés dans leur personnage de militant
et dans leur fonctionnement personnel, cest-à-dire non seulement
dans leurs conceptions organisationnelles mais aussi dans leurs investissements
affectifs sur un certain type dorganisation.
Question lancinante : comment « inventer » de nouveaux types
dorganisations oeuvrant dans le sens de cette jonction, de ce cumul
deffets des révolutions moléculaires, des luttes de
classe en Europe et des luttes démancipation du Tiers-monde
(capables de répondre, cas par cas, sinon au coup par coup, aux
transformations segmentaires du CMI qui ont précisément
pour conséquence, quon ne puisse plus parler de masses indifférenciées)
? Comment de tels agencements de lutte, à la différence
des organisations traditionnelles, parviendront-ils à se doter
de moyens danalyse leur permettant de ne plus être pris de
court ni par les innovations institutionnelles et technologiques du capitalisme,
ni par les embryons de réponse révolutionnaire que les travailleurs
et les populations assujetties au CMI expérimentent à chaque
étape ? Personne ne peut définir aujourdhui ce que
seront les formes à venir de coordination et dorganisation
de la révolution moléculaire, mais il est évident
quelles impliqueront, à titre de prémisse absolue,
le respect de lautonomie et de la singularité de chacune
de ses composantes.
Il est clair dès à présent que leur sensibilité,
leur niveau de conscience, leurs rythmes daction, leurs justifications
théoriques ne coïncident pas. Il paraît souhaitable,
et même essentiel, quils ne coïncident jamais. Leurs
contradictions, leurs antagonismes ne devront être « résolus
» ni par une dialectique contraignante, ni par des appareils de
direction les surplombant et les oppressant.
Pour des machines de guerre révolutionnaires et efficaces.
Quelles formes dorganisation ? Quelque chose de flou, de fluide
? Un retour aux conceptions anarchiques de la belle-époque ?
Pas nécessairement, et même sûrement pas ! À
partir du moment où cet impératif de respect des traits
de singularite et dhétérogénéité
des divers segments de luttes serait mis en oeuvre, il deviendrait possible
de développer, sur des objectifs délimités, un
nouveau mode de structuration, ni flou ni fluide. Comme la révolution
sociale, la révolution moléculaire se heurte à
de dures réalités qui appellent la constitution dappareils
de luttes, de machines de guerre révolutionnaires efficaces.
Mais, pour que de tels organismes de décision deviennent «
tolérables » et ne soient pas rejetés comme des
greffes novices, il est indispensable quils soient libérés
de toute « systémocratie », tant à un niveau
inconscient quidéologique manifeste. Beaucoup de ceux qui
ont expérimenté les formes traditionnelles de militantisme
se contentent aujourdhui de réagir de façon hostile
à toute forme dorganisation, voire à toute personne
qui prétendrait assumer la présidence dune réunion
ou la rédaction dun texte. Dès lors que la préoccupation
première et permanente devient la jonction entre les luttes molaires
et les investissements moléculaires, la question de la mise en
place dorganismes dinformation mais aussi de décision
se pose sous un nouveau jour, que ce soit à léchelle
locale, dune ville, dune région, dune branche
dactivité, ou à léchelle européenne,
et même au-delà. Cela implique rigueur et discipline daction,
selon des méthodes, certes, radicalement différentes de
celles des sociaux-démocrates et des bolcheviques, cest-à-dire
non pas programmatiques mais diagrammatiques.
Que dire de plus à propos de cette complémentarité
(qui nest pas simple coexistence pacifique) entre : un travail
analytico-politique relatif à linconscient social ;
de nouvelles formes de lutte pour les libertés (du type de celle
dune fédération des groupes « SOS libertés
») ; les luttes des multiples catégories sociales
« non garanties », marginalisées par les nouvelles
segmentarités du CMI ; les luttes sociales plus traditionnelles.
Les quelques ébauches, apparues à partir des années
soixante aux États-Unis, en Italie et en France, ne sauraient guère
servir de modèle. Cest cependant à travers ce type
dapproches partielles quon avancera dans la reconstruction
dun véritable mouvement révolutionnaire. À
cet égard, on peut se préparer aux rendez-vous les plus
imprévus, à lentrée en scène de personnages
tout à fait surprenants tels le juge Bidalou ou lhumoriste
Coluche, au développement de techniques subversives encore inimaginables,
en particulier dans le domaine des médias et de linformatique.
Les mouvements ouvriers et les mouvements révolutionnaires sont
encore loin davoir compris limportance du débat sur
toutes ces questions dorganisation. Ils feraient bien de se recycler
au plus vite en se mettant à lécole du CMI qui, lui,
sest donné les moyens de forger de nouvelles armes pour affronter
les bouleversements que ses reconversions et sa nouvelle segmentarité
engendrent. Le CMI ne recourt pas à des experts sur ces questions,
il nen a pas besoin, il lui suffit dune pratique systématique.
Il sait ce que cest que le multicentrage des décisions.
Cela ne lui pose pas de problème de ne pas disposer détat-major
central, ni de superbureau politique pour sorienter dans des situations
complexes.
Tant que nous-mêmes demeurerons prisonniers dune conception
des antagonismes sociaux qui na plus grand chose à voir avec
la situation présente, nous continuerons à tourner en rond
dans nos ghettos, nous demeurerons indéfiniment sur la défensive,
sans parvenir à apprécier la portée des nouvelles
formes de résistance qui surgissent dans les domaines les plus
divers. Avant tout, il sagit de percevoir à quel point nous
sommes contaminés par les leurres du CMI. Le premier de ces leurres
cest le sentiment dimpuissance, qui conduit à une sorte
d« abandonnisme » aux fatalités du CMI. Dun
côté, le Goulag, de lautre, les miettes de liberté
du capitalisme, et hors de cela, des approximations fumeuses sur un vague
socialisme dont on ne voit ni le début du commencement, ni les
finalités véritables.
Que lon soit de gauche ou dextrême gauche, que lon
soit politique ou apolitique, on a limpression dêtre
enfermé au sein dune forteresse, ou plutôt dun
réseau de barbelés, qui se déploie non seulement
sur toute la surface de la planète, mais aussi dans tous les recoins
de limaginaire. Et pourtant, le CMI est beaucoup plus fragile quil
ny paraît. Et par la nature même de son développement,
il est appelé à se fragiliser de plus en plus. Sans doute
parviendra-t-il encore, à lavenir, à résoudre
nombre de problèmes techniques, économiques et de contrôle
social. Mais la révolution moléculaire lui échappera
de plus en plus. Une autre société est dores et déjà
en gestation dans les modes de sensibilité, les modes relationnels,
les rapports au travail, à la ville, à lenvironnement,
à la culture, bref dans linconscient social. À mesure
quil se sentira débordé par ces vagues de transformations
moléculaires, dont la nature et le contour mêmes lui échappent,
le CMI se durcira.
Mais les centaines de millions de jeunes qui se heurtent à labsurdité
de ce système, en Amérique latine, en Afrique, en Asie,
constituent une vague porteuse dun autre avenir. Les néo-libéraux
de tout poil se font de douces illusions sils pensent vraiment que
les choses sarrangeront toutes seules dans le meilleur des mondes
capitalistes.
On peut raisonnablement conjecturer que les épreuves de force révolutionnaires
les plus diverses iront en se développant dans les décennies
à
venir.
Et il appartient à chacun dentre nous dapprécier
dans quelle mesure, si petite soit elle, il peut travailler à la
mise à jour des machines révolutionnaires politiques, théoriques,
libidinales, esthétiques, qui pourront accélérer
la cristallisation dun mode dorganisation social moins absurde
que celui que nous subissons aujourdhui.
1./ Formation de pouvoir : ensemble de relations entre les hommes,
les choses et les institutions produisant des effets de domination,
de capture des flux de désir, de territorialisation des événements.
2./ Socius : La société inscrite dans son espace
matériel est transformable le long de vecteurs sociaux par des
actions microscopiques qui se propagent en son sein.
3./ Machines de guerre révolutionnaires : organisations
temporaires dune mise en mouvement social.
4./ Agencement de désir : nous vivons dans des flux de désir
infiniment nombreux et différenciées qui sarticulent
pour chaque être en une singularité perceptible. Tout être
doté dune consistance subjective, dune capacité
daction est agencement de désir, les êtres individuels,
y compris animaux et plantes, comme les êtres collectifs.
5./ Machinique : un dispositif sémiotique transforme lagencement
de désir en changeant lorientation des flux, en les articulant
autrement, en transmettant les variations de désir à une
autre échelle.
6./ Sémiotique : un dispositif sémiotique opère
à partir des représentations, mène son action dinnovation
et de transformation au niveau des formes dexpression, création
artistique, intellectuelle, technique.
7./ Un système dasservissement machinique est un système
de communication dun tempo ou dune autre dimension de laction,
dun agencement de désir à un autre. Cest la
reprise du modèle cybernétique. Le système dasservissement
machinique crée des automatismes de répétitions,
tels ceux quinculque le système éducatif.
8./ Une concaténation est, dhabitude, un enchaînement
de causes et deffets, mais pour Félix, cet enchaînement
se déroule dans un espace à dimensions multiples, ce qui
lui donne la forme dune prise des flux de désir.
9./ Un palimpseste est un parchemin partiellement effacé
sur lequel on écrit de nouveau. Félix est sensible aux traces
de lécriture précédente qui interfèrent
avec le nouveau message, y ajoutent du bruit ou du sens adventice, et
rendent possible de tirer de nouvelles lignes de désir de cette
accumulation de signes.
10./ Un rhizome est un mode de croissance végétal
par tous les bouts grâce à lindifférenciation
de la tige et de la racine. Faire rhizome cest pousser dans toutes
les directions, passer dun milieu à un autre et revenir,
cest refuser le sens unique des formations de pouvoir.
Ce texte fut présenté par Félix Guattari comme contribution aux journées du CINEL - Centre d’Information sur les Nouveaux Espaces de Liberté - qui ont eu lieu en 1981.
Le capitalisme mondial intégré et la révolution
moléculaire est un article paru dans Politis, le lien dorigine
:
http://www.revue-chimeres.org/pdf/cmi.pdf
Le site consacré à Félix Guattari, avec des textes
:
http://www.revue-chimeres.org/guattari/guattari.html
La revue Chimères avec l'index des articles parus et la liste
des, leurs contenu et des articles en ligne
http://www.revue-chimeres.org/chimeres/framechi.html
Ce texte est présent sur les sites suivants :
http://lesilencequiparle.unblog.fr/2008/11/01/le-capitalisme-mondial-integre-et-la-revolution-moleculaire-felix-guattari/
http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/files/cmi.pdf
http://fr.scribd.com/doc/153035373/GUATTARI-Felix-Le-Capitalisme-Mondial-Integre-et-la-Revolution-Moleculaire
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