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Origine : http://www.actualites.uqam.ca/2014/4461-penser-facebook
Facebook dit beaucoup de choses sur notre société, sur nous-mêmes et sur nos rapports les uns avec les autres, souligne Antonio Dominguez Leiva.
Apparu dans le cyberespace il y a 10 ans, Facebook a franchi en 2012 la barre du milliard d'utilisateurs actifs, devenant le deuxième site le plus visité au monde après Google. «Facebook a changé nos vies. C'est pourquoi nous avons lancé un chantier de réflexion sur le sujet», explique Antonio Dominguez Leiva, professeur au Département d'études littéraires et l'un des responsables de la revue Pop-en-Stock. La revue numérique, qui scrute la culture populaire contemporaine sous toutes ses formes, a créé un dossier thématique intitulé Facebook Studies.
Facebook est un objet d'étude inépuisable qui défie les cloisonnements disciplinaires, dit le professeur. «Il n'y a pas que les chercheurs en communication qui s'y intéressent, mais aussi ceux en littérature, en philosophie et en sociologie. Le site relève à la fois de l'écriture de l'intime – des récits sur soi – et de la littérature épistolaire – des récits pour les autres. Sorte de système panoptique construit de telle sorte que tout ce qui est à l'intérieur soit visible et où tous tendent à être des voyeurs, Facebook est un vecteur de l'individualisme contemporain.»
Pour Antonio Dominguez Leiva, il est important de relever le défi de penser Facebook. «La plupart des gens l'ont intégré dans leur vie, dit-il. Des parents ont ouvert des comptes Facebook pour leur bébé et des personnes âgées, qui avaient peu de contacts avec les réseaux sociaux, ont maintenant leur profil sur le site. Facebook dit beaucoup de choses sur notre société, sur nous-mêmes et sur nos rapports les uns avec les autres.»
Une individualité transformée
Selon certains observateurs, l'hyperindividualisme et le voyeurisme caractéristiques de notre époque seraient attribuables à Facebook et aux médias sociaux en général. Pour le chercheur, Facebook est plutôt l'extension technologique d'un phénomène de société déjà existant, qu'il renforce en retour. «Des théoriciens de la postmodernité affirment que nous sommes entrés dans un nouveau régime d'individualité, dont témoigne Facebook, note Antonio Dominguez Leiva. Avec l'avènement de la modernité, l'individualité se cristallise autour de la sphère du privé, laquelle doit être protégée du public. À partir de la Révolution française, on insiste sur la nécessaire transparence du pouvoir, alors que l'individu, lui, doit pouvoir échapper au regard du public. Au XIXe siècle, la société bourgeoise verse même dans le culte du privé. C'est d'ailleurs à cette époque que se consolide la tradition du journal littéraire et de l'écriture de l'intime. Plusieurs romans, comme Madame Bovary de Flaubert, explorent l'intériorité.»
Tout au long du XXe siècle, toutefois, l'individualité se transforme sous l'impulsion de forces diverses, dont celle de la consommation de masse. «L'individu contemporain ne consomme pas seulement des objets porteurs de valeurs et d'un style de vie. Il se consomme lui-même comme un objet, poursuit le professeur. Sur Facebook, mais aussi dans certaines émissions de télévision, comme les téléréalités, et sur les sites de rencontre, l'exhibition de soi – goûts, intérêts, valeurs – et de l'intimité, jadis redoutée et contrainte, est valorisée. La page Facebook, qui relève à la fois de l'agenda, du journal personnel, voire de la petite annonce, met en récit la subjectivité de chacun et en fait une affaire d'intérêt collectif.»
Devenu un self media de masse, Facebook favorise l'effritement des frontières entre le public et le privé. Il consacre la publicisation de la vie privée, dit Antonio Dominguez Leiva «Les individus sur Facebook se rêvent en vedettes, affichant sur leur mur des photos de leur petit déjeuner et de leurs dernières vacances, comme s'il s'agissait d'événements dignes d'être communiqués.»
To be or not to be …liked
Selon le chercheur, Facebook est un dispositif qui met à l'épreuve le sentiment d'exister, comme si on ne pouvait éprouver ce sentiment qu'en étant reconnu par l'autre, comme si l'individu n'existait que dans la mesure où il était capable de faire savoir qu'il existe. «La philosophe Hannah Arendt disait que c'est la présence des autres, voyant ce que nous voyons et entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes. Facebook permet, en la radicalisant, de vivre cette expérience.»
Cette quête un peu panique du regard de l'autre, ce besoin d'extériorisation pour se sentir exister, cette banalisation de l'exhibitionnisme seraient symptomatiques, dans nos sociétés de masse urbaines, «d'un appauvrissement des rapports interpersonnels, comparativement aux liens de voisinage qui existaient dans les communautés rurales traditionnelles», souligne Antonio Dominguez Leiva.
Une métaphore du néolibéralisme
Facebook est peut-être la métaphore la plus achevée du néolibéralisme, dit le chercheur, l'incarnation technologique de la main invisible du marché qui règle tout, qui n'a pas besoin de l'autorité de l'État. Un espace sans réglementation où prédominent le commerce des identités – grâce notamment au profilage marketing des individus – et la célébration des biens de consommation. «L'individu sur Facebook est avant tout un homo consumericus. Les objets de consommation s'étalent triomphalement sur les murs Facebook, qu'il s'agisse de biens culturels – chansons, clips, bande-annonce – ou de services – restaurants à la page, sites de vacances.»
Depuis son lancement, en 2004, par son concepteur Mark Zuckerberg, Facebook est devenu la plus grande base de données comportementales sur la planète. Il est entré sur le marché d'actions NASDAQ en 2012 et est maintenant évalué à 134 milliards de dollars!
Facebook, la grande fabrique des individus incertains
Origine http://popenstock.ca/dossier/article/facebook-theory-1-la-fabrique-de-lindividualisme-hypermoderne
L´ouvrage de Alain Ehrenberg L´individu
incertain, paru en 1995, annonçait de façon prémonitoire ce qui, neuf
ans plus tard, poussait Mark Zuckerberg à fonder Facebook. Il ne s´agit
pas là d´anticipation futuriste réussie comme on peut la trouver chez M.
McLuhan ou A. Toffler, mais bien plutôt de la cartographie des forces
qui, au tournant du millénaire, rendirent possible et à la fois
étrangement « nécessaire » l´émergence de Facebook. Ehrenberg y
brossait un portrait complet, notamment à travers le boom des reality
shows (dont le lien avec les réseaux sociaux devra être interrogé), des
paradoxes de la « société des individus », de plus en plus
incertains, dont le célèbre réseau social allait marquer le
spectaculaire parachèvement.
L´analyse d´Ehrenberg permet de
concevoir FB comme « mythologie [barthésienne] de notre condition
contemporaine, c´est à dire des moyens de surmonter dans l´imagination
collective des tensions qui travaillent massivement l´individualité dans
les sociétés démocratiques avancées » (308). FB serait alors
« l´indicateur d´une modification massive de l´expérience du
rapport individu-société qui doit être pensé dans le cadre des mutations
contemporaines de l´imaginaire égalitaire » (185).
L´hypothèse centrale de l´ouvrage est
que l´effritement des frontières entre le privé et le public
« recouvre un processus peu visible, constatable empiriquement,
mais difficile à interpréter et à théoriser, auquel nos sociétés sont de
plus en plus confrontées : la subjectivité est devenue une
question collective. Là est à la fois la nouveauté et le problème »
(14). D´où le paradoxe de ce « self media » de
masses qui témoigne (en le spectacularisant) du fait que « la
culture de la décision personnelle est désormais une expérience de
masse » (232), « au sein du développement massif de
technologies identitaires et d´industries de l´estime de soi [qui] se
bâtissent sur l´intégration de la subjectivité dans la technique (…)
[exprimant] une demande de lien indispensable à la mise en œuvre de
l´autonomie » (305).
Sur le modèle néolibéral de la
consommation de soi, « toutes les classes sociales sont aujourd´hui
prises par la question de la subjectivité et l´exigence d´agir en
individu » (193). La référence à soi comme mode d´action est un
mécanisme général dans sa diversité, autant à l´œuvre dans l´entreprise,
la famille et l´école que dans les renouveaux religieux ; partout
l´action légitime se réfère à l´expérience, l´authenticité, la
subjectivité et la communication avec soi et avec l´autre (qu´il
s´agisse de trouver Dieu, un emploi ou une partenaire pour la vie ou
pour la nuit). Mais, du même coup, et c´est là le paradoxe central qui
articule notre époque, et permet l´émergence de FB, « l´incertitude
[devient] le mode d´existence général de l´individualité
contemporaine (…) dans un monde de mobilité permanente où l´avenir
professionnel, amoureux et familial est instable. Engagement personnel
dans l´action, exhibition de ses motivations, nécessité d´avoir un
projet, injonction à être responsable de soi, nous sommes tous
désorientés, bien qu´inégalement, face à ces lourdes contraintes qui
sont simultanément des promesses de liberté. Nous sommes de plus en plus
une question et un poids pour nous-mêmes » (194). Car, « plus
les gens sont responsables d´eux-mêmes, plus l´identité est une
question » (306).
De ce questionnement (que l´on pose
désormais à Autrui avant de tenter le résoudre soi-même) et de ce poids
(dont on tente de s´alléger par le vagabondage sur les
« murs » des autres), FB témoigne, ainsi que de la
désorientation générale qui provient de la prise en charge personnelle
là où régnaient des règles comportementales fixes. « La vie était
vécue par la plupart des gens comme un destin collectif, elle est
aujourd´hui une histoire personnelle. Chacun, désormais indubitablement
confronté à l´incertain, doit s´appuyer sur lui-même pour inventer sa
vie, lui donner un sens » (18). D´où l´intérêt du mur FB, qui tient
à la fois de l´agenda, du journal intime, de la petite annonce (dans
son double versant commercial ou coquin), du faire-part, pour affirmer, à
soi et aux autres, l´exceptionnalité de l´aventure qu´est devenue le
Soi. FB devient dès lors l´artéfact culturel décisif de la construction
de l´image de soi dans ses différentes étapes (émergence, confirmation,
expansion, réorganisation, maturation ou permanence) et opérations
(différenciation, adaptation, accomplissement, reconnaissance,
reviviscence, sénescence). La mutation décisive du site va d´ailleurs
dans le sens d´une mise en récit de la subjectivité (en abolissant
l´utilisation d´anonymes au profit du nom légal, en créant le
Timeline puis, plus récemment, des applications telles que
« l´année FB » ou le « film FB »).
Le site parachève ainsi « la
généralisation d´un mode d´existence de l´ individualité longtemps
limité à des élites ou à des artistes (…) qui se sont, les premiers,
construits autour d´un « principe d´incertitude ». Ce mode
d´existence est aujourd´hui celui de tout le monde, mais différemment et
inégalement dans les quartiers chics et dans la galère » (19).
D´où les réappropriations par tout un chacun des stratégies longtemps
réservées aux artistes, chacun devenant, sur son propre mur, ou sur ceux
de ses proches qu´il envahit, l´artiste souverain (au moment même où,
selon G. Lipovetsky, le capitalisme néolibéral s´esthétise), recyclant
tout un collage de photos, tableaux, musiques, extraits de films, etc.
qui sont censés tracer, in fine, un « autoportrait de l´artiste en
jeune (ou moins jeune) facebookeur/se ». Sur FB tout le monde se
rêve en artiste, figure dégradée du démiurge.
Dans cette conjoncture où la norme
centrale est la conquête de l´autonomie et l´exigence de mise en avant
de soi, « chacun peut, voire doit, être considéré comme le meilleur
expert de sa propre vie et devrait le faire savoir –le communiquer- à
tout le monde » (171). Vivante synthèse du double processus de
privatisation de la vie publique et de publicisation de la vie privée,
le facebookeur « sait communiquer ce qu´il est, il est devenu un
professionnel de sa propre vie » (198), affirmant sur son mur,
comme les stars de la téléréalité dans le « confessionnal » de
leurs lofts, îlots ou cachots variés, la « bienfaisante illusion
d´être soi-même, un véritable individu qui, quittant son petit abri
privé, est prêt à montrer au monde et à ses voisins qu´il assume sa vie
privée et qu´il suffit pour cela d´être soi-même » (199).
Situé au cœur de la « double
dynamique parallèle d´extension et d´inflation de la responsabilité et
de la subjectivité, […] processus qu´incarne l´individu incertain,
simultanément plus sollicité et plus avide de reconnaissance »
(23-24), FB fonctionne alors comme le dispositif technologique ultime
pour dire « la mise à l´épreuve du sentiment d´exister »
(225). Et pour cela il instaure, la radicalisant, une dialectique toute
hégélienne de la reconnaissance, car, comme nous le rappelle aussi le
reality-show, ce n´est qu´en étant reconnu par l´autre que l´on trouve
le sentiment d´exister et être dans le lien ... « ce sentiment
suppose, pour être réel, l´assentiment d´un autre. La subjectivation de
l´expérience d´appartenance au monde implique nécessairement la
confirmation par autrui : la parole qui demande, affirme ou raconte
en est le moyen, (…) la condition pour ne pas être assigné au privé»
(190-1).
« Pour nous, l´apparence –ce
qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes- constitue la
réalité », écrivait déjà H. Arendt dans la Condition de l´homme
moderne, « Comparées à la réalité que donnent la vue et l´ouïe, les
plus grandes forces de la vie intime –les passions, les pensées, les
plaisirs des sens –mènent une vague existence d´ombres tant qu´elles ne
sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour
ainsi dire) en objets dignes de paraître en public (…). C´est la
présence des autres, voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous
entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de
nous-mêmes » (Arendt, 1983, 60-1).
Désormais, un pas encore plus radical a
été franchi : « l´individu n´existe que s´il est capable de
faire savoir qu´il existe ». « Nous sommes tous les héros
d´une histoire : il nous faut la faire connaître sous peine de ne
pas exister » affirme un de ces technocrates manageriels au goût du
jour (200). D´où le besoin et l´impératif de se dire/ s´expliquer (on
devient à la fois mémorialiste, journaliste, fabulateur de soi) sous le
regard constituant des autres (comme si l´être-pour-autrui sartrien,
après s´être vécu sur le mode infernal, devenait tout à coup épiphanie
euphorisante). De dire rituellement, post par post, ces « paroles
qui donnent du sens en exprimant, même maladroitement, ce que chacun
ressent en soi, rendent visible la réalité intérieure parce qu´elle est
exprimée en public, authentifiée par la présence d´autrui. Se livrer,
c´est se délivrer ; parler, c´est être reconnu » (191). D´où
la tyrannie des « likes », signe de la « prégnance de la
difficulté à décider par soi-même » (176)…
L´espace mystérieux du dedans doit
aujourd´hui faire l´objet d´une sensation pour soi et d´une visibilité
pour l´autre. Pour trouver un emploi ou pour se faire aimer, pour avoir
une relation humaine, il est nécessaire non seulement de donner une
bonne image de soi mais de montrer son intérieur psychique, de lui
donner une corporéité quasi palpable par le regard d´autrui. Nous sommes
entrés dans un « âge d´apparence intérieure » (303) ;
après les objets-signes dont les corps se paraient (phase triomphante de
la première consommation « postmoderne »), voici
qu´« aujourd´hui le for intérieur pénètre massivement le monde des
apparences » (200), ce qu´avaient par ailleurs prévu les fictions
dystopiques de P. K. Dick ou de J. Ballard.
Pédagogie active et technologique de
l´individualisme contemporain, FB incarne/matérialise comme nul
autre dispositif le « poids des apparences intérieures »
(oxymore néobaroque où il en soit) dans nos rapports sociaux. Par là il
devient aussi fabrique de l´extimité.
Facebook comme fabrique de l´extime
À l´origine, comme si souvent, un
paradoxe: l´effraction de l´intime était hier encore conçue comme une
violence dont chacun cherchait à se protéger, signe et emblème des pires
tyrannies, dont le Big Brother orwellien était le parfait parachèvement
panoptique. De l´inquisiteur religieux au commissaire du peuple ou au
gestapiste ordinaire, la vie privée était un sanctuaire qu´il fallait
profaner pour percer à jour les tréfonds des esprits récalcitrants.
« Or voilà que cet imaginaire collectif est bouleversé par une
étonnante inversion des valeurs. L´exhibition de l´intimité, jadis
redoutée et contrainte, devient une démarche non seulement spontanée
mais valorisée comme la réalisation d´un quasi-droit de l´homme »
(Guillebaud, 2003, 146).
Voici que « tout semble faire du
secret la butte témoin des temps révolus, une valeur archaïque, une
notion résiduelle qui aurait clandestinement survécu aux combats
accompagnant le processus de la modernité, vécu et pensé comme
dévoilement » (P. Bouretz[1]).
La métaphore remonte aux Lumières s´opposant à l´obscurité, et le
dévoilement démocratique mettant un terme à la vieille pratique
régalienne dont les « lettres de cachet » furent l´emblème
pour les révolutionnaires de 1789. Mais cette force (qui exigeait la
visibilité limpide des pouvoirs publics tout en préservant les zones
d´ombre constituant la vie privée) a désormais dérivé vers « un
totalitarisme de la transparence », solidement ancré dans notre
infrastructure économique même (« les marchés veulent des
entreprises nues devant eux » écrit E. Izarelewicz dans son article
« La dictature de la transparence »[2])
et qui trouve dans l´affaire du « voile » (et ses multiples
dérivés, dont témoignent les polémiques autour de la Charte du PQ au
Québec) une Némésis constituante pour s´affirmer dans un prétendu
« choc entre civilisations ».
Or voici que cette transparence risque
de dissoudre ce qui, dans toute la tradition occidentale allant du
judaïsme au christianisme et de la pensée grecque aux Lumières, nous
constitue comme sujet libre, l´intériorité. Saint Augustin, le
cristallisateur ultime, selon P. Brown, de l´intériorité occidentale,
n´écrivait-il pas dans De vera religione (XXXIX, 72): Noli foras
ire, in te ipsum redi, in interiore homine habitat veritas (« ne
t´en va pas au-dehors, retourne en toi-même, la vérité habite en l´homme
intérieur »). De son inscription dans la pastorale, l´idée d´homme
intérieur se laïcisa dans des dispositifs qui accompagnèrent la
promotion de la culture bourgeoise autour de la vie privée, du XVIe au
XIXe siècle selon le schéma dégagé notamment par P. Ariès et ses
épigones. Cette lente conquête de l´intimité passa par des phases
successives (affirmation du goût personnel, émergence de solidarités par
affinités électives telles que les « salons » -opposés au
carcan de la Cour-, restructuration de la famille comme refuge de
l´affectivité, etc.) avant sa démocratisation victorienne qui peu à peu
gagna même les classes populaires. Or FB est à la fois le parachèvement
de cette culture (poussant l´intimité des foyers –dont témoigna la
progression vers les chambres individuelles- jusqu´à l´intimité de
l´écran qui en est comme l´extension –« la république indépendante
de chez moi » selon le slogan d´IKEA, ce grand pontife de l´intime
sérialisé) et sa paradoxale contestation ou, du moins, mutation.
C´est qu´un autre dispositif est
désormais à l´œuvre, fabrique d´une nouvelle individualité. La modernité
impose à chacun de nous de projeter une image désirable de soi-même,
« de susciter l´envie, le désir, l´empathie afin de combler en
soi-même un vide spécifique. Le moi, pris dans l´univers de la
consommation, serait tenu en quelque sorte de s´imposer à lui-même les
lois de l´offre et de la demande. Ce que l´on est réellement se
confondrait de plus en plus avec ce que l´on paraît être. Il n´y aurait
plus d´interstice, plus de distance, plus de « marge » entre
le dedans et le dehors, l´être et le paraître » (Guillebaud, 2003,
150). Si ce que je vaux se confond avec ce que je parais, alors me voilà
condamné à une incessante publicité de moi-même, devenant, à être,
comme l´affirme J-P. Le Goff dans un article précisément intitulé
« Tous à vendre », le « VRP de
[moi]-même » (Technikart, novembre 2002).
C´est là le paradoxe de ce qu´est
devenue la « personnalité », déjà établie comme pilier
idéologique du capitalisme par Carnegie dans ses écrits (Comment se
faire des amis et influer sur les gens? préfigure admirablement
l´ethos du « friending » facebookien) et surtout dans ses
dispositifs institutionnels (les célèbres stages d´Entraînement Dale
Carnegie) favorisant l´extériorisation du for intérieur (qui n´est,
comme dans la vieille rhétorique remise au goût du jour, qu´une
extension stratégique de la persuasio) : « La réussite est due
pour 15% environ aux connaissances techniques et pour 85% à la
personnalité, à l´habileté dans les rapports humains, à la faculté de
susciter l´enthousiasme chez les autres ». Dans cette restriction
de la « personnalité » aux habilités sociales s´incarne une
idéologie typiquement américaine (dont FB est, ne l´oublions pas,
l´ultime expansion), selon la triple fondation du self américain,
puritaine au XVIIe, politique avec la révolution de la fin du XVIII et
romantique au XIX : « le récit américain commence par la
divine angoisse de la division du self, se poursuit par la quête du
bonheur du self-governement et se clôt par la réconciliation du self
personnel et commun » (Ehrenberg, 2012, 43). Par ailleurs, au même
moment où Carnegie théorisait le nouveau self, Edward Bernays
transformait la propagande en « public relations », annonçant
la double confluence qui allait culminer dans FB, ou le PR devenu
expression « naturelle » de soi…
Cette technique du Soi qui correspond à
une stratégie d´aliénation du travail (le salarié, en devenant
transparent, est totalement désarmé face aux inquisitions de la
hiérarchie –qui, elle, subsiste, malgré la langue de bois
« managériale ») devient, par un phénomène assez classique,
l´emblème même du loisir. Cette exposition de soi peut dès lors être
conçue comme « une tentative d´exister davantage, pour vivre dans
cette autre partie de soi qu´est l´image » (J.-C. Kaufmann[3]).
La richesse du moi dépendrait dorénavant de la façon dont on parvient à
la mettre en représentation. S. Tisseron propose d´appeler
« extimité » (concept lacanien à l´origine pour dire
« l´extérieur logé au-dedans du sujet ») « le mouvement
qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant
physique que psychique (…) : Si les gens veulent extérioriser
certains éléments de leur vie, c´est pour mieux se les approprier, dans
un second temps, en les intériorisant sur un autre mode grâce aux
réactions qu´ils suscitent chez leurs proches » (Tisseron, 2001,
52).
Il s´agit de soumettre sa vie psychique à
une sorte de demande d´authentification par les tiers : To Be or
Not To Be… Liked (n´oublions pas que le site était à l´origine une
expansion du principe du « Hot Or Not » pour les étudiants du
campus de Harvard). Ces tiers, en retour, nous permettraient d´enrichir
nos propres représentations de nous-mêmes. Il ne s´agit plus de
l´exhibitionnisme comme pathologie médico-disciplinaire des sociétés
bourgeoises (transgression de l´interdit de la privacité comme secret)
mais d´un besoin de « s´approprier davantage sa propre
existence » par ailleurs sentie, sans public, comme délétère (ou
insignifiante). D´où la nécessité de photographier son petit déjeuner,
voir son souper romantique, pour l´authentifier, le valider et le
pérenniser tout à la fois en le postant sur son mur. La légitimation de
mes expériences passe par l´approbation (voir par le secret plaisir de
susciter leur jalousie, selon le modèle de la « consommation
ostentatoire » jadis théorisé par T. Veblen comme moteur du
capitalisme moderne) de la communauté « amicale » qui me
circonscrit et, finalement, définit (d´où la panique qui mène tant
de facebookeurs/ses vers une inflation continuelle de nouveaux
friendings dans un espoir désespéré de reculer toutes les limites du moi
en repoussant les limites de la cybersocialité).
Par là, dans une perspective plus
baudrillardienne, on peut dire que FB frappe d´irréalité le réel
lui-même, qui ne saurait désormais exister sans sa simulation
facebookienne ; d´où l´idée que les événements commencent à exister
dans leur potentialité d´être facebookables, selon un mécanisme déjà
connu pour les autres médias : on ne saurait dire combien de gens
mettent désormais en scène des épisodes de leur vie (du simple frenchage
en boîte à la « jackasserie » ordinaire) pour les poster sur
leur mur (combinant la logique déjà séculaire de la photo avec une
« spectacularisation » constante de soi calquée sur le modèle
des anciennes vedettes dont le moindre geste était digne d´être diffusé
et archivé[4]). La
privacité devient dès lors intolérable, exclusion de la sphère du
représenté (et, pour parler enfin comme Debord, du Spectacle), un
véritable « étouffoir » dont il faut à tout prix sortir en le
transformant en représentation de soi (toutes les cérémonies du privé
–Noël, etc- se trouvent d´ailleurs investies par FB, que ce soit sous le
sceau de la célébration ou l´ironie –commentaires décalés, etc).
Bibliographie sommaire citée:
G. Debord, La Société du Spectacle, 1967, disponible en ligne dans la Collection « Les sciences sociales contemporaines »
A. Ehrenberg, L´individu incertain, Paris, Pluriel, 1995
La société du malaise, Paris, Pluriel, 2012
J.C. Guillebaud, Le goût de l´avenir, Paris, Seuil, 2003
La Refondation du monde, Paris, Seuil, 1999
S. Tisseron, L'intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001
[1] « Désir de transparence et respect du secret », Esprit, mai 1995, p. 47
[2] Revue des Deux Mondes, février 2001
[3] Marketing Magazine, juillet-août
2001
[4] « La condition de vedette est la spécialisation du vécu apparent,
l’objet de l’identification à la vie apparente sans profondeur, qui doit
compenser l’émiettement des spécialisations productives effectivement
vécues. Les vedettes existent pour figurer des types variés de styles de
vie et de styles de compréhension de la société, libres de s’exercer
globalement. Elles incarnent le résultat inaccessible du travail social,
en mimant des sous-produits de ce travail qui sont magiquement
transférés au-dessus de lui comme son but : le pouvoir et les
vacances, la décision et la consommation qui sont au commencement et à
la fin d’un processus indiscuté » (G. Debord, La Société du
Spectacle, § 60)
Facebook Theory (2) : le Spectacle de l´homme sans substance
http://popenstock.ca/dossier/article/facebook-theory-2-le-spectacle-de-lhomme-sans-substance
Facebook comme extension du domaine du Spectacle
Est-il besoin de citer la clairvoyante
ouverture de La Société du Spectacle : « Toute la vie des
sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production
s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui
était directement vécu s'est éloigné dans une représentation (§1). Les
images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans
un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La
réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité
générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule
contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve,
accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est
menti à lui-même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de
la vie, est le mouvement autonome du non-vivant (§2) ».
Mais c´est tout l´ouvrage qu´il faudrait
dès lors citer, tant il acquiert, avec l´existence de FB et la
« facebookisation de l´existence » qu´il opère, des
nouvelles résonances (et notamment ce constat brutal : « C’est
la vie concrète de tous qui s’est dégradée en univers spéculatif »
§19). Le Spectacle (qui, comme l´on sait, « n’est pas un ensemble
d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des
images » §4) n´est plus à concevoir sur l´ancien modèle des
spectacles hétérodirigés (dont la télévision de variétés était devenue
le (non)vivant symbole) mais bien comme une entreprise collective de
spectacularisation de tout moment du vivant (« L’homme séparé de
son produit, de plus en plus puissamment produit lui-même tous les
détails de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus séparé de son
monde. D’autant plus sa vie est maintenant son produit, d’autant plus il
est séparé de sa vie » §33). Voire de la mort puisqu´il y a même,
désormais, la possibilité de rester éternellement présent sur FB, à
travers les comptes de « mémorialisation » posthume.
Cette spectacularisation de soi (dans sa
double apparence extérieure et intérieure) et du monde entraîne une
série de paradoxes, emboîtés les uns dans les autres à la façon de
poupées russes (ou de « threads » sur un « post »).
D´un côté le statut FB intronise une rhétorique de l´authenticité
(marquée tout à la fois par « la valeur de l´exemple pour la
passion égalitaire, l´héroïsation du quelconque pour le droit à la
visibilité, le service relationnel pour faire voir la solidarité
collective » (Ehrenberg, 1995, 203) pour dire la subjectivité (qui
ne peut, on l´a vu, exister désormais qu´en tant qu´« apparence
intérieure »). Celle-ci prend alors la forme de l´aveu (« à
quoi pensez-vous ? »), extension du nouveau cogito à l`âge de
la télésurveillance généralisée (« J´avoue donc je suis »). De
la dramaturgie de l´aveu (trope occidental hérité du confessionnal qui
fait de nous, selon l´heureuse expression de M. Foucault, des
« bêtes d´aveu ») présente dans les talk-shows sur le modèle
du outing et de la verbalisation du trauma, on est passé à la
banalisation « spéculative » (et spéculaire) des
«actualisations de statut », singerie du langage bureaucratique qui
fait de chaque utilisateur l´équivalent d´une agence de presse
entièrement dévolue à nous tenir informés des progrès –fussent-ils
minimes- du Soi, allant des céréales qu´on vient d´ingurgiter à, dans la
même foulée, une rupture amoureuse ou le décès d´un proche (smiley
triste –soit, étymologiquement, un anti-smiley L).
Gage de subjectivité, « le maître
mot c´est l´émotion » (fut-ce à coups d´émoticons) : tout le
monde s´indigne (des déclarations de la fille de Woody Allen, de la
crise ukrainienne, de ceci ou de cela…) avant même d´aller se renseigner
sur les circonstances et les différents discours entourant les
événements (voir de consulter le lien qui est proposé à l´indignation
communautaire). Nous sommes résolument dans le pathos, malgré le format
qui semble valoriser, par le dialogue (fut-il « trollé ») et
la parole écrite elle-même (partout concurrencée par différents régimes
d´iconicité), le logos. D´où l´extension concrète, par le design et la
technologie du site, d´un certain idéal qui se veut à la fois
démocratique et compassionnel: « Refus de la leçon, de
l´autorité, mais valorisation du dialogue, de la solidarité et de
l´empathie (à la place de la froideur de l´expert)» (Ehrenberg,
1995, 195).
Mais parallèlement au dispositif de
supposée « sincérité » (l´ironie caractéristique de la
nouvelle sociabilité devenant elle-même, par un processus connu, gage
d´une autre authenticité, comme en négatif) un impératif de séduction
informe toutes les communications sur le site, problématisant l´idée
d´un pur épanchement des subjectivités (ce paradoxe était déjà présent
dans les littératures de l´intime, en vue d´un éventuel lecteur
implicite, souvent même lorsqu´on affirmait n´écrire que pour soi).
L´expression (et l´expérience) de soi est désormais indissociable de la
mise en scène séduisante de soi, se présentant de plus en plus
« marketée » sur le modèle du fétichisme de la marchandise
partout triomphant (et, partant, de la mise en Spectacle).
D´où toute l´ambiguïté constituante de
cette sincérité stratégique, voire machiavélique, qui permet autant le
trafic intense du « stalking » facebookien (nouveau
libertinage qui remplace la séduction épistolaire classique et instaure
une nouvelle Carte du Tendre dotée de codes aussi complexes, sinon plus,
que les tractations galantes du passé) que les stratégies de marketing
viral (à coups de faux profils mais aussi, de plus en plus, de
« leaders d´opinion » et d´employés divers qui mettent à
profit leurs « réseaux » pour répandre des publicités
ciblées). D´où aussi différents «dosages » et différentes
combinatoires selon les modalités d´implication sur le site. Celles-ci
peuvent aller de la création d´authentiques « avatars » qui
servent à contrôler ou manipuler les informations qui circulent sur son
propre site « officiel » à l´utilisation de
« personae » au sens étymologique, transformant le profil FB
de soi en véritable personnage à part entière, ou enfin à l´utilisation
« simpliste » d´un profil qu´on voudrait le plus proche de
l´expression adéquate de soi (mais sous un angle le plus
avantageux, et « spectacularisé » possible).
Ce jeu entre sincérité et séduction (qui
déjà articulait la double topique de la sentimentalité et du
libertinage au siècle des Lumières) est par ailleurs complexifié par les
multiples médiations qui « assistent », pervertissent ou
articulent (selon que l´on soit du côté des « apocalyptiques »
ou des « intégrés ») la nouvelle subjectivité. À commencer
par le détour par l´objet (de consommation, mais aussi de désir et
d´identification mimétique). Sur FB, comme dans son envers symétrique
AFK (« away from keyboard », c´est-à-dire dans le monde qu´on
appelle encore « réel »), je suis ce que je consomme (ou,
inversement, dis-moi ce que tu consommes et je te dirai si je te like).
Devenus des signes d´appartenance plus que des produits d´usage, les
objets de consommation s´étalent triomphalement sur les murs FB que ce
soit sous leur forme classique -qu´ils soient des biens culturels
(chansons, clips, bandes-annonce, etc.) ou des services (check-in de
restaurants à la page, photos de food porn pour foodies, souvenirs de
vacances, etc.)- ou sous la forme, dématérialisé, d´un pur capital
symbolique s´affirmant dans les tropes d´un lifestyle (événements,
etc.). Tout cela concourt à une hypertrophie de luttes symboliques pour
affirmer l´image de soi par une distinction bourdieusienne , qui va du
hipster (cette créature en tout point définie par cette lutte) à
l´intellectuel pontifiant ou le bon vivant éternellement en vacances, en
passant par tout le spectre du champ social.
Voilà encore une confirmation du
pronostic debordien : « La phase présente de l’occupation
totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie
conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraître, dont tout
« avoir » effectif doit tirer son prestige immédiat et sa
fonction dernière. En même temps toute réalité individuelle est devenue
sociale, directement dépendante de la puissance sociale, façonnée par
elle. En ceci seulement qu’elle n’est pas, il lui est permis
d’apparaître » §17.
De là aussi, au milieu de cet étalage de
bonheurs sans nombre, de selfies radieux, d´épiphanies culinaires ou
touristiques, de différentes transes, le risque de l´autodévalorisation
dépressive que signalent plusieurs études, l´impératif d´émulation (le
célèbre « keeping up with the Joneses » qui régit les
rivalités de tondeuses de gazon banlieusardes) provocant, sous le poids
de la frustration comparative, des ratages spectaculaires qui renvoient
les « perdants » de cette struggle for life métaphorisée
(iconicité de la réussite amoureuse, familiale, sportive, économique,
voire intellectuelle –voici revenu le culte mondain du witticism et de
la vane qui tue) à un «excès dans l´insignifiance » qui est
l´envers symétrique de l´excès performatif (de sensations et de sens) de
leurs humiliateurs. Qui plus est, FB fait de celui qui ne peut se
permettre la luxuriance de ces identités enrichies (toujours sur une
base peu ou prou matérielle) ou qui ne sait pas représenter, ni
communiquer son histoire un individu fantôme, condamné à être simple
spectateur du bonheur et la réussite des autres, voire à devenir un de
ces creepy lurkers qui hantent nos murs pixélisés tels des SDF virtuels
suspects de tous les vices.
Si l´on retrouve, au détour de la
spectacularisation, un univers tout aussi compétitif de
« winners » et de « losers » c´est que FB, sous des
dehors de Gemeinschaft harmonieuse, est régie par le même darwinisme
social que la Gesselschaft dont il est l´extension.
Facebook comme (vain) exorcisme de la déliaison
On peut concevoir, a contrario, FB comme
réponse angoissée et anxiogène à la déliaison : « Cette quête
un peu panique du regard de l´autre, ce besoin d´extériorisation pour
se sentir exister répondent confusément à la brisure du lien »
(Guillebaud, 149). “La banalisation du voyeurisme et de
l´exhibitionnisme sont symptomatiques de notre société
« individualiste de masse » à dominante urbaine (…), une
société où les rapports interpersonnels se sont appauvris,
comparativement aux liens de voisinage qui existaient dans les
communautés rurales traditionnelles » (J. Gautrand, 2002, 15). Mais
la « déliaison » est une force bien plus protéiforme et
généralisée. « Elle touche les institutions privées –la famille,
l´entreprise- comme les institutions publiques –l´école ou la nation.
Dans tous les cas, une même force centrifuge détache, sépare, isole,
fragmente, atomise. Elle remplace l´autorité par le libre choix, la
permanence par la mobilité, la mutualisation par le calcul égoïste, le
souci de l´universel rassembleur par la juxtaposition des différences,
etc. » (Guillebaud, 2003, 132).
M. Gauchet situe « vers 1970 ou à
peu près » le moment où tout lien, même indirect, avec le divin
s´est trouvé rompu ; paradoxalement, cet évanouissement du
religieux a précipité une crise symétrique de la
« transcendance » laïque qui s´était construite contre lui.
Privée d´ennemi, la laïcité vécue comme thème rassembleur fait naufrage à
son tour. « C´est tout l´édifice civique monté pour relever le
défi de la dépendance métaphysique qui voit ses bases se
désagréger » (Gauchet, 1989, 11). Nous voici devenus « des
solitudes souveraines et désemparées », balançant sans relâche
entre la conscience d´un privilège (« le choix de soi-même »)
et l´obscur sentiment d´un deuil (« la crucifixion de la solitude
individuelle » exposée par D. H. Lawrence).
De cette déliaison, FB est l´emblème
concret à bien des égards, consacrant, très concrètement, la fuite
physique de l´espace public dans le
« cyberespace » virtuel; non seulement la désertion des
communautés traditionnelles pour cette cybercommunauté mais aussi la
désaffection du hic et nunc pour cet Ailleurs qui toujours nous
sollicite, fut-ce à la table de notre tendre moitié ou de nos chers
parents. Or à cette déliaison rampante qu´il parachève, FB répond, en
une inflation qui est elle-même symptôme d´un déni (au sens freudien),
par l´excès flamboyant de l´interconnexion (nous n´aurions jamais été
autant « connectés » les uns aux autres). 1500 « amis
FB » pour dire la solitude de l´utilisateur devant son terminal,
promesse virtuelle d´une communauté (au sens de Gemeinschaft) à
l´échelle d´une micro-société (Gesellschaft) qui génère elle-même ses
nouvelles normes mais aussi ses nouvelles pathologies, dont l´étonnant
syndrome « FOMO » (Fear of Missing Out) qui dit la crainte
d´être (fut-ce momentanément) exclu du tissu de radotages qui articule
la nouvelle appartenance communautaire.
« Terminal relationnel », FB
signe la confluence, désormais indissoluble, de « l´âge de la
médiation relationnelle » et de la « médiation
technique » au moment où les supports écran se multiplient.
« Les programmes qui fournissent du service relationnel en
s´appuyant sur le modèle de la communication dessinent ainsi l´espace
technique et mental où s´investit désormais le thème de
l´abondance : non la possession d´objets–signes, mais la capacité à
se connecter, à entrer en relation avec soi et l´autre ». FB
exprime ainsi « le déplacement de la possession à la
relation » (Ehrenberg, 1995, 172). La société des individus est
d´ailleurs « celle où nous sommes de moins en moins à notre
place » (délocalisation qui n´est plus celle des rôles sociaux mais
aussi des corps, avec la mobilité technologique des smartphones,
devenus principal support de FB) « et de plus en plus dans une
relation, dans l´exigence de nous y engager à partir de ce puits sans
fond qu´est notre propre individualité » (id, 302).
Présentée comme un bouleversement
culturel ouvrant la voie à la créativité personnelle, l´interactivité
mettrait fin au régime du gavage et de la passivité (dont la télévision
était devenue, dans l´imaginaire et le discours social, l´emblème,
perdant d´ailleurs énormément d´audience au profit des nouveaux médias)
en introduisant partout de l´échange et du dialogue : « Grâce à
l´interactivité, les consommateurs sortent enfin de leur (supposée)
passivité (…) pour se consacrer en masse à la nouvelle double tâche à
laquelle est désormais convié chacun d´entre nous : communiquer
avec les autres pour devenir soi-même » (id, 235). Et cela dans un
flux continuel, non stop, qui satisfaisait le double souci contemporain
pour la proximité et la vitesse (devenus le ressort de la
concurrence entre représentation et communication). Avec FB « il y a
toujours du lien, de la proximité, et des réponses » (id, 297).
Du coup la question se pose : FB
permet-il de « refaire société » ou n´est-il, comme les autres
artefacts techniques qui convergent en lui, qu´un expédient
illusoire ? Pour G. Dubey, auteur de Le lien social à l´ère du
virtuel (PUF 2001), il est impossible de retrouver la « socialité
primaire » par le biais d´une technologie (l´efficacité qu´on leur
attribue dépendrait presque entièrement de la préexistence de
celui-ci) ; la prétendue société virtuelle sur laquelle on nous
invite à fantasmer ne peut véritablement exister qu´en dissimulant les
rapports sociaux sur lesquels elle repose (mais le communautarisme
américain, dont FB est une extension technologique, n´est en grande
partie que la dissimulation –et in fine l´effacement- des rapports de
classe).
Mais plus profondément FB témoigne de
« la difficulté qu´a l´idéologie moderne à donner une image
suffisante de la vie sociale » qu´analyse L. Dumont dans son
désormais classique Essai sur l'individualisme (1983, 130-1). Le
retranchement du collectif a favorisé tout à la foi « la perte de
confiance en soi et dans les autres, et la conscience de faire partie
d´un monde instable, erratique, plein de dangers, dominé par des
puissances invisibles et incontrôlables. Avec l´individualisme non de la
conquête mais de la perte, la question qui hantait le tournant du
siècle est redevenue centrale : comment constituer et maintenir une
société ? » (L. Karpik, Le débat, nov-déc 1997).
C´est, porté par la privatisation de
l´existence, l´horizon d´une société sans politique qui se profile que
ce soit dans l´hypothèse de R. Sennett sur le déclin inexorable de
l´espace public en proie à la montée des « tyrannies de
l´intimité » qui vont « mesurer toute la réalité sociale à
l´aune de la psychologie » ; ou dans celle de A. Giddens sur
« l´exclusion de la majorité des gens des lieux où s´élaborent des
décisions politiques les plus importantes [qui] oblige à un report sur
le moi » (cit in Ehrenberg, 1995, 311). Du coup, FB trouve
son ressort dans la difficulté contemporaine du politique à rendre
visible la solidarité entre les membres de la collectivité, à voir
le collectif dans une société de responsabilité de soi… Il est,
consubstantiellement, un projet néolibéral en soi qui « fait son
nid sur la défection de cette fonction du politique, sur cette perte de
substance de l´Etat-providence comme expérience politique de la
solidarité sans laquelle il n´y a pas de vivre ensemble possible »
(Ehrenberg, 1995, 298-9). On peut même dire qu´il aspire à devenir la
métaphore la plus achevée du néolibéralisme, présenté comme une sorte de
self-government harmonieux miraculeusement réglé par une bienveillante
« main invisible ».
FB se veut-il alors occupation d´un
« vide politique » ou bien encore l´extension (voire la
création) de celui-ci ? Il ne remplace pas le politique dans sa
fonction de représentation, car il y répond en donnant forme à une
solidarité qui va de l´individu à l´individu, mettant en scène un lien
de voisinage qui fortifie le bricolage quotidien de chacun. Relevant
d´un manque de [du] politique, il enregistre une modification d´ampleur
du contrat social, qui n´est pas énoncée politiquement. Il se présente
plutôt comme une manière de donner à voir l´interdépendance entre les
membres de la société que l´État-providence n´arrive plus à signifier.
Pour cela, par une logique qui épouse celle de la société de
consommation programmée, FB donne forme au pluralisme de la société,
« faisant accéder à un espace public des différences privées et des
intérêts particuliers multiples en les inscrivant dans une commune
citoyenneté » (Ehrenberg, 1995, 264).
D´où la tentation de s´ériger en utopie
communicative et politique, caressant le rêve d´une « démocratie
directe », mariage de l´agora grec et de la technologie moderne,
voire, à la façon du tableau de Delacroix (La liberté guidant le
peuple) se légitimant par l´épos de l´émancipation des peuples sur le
modèle de l´individualisme occidental conquérant (l´on reconnaît là le
discours euphorisant sur le printemps arabe, notamment). Cet
individualisme, devenu la valeur fondatrice de nos sociétés modernes,
est par ailleurs, comme le soulignait L. Dumont, dans Homo Aequalis,
Genèse et épanouissement de l´idéologie économique (1985),
consubstantiel à la primauté de l´économie (le « tout
économique ») sur le religieux, l´éthique ou la politique. C´est
pour cela qu´il est le vecteur idéologique parfait pour l´entreprise de
globalisation planétaire dont FB est devenu (malgré ses concurrents
locaux, parfois eux-mêmes colossaux, tels que le brésilien Orkut) le
porte-étendard –les « résistants » culturels à l´impérialisme
éuro-américain ne se trompent d´ailleurs pas, qui se dressent contre
l´idéologie individualiste (son « égoïsme », son pouvoir
dissolvant, le nihilisme qu´elle trahit, etc.).
Utopies cruellement démenties, comme
l´on sait, par le spectre du PRISM qui fait du paradis facebookien de la
libre circulation des idées et des individualités un monstrueux
panoptique orwellien. Dans cet « environnement inhumain du loft
intersidéral », émerge ainsi le visage d´un nouveau totalitarisme
freestyle, combinant les « innombrables possibilités de repérage
dans l´espace [FB est de plus en plus « mobile »], de
traçabilité dans le temps, de mémorisation définitive, d´identification
infaillible » qui concourent à « débusquer le secret [que nous
sommes], soumettre chacun à une logique de visibilité »
(Guillebaud, 2003, 155). Grâce à la vidéo-surveillance planétaire
(dont les satellites deviennent l´emblème quasi-mythologique), le monde
lui-même devient transparent à l´image de FB, « une sorte de
système panoptique [où] tout tend à être vu, et tous à être
voyeurs » selon les termes de l´anthropologue G. Ballandier. Comme
l´écrit A. Pommatau dans « World Wide Web » (Études, février
2000, p. 223), « quelque chose nous a lentement emmaillotés »,
et nous nous emmaillotons nous-mêmes de plus belle à grands coups de
« likes ». Or, cela aussi est un de ses exploits éclatants, FB
parachève malgré ses nombreux détracteurs
« conspiranoïaques » et ses multiples réfractaires (férus de
la notion « périmée » d´intimité old school), le
« renversement des craintes de domination et de contrôle social par
la technique en attentes de libération ou d´épanouissement personnels
–soit les nouvelles technologies de communication au début des années
80 » (Ehrenberg, 1995, 208).
Cette prodigieuse manipulation qui fait
de l´émancipation et l´épanouissement de soi la condition même de son
pur asservissement à la « société de contrôle » jadis annoncée
par Deleuze marque aussi, et avant tout, un assujettissement à l´ordre
économique néolibéral. On le sait, les nouveaux modes de communication
dont FB est la synthèse ultime s´inscrivent dans la pure logique de
l´échange économique (le succès financier du quasi-monopole facebookien
–qui ne cesse de phagocyter ses éventuels rivaux, dont tout récemment
Whatsapp- en est la preuve éclatante) incorporant le lien à la société
marchande. Ce passage insidieux du lien à la communication est en
réalité une ruse de la raison économique, qui confirme encore une fois
la progression du Spectacle comme mode d´organisation sociale. Non
seulement toutes ces affirmations séduisantes de l´image de soi
deviennent, en tant que copyright, des marchandises au sens littéral (au
moment où le « data mining » devient le moteur de la société
de l´hyperconsommation ciblée) mais tout le média social lui-même
corrobore et solidifie le lien entre le nouveau moi et sa condition de
homo consumericus.
FB incarne ainsi, comme à bien des
égards la société états-unienne dont il se veut la transsubstantiation, à
la fois le contrôle social généralisé et l´abandon des individus aux
forces du marché.
Facebook, fabrique de l´homme sans substance ?
Toutes ces logiques minent l´utopie
facebookienne en tant que mise en scène technologique du « mythe de
la parole parfaite » (l´écriture se voulant, sur FB, avant tout
l´expression transparente d´une parole –qu´elle soit confessionnelle,
séduisante ou purement interjective-), « la parole qui fait lien,
vous met en contact avec vous-même en vous rapprochant de n´importe quel
autre, et, dans ce mouvement même, allège de la responsabilité »
(Ehrenberg, 1995, 191). Or, non seulement cette parole n´est pas aussi
transparente qu´on la voudrait, investie de tous les procédés de
l´ancienne rhétorique en vue d´un effet de séduction, mais son inflation
même la mine, portée par un nouvel « éréthisme discursif
généralisé » à l´image de celui jadis étudié par M. Foucault.
Inflation qui passe par un culte de
l´accélération terminale (le flux ininterrompu in real time, dont on a
peur de décrocher ne serait-ce qu´un instant en vertu du FOMO déjà
cité), qui est l´envers symétrique du culte de l´urgence dans notre
« société malade du temps » étudiée par Nicole Aubert dans son
ouvrage homonyme (2003), « société du zapping, du fast, des clips
et des spots dans laquelle il s'agit de vivre l'intensité sans la durée
et d'obtenir des résultats à efficacité
immédiate » : « Pris dans les rouages de l'économie
du " présent éternel ", englués dans les innombrables choix que nous
permet la société marchande, focalisés sur la satisfaction immédiate de
nos désirs, ne sommes-nous pas devenus non seulement des "
hommes-Présent", incapables de vivre autrement que dans le présent le
plus immédiat, mais plus encore des hommes de l'Instant, collant à
l'intensité du moment et recherchant des sensations fortes liées à la
seule jouissance de l'instant présent ? »[2].
Comble de l´ironie, FB se présente le
plus souvent comme une « pause » réparatrice pour ces employés
« englués dans l'ici et maintenant de l'urgence et de
l'instantané, comme si la vitesse de résolution des problèmes pouvait, à
elle seule, donner du sens à son action », reproduisant, sous le
signe de l´hédonisme et la « détente » les mêmes rythmes
temporels anxiogènes que leur aliénation au travail. Là encore, une
logique de mystification classique est à l´œuvre qui fait du loisir de
masses l´envers symétrique de l´aliénation massifiée (processus
qu´incarne par ailleurs, sous forme de réappropriation vidéoludique du
passé pré-industriel, un jeu facebookien comme Farmville). D´où les
mêmes syndromes qui émergent, de l´hyperactivité du FOMO à la tentation
du burn out (nombre de facebookiens envisagent à un moment ou à un autre
le « shutdown » du compte, ce que FB, dans sa bienveillance
maternelle de Big Mother, conçoit aisément ; c´est pour cela qu´il a
prévu de garder toutes vos informations de profil pendant votre cure de
désintoxication, sachant pertinemment que vous n´aurez pas le choix de
rester éternellement sevré de cette manne relationnelle). Signe de son
triomphe (mais aussi de son hybris), FB est désormais une addiction
(FAD)…
Autre pathologie consubstantielle, qu´il
partage avec tant d´autres relais technologiques, le déficit
d´attention. Comme le zapping frénétique qui jadis transformait le
téléspectateur en un enfant agité, incapable de se concentrer sur
quelque chose, la « navigation » facebookienne pousse à
l´extrême ce trouble neurocomportemental. Parallèlement, la parole
parfaite se dégrade en règne du bavardage où se ritualise sa propre
dévalorisation. « L´écoute est à la fois généralisée et
indifférenciée. À force de tout écouter, on n´entend plus rien. Le
« trop » finit par noyer le contenu, et le verbe ainsi répandu
n´est plus qu´une parole humiliée » comme l´annonçait J. Ellul
dans son ouvrage homonyme (1981) : « excès de mots. Excès
d´informations (...) La parole anonyme continue de couler. Bruit-bruits.
Parce qu´elle n´établit plus aucune espèce de relation. Elle est
détachée dorénavant de façon définitive de celui qui la prononce. Il n´y
a personne derrière » (Ellul, 1981, 174). La théorie de
l´inflation économique devient alors le modèle de communication,
« toute parole se rabat sur la plus insignifiante, diluée dans une
soupe communicationnelle où tout se vaut et s´équivaut et où, par
conséquent, rien ne porte à conséquence » (Guillebaud, 2003, 161).
De cela, quel meilleur exemple que le
fonctionnement des « threads » ou fils de discussion qui
peuvent étendre à l´infini les gloses et les commentaires des statuts
postés sur un mur (bien que ceux-ci soient presque automatiquement
ignorés dans les discussions, qui portent, majoritairement, sur tout
autre sujet). Cette dérive est, à l´image de la navigation dans le site,
rhizomique et « différ(r)ante », minant les procédés
d´argumentation de la rhétorique classique par des percées constantes du
plus pur aléatoire. Alors qu´on aurait pu s´attendre à un déploiement
triomphal du Logos, porté par son souffle hégélien vers l´élucidation de
tous les problèmes, approfondissant partout les débats et enrichissant
l´expression nuancée des différentes subjectivités
(« Boooring » réplique ici le Homer Simpson qui dort en chacun
de nous, car FB reste, ne l´oublions pas, soumis aux contraintes du
« infotainment »), nous assistons le plus souvent à un
véritable dialogue de sourds où ce qui prime c´est de porter le plus
possible de « coups d´éclat » (traduites fréquemment en
simples « vanes »), selon le principe de la distinction qui
régissait déjà à la Société de Cour étudiée par N. Elias (et dont les
caractéristiques se retrouvent, trait pour trait, dans mainte querelle
de la « civilité » facebookienne).
Et cela peut continuer ainsi à l´infini,
en combinant différentes routines conversationnelles telles que la loi
de Godwin (“plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la
probabilité d'y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf
Hitler s’approche de 1 »), la loi 34 (“de tout ce qui existe, il existe
une version pornographique”, ce qui s´applique aussi avec exactitude aux
différents arguments d´un fil de discussion). Suivent les inévitables
exactions des différents “trolls” et “haters” jusqu´à l´exténuation du
fil, son implosion ou sa disparition pure et simple, ironie ultime de
“l´extase de la communication” que le site est censé célébrer. De quoi
réfléchir sur son idéal de démocratie participative médiatique, vouée à
la mésentente systématique.
L´expansion logorrhéique des sois
parachève ainsi la « montée de l´insignifiance », partout
régnante sur le réseau social. Voilà advenue la « société
nullitaire » selon l´expression de M. Schneider, où la domination
passe par le mécanisme d'une écoute générale et indifférenciée (« Cause
toujours, tu ne m'intéresses pas (vraiment)»). Cette indifférenciation
s´étend par ailleurs à celle des statuts, tristement réitératifs et très
globalement similaires (jusque dans le ton uniformément ironique,
devenu véritable signe du Zeitgeist comme l´annonçait jadis Lipovetsky
dans L´ère du vide), qui renvoie bel et bien au paradoxe de la quête de
similarité dans l´affirmation de l´individualité facebookienne :
« Chacun veut ce que l´autre veut parce qu´il le veut, et non parce
que des raisons intrinsèques, désormais défaillantes, commandent ce
choix. L´homme est devenu sans qualité, support vide d´un narcissisme
épuisant, où chacun est le comptable frustré de ce que fait son voisin,
le boutiquier de sa propre bêtise arrogante, immergée dans le bien-être
et l´assurance d´être « comme tout le monde » : un être
qui compte, en somme. Aux dépens de l´autre, qui fait de même lorsqu´il
est le même » (Meyer, 1994, 123).
Comme le « beau parleur »
traditionnel, tout à son projet de séduire dans un pur « gaspillage
de soi », le/a facebookeur/se fait-il autre chose que se rendre
« pathétiquement transparent, c´est-à-dire dépourvu de substance,
de secret, d´intériorité ? Le voilà mort à lui-même. Il se sait
condamné pour l´avenir à courir encore vers le regard des autres pour y
quêter je ne sais quel succédané d´être. Encore et encore. Il devra
paraître et paraître, faute de mieux » (Guillebaud, 2003, 159). À
la notion de « souci de soi » les stoïciens opposaient, comme
le rappelle M. Foucault dans L´Herméneutique du sujet, la stultitia,
soit une ouverture excessive de l´individu vers le dehors, une
incapacité à se rassembler soi-même dans la constance et la permanence.
L´homme en proie à cette funeste effervescence, c´est le stultus, celui
qui change d´avis sans arrêt, demeure sans mémoire, ni volonté, ni
intériorité, dissous en somme dans la transparence (Foucault, 2001,
126-8). Nous assistons alors à « l´avènement d´un type
anthropologique particulier : l´homme sans substance »
(Guillebaud, 2003, 160), héritier bien entendu de l´homme sans qualités
de Musil dans une version doublement dégradée (au sens luckacksien).
Or n´oublions pas que l´idéologie
de l´homme sans intérieur a un nom, et non des moindres, celui de la
cybernétique qui affirme, dès la Guerre Froide (elle serait, selon
Heidegger, « la métaphysique de l´âge atomique »), une
conception purement informationnelle de la conscience. Ce n´est donc pas
un hasard si FB, fruit ultime et fleuron suprême de la longue croisade
cybernétique, instaure enfin l´Homo communicans, « être de réaction
et de rétroaction, totalement ouvert sur l´extérieur et pris dans un
ensemble de « réseaux » de communication », « le
« moment » provisoire d´interactions innombrables obéissant à
des procédures gérées de façon rationnelle » et, in fine,
« tout entier à l´extérieur de lui-même » (Ehrenberg, 1995,
168). « De porte-étendard et d´agent effectif de la raison, le
sujet perd de sa consistance pour devenir un être à l´identité plurielle
et fragmentaire sommé de s´adapter aux fluctuations constantes d´une
société désormais régie par la rationalité informatique. Il se présente
comme un être à l´identité vacillante, façonné par les flux
communicationnels le traversant » (C. Lafontaine, « La
cybernétique, matrice du posthumanisme », Cités, 4, oct 2000).
C´est ce qui permet de faire de lui ce parfait terminal qui nourrit sans
cesse des banques de données, réel fondement économique (en tant que
« asset ») de l´empire FB. « L´homme sans intérieur et
livré au jeu décervelant des propagandes et des publicités Il est
l´enjeu de toutes les ruses –modernisées- de la domination »
(Guillebaud, 2003, 173).
L´homme cybernétique est aussi, comme
l´annonçait Baudrillard, la simple extension de la logique mécanique de
ce qu´il croit être son instrument : « Les machines ne
produisent que des machines. Cela est de plus en plus vrai à mesure du
perfectionnement des technologies virtuelles. A un certain niveau de
machination, d'immersion dans la machinerie virtuelle, il n'y a plus de
distinction homme/machine : la machine est des deux côtés de
l'interface. Peut-être même n'êtes-vous plus que son espace à elle -
l'homme devenu la réalité virtuelle de la machine, son opérateur en
miroir. Cela tient à l'essence même de l'écran (…). Les textes,
images, films, discours, programmes issus de l'ordinateur sont des
produits machiniques, et ils en ont les caractéristiques (…). En
fait, c'est la machine (virtuelle) qui vous parle, c'est elle qui vous
pense»[3]. Tous les
milliers de « posts » déversés par seconde dans le flux
mécanique de Facebook que sont-ils d´autre que l´alimentation de cette
gigantesque machine selon les multiples codes qu´elle a préétabli, codes
désormais intériorisés pour construire nos identités de plus en plus
machinales (groupes d´âge, d´affiliation communautaire, de distinction
consumériste, d´opinion, etc.).
Enfin, si FB s´adapte aux attentes
imaginaires d´aujourd´hui, faites de décisions personnelles et de
demandes de sens, de reconnaissance ou d´aide il pourrait aussi
dire une des hantises majeures de notre temps : « Que
sommes-nous tentés de fuir sinon l´effroi du non-être ? Partout
autour de nous, des signaux nous indiquent que la dissolution du
« sujet humain » n´est plus tout à fait inimaginable (..) de
la déréalisation numérique au triomphe du virtuel quelque chose paraît
s´effriter vertigineusement dans la tessiture du « moi ».
L´individu victorieux bascule dans la crainte de se dissoudre. On ne
doit pas s´étonner si tant d´hommes et de femmes réagissent à cette
menace d´effritement par un surcroît de narcissisme organisé et
appliqué » (Guillebaud, 1999, 317-8). L´archivage pathétique de nos
plus petites sautes d´humeur comme des grands aphorismes auxquels nous
aura porté la sagesse de nos vies en ligne est-il alors le réflexe
angoissé d´un vouloir durer (ne serait-ce que l´instant de quelques
« likes ») face à l´imminence de notre disparition ?
Et In Arcadia, Ego.
Like.
Bibliographie sommaire citée :
H. Arendt, La Condition de l´homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 [1961]
N. Aubert, Le culte de l´urgence: la société malade du temps, Paris, Flammarion, 2003
J. Baudrillard, « Écran total », Libération, 6 mai 1996
G. Debord, La Société du Spectacle, 1967, disponible en ligne dans la Collection « Les sciences sociales contemporaines »
L. Dumont, Essai sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Le Seuil, Paris, 1983
A. Ehrenberg, L´individu incertain, Paris, Pluriel, 1995
La société du malaise, Paris, Pluriel, 2012
J. Ellul, La Parole humiliée, Paris: Seuil, 1981
M. Foucault, L'herméneutique du sujet: Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris: Gallimard Seuil, 2001
M. Gauchet, La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité , Gallimard, 1989
J. Gautrand, L'empire des écrans : télé, Internet, infos, vie privée, la dictature du tout voir, Paris : Pré-aux-clercs , 2002
J.C. Guillebaud, Le goût de l´avenir, Paris, Seuil, 2003
La Refondation du monde, Paris, Seuil, 1999
M. Meyer, De la problématologie, LGF, 1994
S. Tisseron, L'intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001
[1] « La condition de vedette est la spécialisation du vécu apparent,
l’objet de l’identification à la vie apparente sans profondeur, qui doit
compenser l’émiettement des spécialisations productives effectivement
vécues. Les vedettes existent pour figurer des types variés de styles de
vie et de styles de compréhension de la société, libres de s’exercer
globalement. Elles incarnent le résultat inaccessible du travail social,
en mimant des sous-produits de ce travail qui sont magiquement
transférés au-dessus de lui comme son but : le pouvoir et les
vacances, la décision et la consommation qui sont au commencement et à
la fin d’un processus indiscuté » (G. Debord, La Société du
Spectacle, § 60)
[2] Introduction à l´ouvrage sur http://1libertaire.free.fr/Urgence02.html
[3] J. Baudrillard, « Écran total », Libération, 6 mai 1996, 8
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