A propos de Masculin/Féminin II, Françoise HERITIER
Françoise Héritier réfléchit, dans ce tome
2 de Masculin/Féminin, sur comment arriver à dissoudre la
domination hiérarchique du masculin sur le féminin, alors
que depuis la nuit des temps elle passe pour aller de soi, alors même
que la pensée s'est constituée à partir de catégories
binaires princeps comme masculin>féminin, chaud>froid, haut>bas,
parent>enfant, aîné>cadet, et que même dans nos
sociétés occidentales avancées la transformations
des habitudes mentales sont extrêmement lentes, les découvertes
techniques se mêlant souvent à une façon de penser
notamment la différence sexuée encore archaïque?
L'innovation de Françoise Héritier est de placer le corps
au centre de sa réflexion anthropologique.
La domination du masculin sur le féminin, qui n'est pas naturelle
mais semble aller de soi depuis la nuit des temps, s'ancre dans l'observation
visuelle de la différence anatomique entre corps d'homme et corps
de femme, cette différence sexuée n'étant pas en
soi pourtant à l'origine de la domination hiérarchique.
C'est plutôt que les femmes ont le pouvoir perçu comme
exorbitant par les hommes de produire du différent, elles font
peur aux hommes par leur fécondité qui ne peut être
laissée à leur bon vouloir, les hommes veulent reproduire
du semblable, des fils, et doivent pour cela passer par le corps des
femmes.
La fécondité, notamment la reproduction des fils, essentielle
à la vie sociale, ne doit pas être laissée au bon
vouloir effrayant des femmes, aussi les hommes, depuis les temps primitifs,
se sont appropriés le corps des femmes pour avoir la maîtrise
de leur fécondité. Du point de vue de la fécondité,
les femmes sont depuis toujours la ressource des hommes, qu'ils se partagent,
qu'ils s'échangent selon la loi d'exogamie et d'interdit de l'inceste.
La reproduction semble une nécessité vitale pour la société.
Si cette reproduction concerne essentiellement celle des fils que les
hommes veulent avoir, ne serait-ce pas parce que ces fils reconduisent
la victoire, par l'appropriation de leur corps, sur l'effrayant bon
vouloir des femmes en matière de fécondité?
Ce sont, depuis les temps primitifs, et sans vraiment de transformations
profondes des mentalités même dans nos sociétés
avancées, les femmes en âge de procréer dont il
s'agit de s'approprier le corps fécond. Ce corps doit impérativement
donner des fils, et la maternité, supposée être
un instinct naturel de chaque femme, qui serait chez les femmes l'équivalent
de la licéité de la pulsion sexuelle masculine, est le
verrou pour une manipulation experte des femmes par les hommes.
S'approprier le corps fécond des femmes, avec le postulat que
ces femmes n'ont pas le droit à égalité avec les
hommes de pouvoir en disposer librement, implique d'avoir la maîtrise
de leur sexualité (et c'est tout bénéfice de supposer
que les femmes, avant tout, désirent être mères,
et celles qui ne le sont pas sont considérées comme menaçantes
ou à la disposition des hommes pour la satisfaction de leur pulsion
sexuelle) et de dévaluer leur apport dans la procréation,
ce que fait Aristote qui dit que les femmes n'apportent qu'une matière
inerte et soumise à laquelle les hommes apportent le pneuma,
le souffle, l'esprit.
Toutes les discriminations dont les femmes continuent, dans beaucoup
de pays, à souffrir découlent du fait que depuis l'origine
de l'humanité le bon vouloir des femmes en matière de
fécondité a été pensé comme devant
être maîtrisé, désapproprié par les
hommes. Les femmes n'ont pas le droit de disposer de leur corps comme
les hommes, et elles ne sont pas vraiment des personnes à part
entière, et ceci se constate même dans les sociétés
avancées en matière politique, professionnelle, conjugale,
domestique, publicitaire. Des invariants subsistent dans toutes les
sociétés, par-delà des diversités culturelles.
Les représentations archaïques sont très difficiles
à changer.
Si la pierre de touche de la domination du féminin par le masculin
est la fécondité des femmes bien plus que la différence
sexuelle constatée anatomiquement, si une supériorité
a dû impérativement être renversée par les
hommes en infériorité dominée, alors les femmes
peuvent espérer se réapproprier leur corps par la contraception,
c'est-à-dire au lieu même où elles ont été
faites prisonnières. La contraception a été le
progrès majeur du XXe siècle pour les femmes.
En lisant ce très intéressant livre, il nous vient à
l'esprit que masculin ou féminin, chaque sexe semble d'abord
avoir à s'acquitter d'une sorte de devoir envers la société,
pour qu'elle se continue, un devoir de fécondité et que
le corps, justement, avant d'être réappropriable, doit
être quitte.
La contraception ne serait-elle pas une façon pour les femmes
qu'elles se sentent concernées par cet impératif-là
en leur nom, et non pas comme quelque chose qui leur arriverait sans
que cela passe par leur décision? D'où une reconnaissance
de cette matière qu'elle apporte dans l'acte de procréation,
qui ne sera plus considérée comme inerte et passive.
D'autre part, les connaissances scientifiques, biologiques et génétiques,
ont non seulement démontré que la fécondation impliquait
une gamète du père et une gamète de la mère,
donc une égalité dans l'apport génétique,
mais que c'est le père qui apporte la différence sexuelle.
Curieusement, il me semble que Françoise Héritier n'a
pas souligné que la sexuation du futur enfant se fait par le
sperme, contenant des spermatozoïdes X et des spermatozoïdes
Y. Si les femmes ont le privilège de la fécondité,
les hommes n'ont-ils pas le privilège de la sexuation de l'enfant,
privilège bien sûr non maîtrisable? Quel impact psychique
le fait que les hommes apportent dans la procréation la sexuation
du futur enfant a-t-il?
La licéité de la pulsion sexuelle masculine soulignée
par Françoise Héritier ne pourrait-elle pas être
aussi entendue comme l'impératif de s'acquitter du devoir de
perpétuation de l'espèce, de la société
humaine, impératif qui passerait avant la possibilité
de se réapproprier un corps privé, singulier, impératif
qui s'emparerait du corps masculin de même que le devoir de fécondité
s'emparerait du corps féminin?
La dissolution de la domination hiérarchique du féminin
par le masculin, rendue envisageable par la contraception, n'implique-t-elle
pas que les hommes et les femmes s'acquittent à égalité
du devoir de pérennisation de la société dans laquelle
ils vivent par la descendance pendant un laps de temps où la
maternité et la paternité s'exercent, ouvrant la perspective
de ce temps où ils seront, hommes et femmes, quittes et leur
corps libéré?
Alice Granger Guitard 19 novembre 2002
Le lien d'origine http://www.e-litterature.net/~alice/generalice.php?titre=heritier3&num=373
A propos de Les deux sœurs et leur mère, Françoise
HERITIER
Editions Odile Jacob.
Dans ce livre, Françoise Héritier élargit la notion
d'inceste (inceste de premier type entre consanguins, dont la prohibition
existe dans toutes les sociétés) à l'inceste de
deuxième type qui se produit lorsqu'un homme a des rapports sexuels
avec deux sœurs ou avec la mère et la fille, ou se marie
avec la sœur de son épouse après la mort de celle-ci
(cet inceste n'est pas interdit dans toutes les sociétés).
Cet inceste du deuxième type donne aussi la seule explication
anthropologique cohérente de l'inceste du premier type.
En effet, comme nous le démontre admirablement Françoise
Héritier, le fait que dans cet inceste du deuxième type
(en fait inceste entre deux sœurs ou entre une mère et sa
fille) il n'y a aucun rapport homosexuel entre les deux sœurs ou
entre la mère et la fille (elles ne sont mises en contact qu'à
travers une tierce personne, le même homme ayant des rapports
sexuels avec elles successivement et transportant donc de l'une à
l'autre des substances, des humeurs féminines qui réalisent
l'inceste, qui ajoutent du même au même) porte à
réfléchir sur la représentation du corps, sur la
façon dont, dans les différentes sociétés
se comprennent (toujours de manière fort rationnelle et presque
scientifique malgré l'ignorance) la procréation, les apports
paternels et maternels pour l'engendrement d'un enfant, la mécanique
des fluides dans les enchaînements généalogiques.
Françoise Héritier, en s'intéressant plus particulièrement
à l'inceste de deuxième type (dont l'horreur existe aussi
dans notre société comme le démontrent une série
télévisée comme "Les cœurs brûlés"
ou l'histoire de Woody Allen avec la fille adoptive de sa compagne Mia
Farrow), montre à quel point la catégorie de l'identique
et du différent, se fondant sur l'observation la plus ancienne
qui soit de la différence anatomique des sexes, est à
la base de la pensée. Première constatation: identité
de sexe, donc même substance; sexe différent, altérité
absolue. Rapport hiérarchique aussi, prééminence
du masculin sur le féminin, les interdits étant toujours
dictés du point de vue masculin.
Sur la base de la constatation physique de la différence des
sexes s'élaborent des théories sur la façon dont
se forme un enfant. Il y a toute une dynamique des fluides se transmettant
de façon différente côté paternel et côté
maternel à la base de ces théories et ensuite lors des
rapports sexuels, par la nourriture, par la parole, par la reconnaissance,
par le lait. Alors que l'assimilation sperme-sang est encore très
vivante chez nous dans l'imagination populaire, la théorie de
la reproduction dans certaines sociétés africaines dont
le système d'alliance est semi-complexe (dans les systèmes
semi-complexes, la prohibition de l'inceste de deuxième type
est absolue) dit que lors de la pénétration d'un corps
par un autre corps (de la femme par l'homme, de l'altérité
par de l'identique, tout ceci sur la base de la constatation de la différence
des sexes) l'homme apporte à l'enfant le sang par le sperme,
sang qui lui vient de son père, lequel le tient de ses aïeux
paternels, la mère donnant à l'enfant la matière,
les os. Durant les six premiers mois de grossesse, le père, par
des rapports sexuels répétés, continue d'apporter
par le sperme du sang, de la chaleur, du souffle, du pneuma. Ensuite,
lors de l'allaitement, le lait provient du sperme (théorie existant
aussi dans le Coran) de sorte que sont interdites aussi les sœurs
de lait et toutes les femmes du groupe de la nourrice par exemple.
Il suffit en somme de savoir, dans telle société, comment
on se représente l'origine des différents composants du
corps d'un enfant en gestation, comment on se représente le cheminement
du sang, de la matière (féminine, également chez
Aristote, qui pense que la matière féminine doit être
maîtrisée et dominée par l'homme, par le souffle,
le pneuma, le sperme, sinon en cas d'impuissance masculine se produisent
des monstruosités voire la stérilité car les femmes
seraient opposées à la reproduction), des humeurs, comment
lors d'un contact entre corps marqués par la différence
sexuelle se transmettent des humeurs, des substances (le sperme produit
le lait, le rapport sexuel permet un transfert de substance identique
de sœur à sœur si un homme couche successivement avec
les deux et donc fait commettre un inceste entre ces deux sœurs
en mettant en commun leur substance identique ce qui est l'horreur même)
pour savoir quelles sont les prohibitions, les interdits, les règles
d'alliance matrimoniales. La loi de l'exogamie est loin de pouvoir rendre
compte de tous les interdits et des systèmes d'alliance.
Françoise Héritier nous montre admirablement à
quel point l'horreur consiste à ajouter de l'identique à
l'identique, notamment d'ajouter, par contact à travers une tierce
personne, de la substance féminine à de la substance féminine
identique. L'horreur, c'est cet excès de matière féminine,
comme le dit par exemple Aristote. Ajouter de l'identique à de
l'identique, de la matière féminine à de la matière
féminine identique, provoque la stérilité, des
catastrophes météorologiques, sismiques, familiales, des
monstruosités.
Si, dans la lignée du père, l'apport du sang reste constant
de génération en génération, côté
mère l'apport diminue de génération en génération
de sorte que, au bout de quelques générations intermédiaires,
on peut considérer que l'interdit peut être levé,
qu'il ne reste presque rien, et que ce presque rien peut même
être sauvé par une nouvelle alliance (alliance matrimoniale
préférentielle).
A lire Françoise Héritier, nous comprenons pourquoi elle
affirme que le véritable inceste est celui qui se produit entre
mère et fille, qui ajoute de la substance identique à
de la substance identique. Dans chaque société étudiée
(les Hittites, les Grecs, le Coran, les Chrétiens et la notion
d'une même chair pour les deux époux, les sociétés
africaines, les Romains, notre société qui est de type
eskimo) nous entendons que derrière la prohibition de l'inceste
(de deuxième type mais aussi de premier type ) il y a l'horreur
de l'excès de substance féminine, l'horreur que la fille
reste totalitairement en symbiose avec la mère, que cette matière-là
ne puisse pas être activée par du différent qui
opèrerait une séparation originaire. Il y a presque l'idée
que cette fusion-là, cet inceste mère-fille, est anti-vie,
anti poursuite donc reproduction de la vie, est stérile et dévastatrice
à tous points de vue. S'entend une certaine ambiguïté:
les femmes désirent-elles un enfant, ou bien derrière
cet apparent désir d'enfant se communiquant de mère à
fille sont-elles souvent fascinées par l'inceste mère/fille?
S'entend une quasi universelle mobilisation masculine face à
cela. S'activer à séparer la mère et la fille,
à empêcher toute addition de matière féminine
qui empêcherait par son excès que le masculin réussisse
la séparation originaire. L'impuissance masculine s'entend un
peu différemment face au danger pressenti de l'inceste mère/fille.
En nous mettant au plus près des questions d'humeurs, de substance,
de corps identique et différent, de contacts entre ces corps
différents, de sang, Françoise Héritier réussit
à activer notre pensée encore plus que les notions d'impureté,
de péché, de morale. Ces questions d'humeurs, de corps,
de contacts, et d'interdits, nous parlent de façon très
vive, comme si nous le savions depuis toujours sans avoir besoin de
le savoir.
Alice Granger-Guitard
9 avril 2002
Le lien d'origine http://www.e-litterature.net/~alice/generalice.php?titre=heritier2&num=16
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