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Le Culte de l'Urgence
La société malade du temps
Nicole Aubert
Flammarion, mars 2003
Sociologue et psychologue, Professeur à ESCP-EAP, Nicole
Aubert a mené de nombreuses recherches sur le coût
de l'excellence et le stress professionnel.
"Pas le temps" ! A la métaphore traditionnelle du
temps qui passe et s'écoule a succédé depuis
peu celle d'un temps qui se comprime et s'accélère,
un temps qui nous échappe sans cesse et dont le manque nous
obsède.
Avec l'avènement de la communication instantanée et
sous la dictature du "temps réel" qui régit
l'économie, notre culture temporelle est en train de changer
radicalement. L'urgence a envahi nos vies : il nous faut réagir
"dans l'instant", sans plus avoir le temps de différencier
l'essentiel de l'accessoire.
Ce règne du court terme absolu produit des effets contrastés.
Certains, "shootés" à l'urgence, ont besoin
de ce rythme pour se sentir exister intensément. En triomphant
du temps, ils ressentent l'ivresse de pouvoir vaincre la mort. Dans
certains cas, le climat de pression et d'urgence est tel qu'il confine
à l'hystérie et corrode les individus qui déconnectent
brutalement, comme sous l'effet d'une surchauffe énergétique
intense, ou sombrent dans la dépression, comme pour tenter
de "ralentir le temps".
Plus globalement, que ce soit dans le domaine de la famille, de la
quête spirituelle, des modes de thérapie ou même
de la littérature, le règne du temps court supplante
celui du temps long. Dans une société fonctionnant souvent
sur l'unique registre de la réactivité, se dessine ainsi
le visage d'un nouveau type d'individu, flexible, pressé, collant
aux exigences de l'instant ou à la jouissance qu'il procure
et cherchant dans l'intensité du moment une immédiate
éternité.
Autres ouvrages de Nicole Aubert
Le pouvoir usurpé - Femmes et hommes dans l'entreprise, Editions
Robert Laffont, Paris, 1982.
Le sexe du pouvoir (avec E. Enriquez et V. de Gaulejac, ouvrage collectif),
Editions Epi Desclée de Brouwer, Paris, 1986.
Le stress professionnel (en collaboration avec M. Pages), Editions
Klincksieck, Paris, 1989.
Femmes au singulier ou la parentalité solitaire (en collaboration
avec V. de Gaulejac), Editions Klincksieck, Paris, 1990.
Le coût de l'excellence (en collaboration avec V. de Gaulejac),
Editions du Seuil, Paris, 1991, 5eme édition 2000 (Prix du
Livre d'Entreprise, 1992).
Management, aspects humains et organisationnels (en collaboration
avec J.-P. Gruère, J. Jabes, H. Laroche, S. Michel), PUF, Collection
"Fondamental", Paris, 1991, 6e éd. 2000.
L'aventure psychosociologique (avec V. de Gaulejac et K. Navridis,
ouvrage collectif), Editions Desclée de Brouwer, Paris, 1997.
Diriger et motiver : Art et pratique du management (ed.), Editions
d'Organisation, Paris, 1996, 2e éd. revue et actualisée,
2002
Le Culte de l'Urgence
Nicole Aubert
AVANT PROPOS
Dans un ouvrage précédent (1), nous avions exploré
ce que nous appelions " la face d'ombre " de la société
contemporaine, en montrant le coût psychique et humain généré
par l'exigence de performance et d'" excellence " à
l'œuvre dans l'univers professionnel. Depuis, un autre paramètre
est apparu, lié à l'avènement de la " dictature
du temps réel " qui a instauré dans l'entreprise
et dans la société le règne de l'urgence, de
l'instantanéité, de l'immédiateté.
Pour comprendre l'impact du nouveau rapport au temps qui s'est ainsi
instauré dans notre société, nous nous sommes
appuyés sur une recherche menée dans plusieurs grandes
entreprises situées dans divers secteurs d'activité
: industrie lourde, banque, automobile, industrie pharmaceutique,
informatique, grande distribution, assurance, multimédia, audiovisuel,
etc. Notre investigation a comporté de nombreuses interviews,
individuelles ou en groupe, de dirigeants et d'employés, de
cadres et de managers dans divers métiers : financiers, responsables
de ressources humaines, commerciaux, responsables de production, informaticiens,
consultants. Elle s'est aussi appuyée sur un travail en profondeur
avec de nombreux médecins du travail de diverses grandes compagnies,
ainsi qu'avec des psychiatres intervenant en entreprise ou recevant
en consultation le même type de personnes.
Mais le rapport à l'instantanéité et l'urgence
ne se vit pas que dans l'univers du travail. Une recherche menée
sur l'impact de l'extrême compression du temps dans le surgissement
des crises et des catastrophes sous-tend également la réflexion
menée dans le cadre de cet ouvrage (2) . Le progrès
technique, lié lui aussi à une recherche éperdue
de gain de temps, affecte en effet considérablement nos repères
spatio-temporels. Dans le domaine des technologies complexes et
sensibles, l'homme se trouve aujourd'hui face à des horizons
temporels qui lui échappent, semant ainsi le germe de situations
incontrôlables et risquées.
Plus globalement, c'est la manière dont ce nouveau rapport
au temps contribue à redéfinir l'identité de
l'individu contemporain, produit de notre société "
hypermoderne ", que nous avons voulu cerner dans le cadre de
cet ouvrage. De la recherche de sens, sous les multiples formes qu'elle
emprunte désormais, à l'évolution des modes de
thérapie centrés dorénavant sur l'efficacité
immédiate, en passant par l'avènement de l'éphémère
dans l'institution familiale ou l'apparition d'une littérature
" de l'instant ", le règne du " temps court
" a définitivement supplanté celui du " temps
long ". Notre ouvrage s'est ainsi élargi aux divers registres
et aux multiples façons dont l'individu contemporain tente
d'abolir le temps par une quête éperdue de l'intensité
de soi dans l'instant présent.
Notes de l'avant-propos :
1-Nicole Aubert, Vincent de Gaulejac, Le coût de l'excellence,
Editions du Seuil, Paris, 1991, réédition 2000.
2-Cette recherche a été menée par Christophe
Roux-Dufort, professeur à EM Lyon. Elle correspond aux chapitres
7 et 8 de cet ouvrage.
Le Culte de l'Urgence
INTRODUCTION
LES ENFANTS DE CHRONOS
Les rapports de l'Homme et du Temps apparaissent, depuis toujours,
complexes, insaisissables et tumultueux. Notre conversation courante
est sans cesse imprégnée de références
à ce concept impalpable et fuyant, pourtant consubstantiel
au déroulement de notre existence. : " nous n'avons pas
le temps, dans quelque temps, quand nous aurons le temps, le temps
nous a manqué, de temps en temps, prendre son temps…etc.
". Tel un compagnon invisible dont nous ne pouvons nous séparer,
le temps cohabite avec nous et nous ne cessons de nous confondre ou
de nous heurter à lui, en une confrontation dont l'âpreté,
en ce début de troisième millénaire, ne fait
que croître.
Le fait n'est pas nouveau. Déjà, dans la mythologie
grecque, Cronos, fils d'Ouranos, le Ciel, et de Gaia, la Terre, dévorait
ses enfants dès leur naissance pour éviter que se réalisât
la prédiction qui lui avait été faite, selon
laquelle l'un d'entre eux le détrônerait. Par similitude
de sons avec Chronos, qui personnifiait le temps, les deux personnages
furent peu à peu confondus, puis unifiés par les Romains
dans le personnage de Saturne, et c'est ainsi qu'à la divinité
allégorique représentant le Temps demeura attachée
cette image d'un père dévorant ses enfants pour mieux
assurer son pouvoir intemporel.
Mais les tourments de l'homme confronté au Temps ne s'arrêtent
pas là. Quand il s'est agi de le définir, ce temps,
dont l'inexorable irréversibilité constitue pour l'homme
une source d'impuissance et d'angoisse, n'a jamais pu trouver chez
les philosophes et les physiciens une définition bien précise
: " si on ne me le demande pas, écrivait Saint Augustin
dans ses Confessions, je crois savoir ce qu'est le temps, mais si
on me le demande, je ne le sais plus… ". Newton parlera
du temps " sans relation avec quoi que ce soit d'extérieur
et qui coule uniformément, toujours de la même manière
"(1) , tandis que Kant en fera non un concept mais une intuition
pure, une forme a priori de l'expérience sensible, une structure
de la pensée : le temps est idéal (et non réel),
c'est-à-dire qu'il n'est pas un être ou une chose qu'on
pourrait comprendre avec des concepts, et en même temps transcendantal,
en ce sens qu'il préexiste aux objets de l'expérience
(il est a priori) et en conditionne la connaissance(2) . Bergson insistera,
lui aussi, sur l'intuition intime, immédiate et subjective
du temps(3) . Plus près de nous, Heidegger a renouvelé
le débat dans " Etre et Temps "(4) , montrant que
ces deux entités se déterminent mutuellement : la condition
humaine se définit par sa capacité à "s'ancrer-dans-le-temps",
tandis que le temps, de par sa " fonction hébergeante
" est ce qui permet de saisir la réalité fondamentale
du Dasein ("être-là"), par quoi se définit
l'être de l'homme.
Ce qu'il faut surtout retenir, c'est que l'on distingue en général
deux types de temps : d'abord le temps physique, celui des horloges,
qui opère des découpages en heures, minutes, secondes
à l'intérieur du temps de la nature. Ce temps physique,
ce temps des horloges, c'est celui que nous appelons chronos(5): c'est
lui qui rythme notre emploi du temps. Ensuite, le temps subjectif,
celui de la conscience(6), celui qu'on éprouve à l'intérieur
de soi, et que l'on peut désigner par tempus(7) . Ce temps
là ne s'écoule pas uniformément et nous connaissons
tous ces sensations de variabilité du temps psychologique lorsque
nous nous exclamons : " ça a passé très
vite ! " ou, au contraire, " ça m'a paru interminable!
"
Le but de ce livre n'est pas en effet de retracer l'histoire du concept
de temps en physique ou dans la philosophie. Il est plutôt de
comprendre comment notre époque est en train de vivre une mutation
radicale dans son rapport au temps, comment cette mutation affecte
profondément notre manière de vivre et de travailler
et contribue à l'émergence d'un nouveau type d'individu,
flexible, pressé, centré sur l'immédiat, le court
terme et l'instant, un individu à l'identité incertaine(8)
et fragile.
Pour saisir la nature de cette mutation, il suffit de regarder les
métaphores les plus courantes que l'on emploie à propos
du temps et de noter leur évolution. La plus ancienne, la plus
rebattue, celle qui a accompagné presque toute l'histoire de
la pensée à propos du temps est certainement celle qui
fait référence à l'idée de labilité,
de flux et de " fuite " du temps : le temps " s'écoule
", le temps " passe ", le temps " fuit "…
". Cette idée associant le temps au flux d'un fleuve remonte
au moins à Héraclite, sensible au changement perpétuel
de l'univers et pour qui, on s'en souvient, " on ne se baigne
jamais deux fois dans le même fleuve " et certainement
à Marc-Aurèle, empereur philosophe pour qui le temps
était " un fleuve qui coule ", et que formeraient
les événements. Toujours présente, presque incontournable,
tant elle exprime l'indissociable symbiose entre le temps et la vie
qui, elle aussi, " s'écoule " et passe avec le temps,
cette métaphore n'en pose pas moins un certain nombre de questions
que souligne fort justement le physicien Etienne Klein(9): "
si le temps s'écoule, par rapport à quoi s'écoule-t-il
? Nous sommes dans le temps mais le temps, lui, dans quoi est-il ?
S'il est comme un fleuve, qu'est ce qui fait office de lit ? Quelles
sont les berges du temps, quel est pour le temps l'équivalent
des berges du fleuve ? La métaphore postule subrepticement
l'existence d'une réalité intemporelle dans laquelle
passe le temps… "
Le second groupe de métaphores, plus contemporaines mais surtout
rattachées à une conception occidentale du temps, a
trait à la notion de possession et de rentabilité :
" Avoir du temps ", " manquer de temps ", "
perdre son temps ", " gagner du temps " dévoilent
que le temps, par essence insaisissable, se présente à
nous comme une donnée quantitative que nous cherchons justement
à saisir, à posséder, que nous voulons soumettre
et dominer. Dans cette conception, le temps est un objet, un bien
que l'homme cherche à acquérir et les termes en question
sont étroitement corrélés à
l'identification du temps à l'argent, propre à la mentalité
capitaliste (" souviens-toi que le temps, c'est de l'argent ",
rappelle Benjamin Franklin dans ses " Conseils indispensables
à celui qui veut devenir riche "). Cette conception du
temps est complètement dominante dans notre société
et sous-tend totalement notre manière contemporaine d'appréhender
le temps. Nous en verrons les implications.
Il est cependant un troisième type de métaphores concernant
le temps, beaucoup plus récent -une douzaine d'années
au maximum- mais qui a envahi à une vitesse foudroyante le
champ des représentations contemporaines à propos du
temps. Toutes les analyses économiques et sociales actuelles
font en effet dorénavant état de la contraction du temps,
de l'accélération du temps, de la compression du temps,
induites par la mondialisation et le fonctionnement " en temps
réel " de l'économie. Il ne s'agit pas, bien au
contraire, de nier les mutations économiques considérables
qui ont conduit à l'émergence de ces métaphores
mais simplement de souligner que, tout comme la métaphore du
flux, elles confèrent au temps une dimension ontologique en
lui donnant un statut autonome, indépendant des êtres,
des choses ou des processus qui l'auraient conduit, dans le premier
cas, à s'écouler ou, dans le dernier, à se contracter,
s'accélérer ou se comprimer. Ronsard avait déjà
réajusté la métaphore du temps qui fuit en rappelant
que ce sont les êtres qui passent et non le temps : " Le
temps s'en va, le temps s'en va, Madame, las, le temps non, mais nous
nous en allons… ". Il nous appartient de rectifier la dernière
en montrant que, là encore, ce sont les individus -et non le
temps- qui accélèrent toujours davantage, se contractent
et se compriment toujours plus pour répondre aux exigences
d'une économie et d'une société qui tournent
à vitesse toujours plus grande, exigent des performances toujours
plus poussées et des actions toujours plus immédiates.
Pour y répondre, nous sommes plus que jamais conduits à
vouloir non seulement posséder le temps mais, plus encore,
le dominer, en être maîtres, bref à vouloir triompher
du temps. Les enfants de Chronos ont engagé un combat "
titanesque " dont les effets en retour se font déjà
sentir.
Il n'est pas sûr en effet que, de ce combat, nous sortions vainqueurs.
Ce qui est certain, en revanche, c'est que notre culture temporelle
est en train de changer radicalement. De même que des métaphores
nouvelles sont apparues concernant le temps, de nouvelles modalités
de rapport au temps deviennent dominantes : l'urgence, l'instantanéité,
l'immédiateté ont envahi nos vies. Elles traduisent
au quotidien ce phénomène général de "
compression du temps " et elles s'inscrivent dans un processus
global de passage du " temps long " au " temps court
". Processus commencé depuis déjà longtemps,
mais qui a connu ces dernières années une forte accélération
et une nette intensification. Ses implications, en tous cas, se font
sentir à différents niveaux -économique et professionnel
au premier chef, mais aussi technologique, psychologique, familial-
et sur différents registres : celui de l'idéologie et
de la quête de sens, celui des modes de thérapies psychiques,
celui de la littérature enfin, chacun d'eux reflétant
et traduisant à sa manière l'évolution de nos
contemporains dans leur rapport au temps.
Le soubassement de ce nouveau rapport au temps réside dans
l'alliance qui s'est opérée entre la logique du profit
immédiat, celle des marchés financiers qui règnent
en maîtres sur l'économie, et l'instantanéité
des nouveaux moyens de communication. Cette alliance a donné
naissance à un individu " en temps réel ",
fonctionnant selon le rythme même de l'économie et devenu
apparemment maître du temps. Mais l'apparence est trompeuse
et, derrière, se cache souvent un individu prisonnier du temps
réel et de la logique de marché, incapable de différencier
l'urgent de l'important, l'accessoire de l'essentiel. Dans une économie
qui fonctionne " à flux tendu ", n'est-il pas devenu
lui-même un homme à flux tendu, un produit à durée
éphémère, dont l'entreprise s'efforce de comprimer
le plus possible le cycle de conception et la durée de vie,
un produit de consommation dont il faut assurer la rentabilité
immédiate et la rotation rapide ? La logique de court terme,
qui préside au fonctionnement des marchés financiers,
semble déteindre sur les relations entre l'entreprise et ses
salariés et les conduire à adopter l'un à l'égard
de l'autre une mentalité d'actionnaire " volatile ",
n'investissant sur l'autre que de manière éphémère,
avec une visée immédiatement et uniquement rentabiliste.
Jointe au climat d'urgence généralisé à
l'ouvre dans beaucoup d'entreprises, cette logique du profit immédiat
produit des effets contrastés. L'urgence -et l'irréversibilité
qu'elle sous-tend- n'est pas seulement une donnée externe,
elle comporte une dimension intérieure. Galvanisés par
l'urgence, parfois presque " shootés " à cette
nouvelle forme de drogue, certains ont besoin de ce rythme pour se
sentir exister intensément. Tels les héros d'une épopée
contemporaine, ils ressentent l'ivresse d'accomplir des exploits en
temps limité et de vaincre la mort en triomphant du temps.
Pour d'autres, la perte du lien social, un travail dématérialisé
et dépourvu de sens, la dépossession du sens de leur
action conduit à un désinvestissement amer et morose.
Dans certains cas, le climat de pression et d'urgence est tel qu'il
confine à l'hystérie et corrode les relations interpersonnelles,
tout comme les individus eux-même qui, parfois, " déconnectent
" brutalement, comme sous l'effet d'une surchauffe énergétique
intense. Un certain nombre de cadres, tels les fusibles d'une installation
électrique, pètent alors " les plombs ". Les
plus atteints sont ceux que leur sens du travail bien fait ou leur
goût de la perfection rend incapables de supporter un contexte
qu'ils ne parviennent plus à contrôler et maîtriser.
Soumises à des pressions trop fortes, " malades de l'urgence
", certaines personnes dynamiques, fonceuses et motivées,
sombrent dans des processus dépressifs. La dépression
nerveuse semble alors, sur le plan symbolique, le seul moyen qu'aurait
trouvé la nature pour " ralentir " le temps. Parmi
les nombreuses modalités d'expression de cette maladie, les
dépressions d'"épuisement " apparaissent comme
la forme contemporaine la plus répandue et dessinent les contours
d'une société à tendance " maniaco-dépressive
"
Mais l'urgence n'opère pas que dans l'entreprise et sur le
seul versant économique. Les développements technologiques
récents (technologie de l'information, biotechnologie, nucléaire,
etc) et les méthodes de management qui y sont associées
ont accru le règne généralisé de l'urgence
dans notre société. Ils ont aussi favorisé le
développement de risques nouveaux que nous appelons les "
risques temporels ". Ainsi, dans le domaine des technologies
complexes et sensibles comme le nucléaire ou la biotechnologie,
l'homme se trouve aujourd'hui face à des horizons temporels
qui lui échappent, semant ainsi les germes de situations incontrôlables
et risquées. De même, certaines grandes crises ou catastrophes
industrielles témoignent de l'ampleur prise par les risques
du temps dans les organisations et de l'effondrement brutal du culte
de la vitesse et de l'urgence. Par exemple, les accidents dramatiques
du transport (routier, ferroviaire, aérien) sont souvent l'aboutissement
des ruptures tragiques auxquelles conduisent la tension des flux et
l'optimisation des temps d'opérations. Plus radicale encore,
la compression du temps rend les effets de rattrapage presque impossibles
et, dans certains cas, ôte toute place à l'erreur de
gestion ou de manipulation dans les organisations.
L'ensemble de ces évolutions nous interroge sur la manière
dont l'individu contemporain se positionne à l'égard
de l'avenir. Certaines recherches récentes font état
d'un effacement de l'avenir et d'une surcharge, voire d'un "
écrasement " de l'homme sur le présent(10). Pris
dans les rouages de l'économie du " présent éternel
"(11), englués dans les innombrables choix que nous permet
la société marchande, focalisés sur la satisfaction
immédiate de nos désirs, ne sommes-nous pas devenus
non seulement des " hommes-Présent"(12) , incapables
de vivre autrement que dans le présent le plus immédiat,
mais plus encore des hommes de l'Instant, collant à l'intensité
du moment et recherchant des sensations fortes liées à
la seule jouissance de l'instant présent ? Si ce type de comportement
ne correspond bien sûr qu'à une des facettes de l'identité
contemporaine, il n'en est pas moins représentatif de l'évolution
de la société actuelle. Celle-ci semble en effet passer,
nous l'avons dit, d'un mode de fonctionnement " à temps
long " - où les repères se comptaient en années
à l'échelle de l'individu, en siècles à
celle de l'histoire - à une société " à
temps court ", société du zapping, du fast, des
clips et des spots dans laquelle il s'agit de vivre l'intensité
sans la durée et d'obtenir des résultats à efficacité
immédiate. La quête de sens, qui se déployait
naguère à l'échelle d'une vie tout entière,
s'est ainsi métamorphosée en une demande de " mieux-être
" ici et maintenant, jusque dans les thérapies psychiques
où, à côté des cures à temps long
comme la psychanalyse, se développent des traitements à
temps court focalisés sur les seuls symptômes, au détriment
de leur signification. De la même façon, en littérature,
le temps n'est plus, et depuis longtemps, celui de la tentative proustienne
de ressusciter le temps perdu, mais celui des micro " tranches
de vie ", distillées dans des romans brefs faits pour
être lus rapidement, et dans lesquels le lecteur peut se projeter
dans l'intensité d'une émotion ou la singularité
d'un comportement dépouillés de toute analyse.
Là encore, il ne s'agit pas de dire que ces tendances qui nous
portent vers le temps court sont exclusives d'autres qui perdureraient
sur un rythme plus long, mais de souligner qu'elles constituent des
facettes de plus en plus insistantes de notre identité. Elles
contribuent par là à dessiner les contours d'une société
immédiate à elle-même, fonctionnant souvent sur
l'unique registre de la réactivité, attitude qui obère
vraisemblablement en partie sa capacité à faire face
à l'avenir. Dans la société " hypermoderne
" à laquelle nous appartenons, se dessine ainsi sous nos
yeux un portrait multifacettes.
D'un côté, celui d'un homme " instantané
", qui vit au rythme de son désir et pense avoir aboli
le temps ; de l'autre, un homme englué dans l'ici et maintenant
de l'urgence et de l'instantané, comme si la vitesse de résolution
des problèmes pouvait, à elle seule, donner du sens
à son action : entre celui qui utilise l'instantanéité
pour prendre ses distances avec le monde et celui qui s'enferre dans
l'urgence, rien de commun. Sur un autre registre, apparaît,
d'un côté, un individu " par excès ",
conquérant, maître de ses performances, " entrepreneur
de sa propre vie "(13) et courant après le temps, de l'autre,
un individu " par défaut "(14) , dont le corps est
le seul lien et le seul bien qu'il " travaille, fait jouir et
détruit dans une explosion d'individualisme absolu "(15)
et qui endure un temps dont il n'a que faire parce qu'il ne parvient
à y inscrire aucun projet. Entre l'individu adapté ,
" déployé, shivaïque, multibras, multiprise
"(16) , qui jouit de la vitesse et prend connaissance d'un flash
d'infos tout en sentant vibrer son téléphone portable,
et l'individu pulvérisé par la vitesse d'une société
à laquelle il ne peut plus se raccrocher, aucun lien. D'un
côté, l'homme agité, de l'autre l'homme englué.
Entre urgence et désir, entre vide et trop plein, l'individu
contemporain recherche dans l'intensité de la vie une immédiate
éternité.
Notes et références bibliographiques de l'introduction
1-Selon la formule de Newton dans les Philosophiae naturalis principia
mathematica
2-Kant E. Critique de la raison pure (Esthétique transcendantale),
PUF, 2001
3-Bergson H. Les données immédiates de la conscience,
PUF, Paris, 1932
4-Heidegger M. L'être et le temps, Gallimard, Paris, 1967
5-Voir Gasparini G. Temps, organisation et urgence, Sciences de
la Société n° 44, mai 1998
6-Bergson H. Les données immédiates de la conscience,
op.cit.
7-Klein E. Le temps, Flammarion, Paris, 1997
8-Ehrenberg A. L'individu incertain, Calmann-Lévy, Paris,
1995
9-Klein E. La mathématisation du temps, communication au
colloque " Modernité, les nouvelles cartes du temps
", Cerisy, 18 au 25 septembre 2001
10-Voir notamment Taguieff P.A. L'effacement de l'avenir, Galilée,
Paris, 2000, Laïdi Z. Le sacre du présent, Flammarion,
Paris, 2000, Chesneaux J. Habiter le temps, Bayard, Paris, 1998.
Zawadzki P. (dir.)
Malaise dans la temporalité, Publications de la Sorbonne,
avril 2002. Voir aussi Ehrenberg A., La fatigue d'être soi,
Odile Jacob, 1998.
11-Laïdi Z. Le sacre du présent, Flammarion, Paris,
2000
12-selon l'expression de Zaki Laïdi, Le sacre du présent,
op.cit.
13-selon l'expression d'Alain Ehrenberg, in " Héroïsme,
une valeur socialement transmissible ", Autrement n° 86,
janvier 1987
14-selon l'expression de Robert Castel, Les métamorphoses
de la question sociale, Fayard, Paris, 1996
15-Robert Castel Les métamorphoses de la question sociale,
op.cit
16-Tretiack P. " Eloge de l'agitation ", Le Nouvel Observateur,
Hors Série " Génération vitesse ",
mars-avril 2001
http://www.escp-eap.net/fr/news/Culte_urgence_intro.htm
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