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A propos de Masculin/Féminin II, Françoise HERITIER
Alice Granger Guitard
19 novembre 2002

A propos de Les deux sœurs et leur mère, Françoise HERITIER
Alice Granger-Guitard
9 avril 2002


A propos de Masculin/Féminin II, Françoise HERITIER

Françoise Héritier réfléchit, dans ce tome 2 de Masculin/Féminin, sur comment arriver à dissoudre la domination hiérarchique du masculin sur le féminin, alors que depuis la nuit des temps elle passe pour aller de soi, alors même que la pensée s'est constituée à partir de catégories binaires princeps comme masculin>féminin, chaud>froid, haut>bas, parent>enfant, aîné>cadet, et que même dans nos sociétés occidentales avancées la transformations des habitudes mentales sont extrêmement lentes, les découvertes techniques se mêlant souvent à une façon de penser notamment la différence sexuée encore archaïque?

L'innovation de Françoise Héritier est de placer le corps au centre de sa réflexion anthropologique.

La domination du masculin sur le féminin, qui n'est pas naturelle mais semble aller de soi depuis la nuit des temps, s'ancre dans l'observation visuelle de la différence anatomique entre corps d'homme et corps de femme, cette différence sexuée n'étant pas en soi pourtant à l'origine de la domination hiérarchique. C'est plutôt que les femmes ont le pouvoir perçu comme exorbitant par les hommes de produire du différent, elles font peur aux hommes par leur fécondité qui ne peut être laissée à leur bon vouloir, les hommes veulent reproduire du semblable, des fils, et doivent pour cela passer par le corps des femmes.

La fécondité, notamment la reproduction des fils, essentielle à la vie sociale, ne doit pas être laissée au bon vouloir effrayant des femmes, aussi les hommes, depuis les temps primitifs, se sont appropriés le corps des femmes pour avoir la maîtrise de leur fécondité. Du point de vue de la fécondité, les femmes sont depuis toujours la ressource des hommes, qu'ils se partagent, qu'ils s'échangent selon la loi d'exogamie et d'interdit de l'inceste.

La reproduction semble une nécessité vitale pour la société. Si cette reproduction concerne essentiellement celle des fils que les hommes veulent avoir, ne serait-ce pas parce que ces fils reconduisent la victoire, par l'appropriation de leur corps, sur l'effrayant bon vouloir des femmes en matière de fécondité?

Ce sont, depuis les temps primitifs, et sans vraiment de transformations profondes des mentalités même dans nos sociétés avancées, les femmes en âge de procréer dont il s'agit de s'approprier le corps fécond. Ce corps doit impérativement donner des fils, et la maternité, supposée être un instinct naturel de chaque femme, qui serait chez les femmes l'équivalent de la licéité de la pulsion sexuelle masculine, est le verrou pour une manipulation experte des femmes par les hommes.

S'approprier le corps fécond des femmes, avec le postulat que ces femmes n'ont pas le droit à égalité avec les hommes de pouvoir en disposer librement, implique d'avoir la maîtrise de leur sexualité (et c'est tout bénéfice de supposer que les femmes, avant tout, désirent être mères, et celles qui ne le sont pas sont considérées comme menaçantes ou à la disposition des hommes pour la satisfaction de leur pulsion sexuelle) et de dévaluer leur apport dans la procréation, ce que fait Aristote qui dit que les femmes n'apportent qu'une matière inerte et soumise à laquelle les hommes apportent le pneuma, le souffle, l'esprit.

Toutes les discriminations dont les femmes continuent, dans beaucoup de pays, à souffrir découlent du fait que depuis l'origine de l'humanité le bon vouloir des femmes en matière de fécondité a été pensé comme devant être maîtrisé, désapproprié par les hommes. Les femmes n'ont pas le droit de disposer de leur corps comme les hommes, et elles ne sont pas vraiment des personnes à part entière, et ceci se constate même dans les sociétés avancées en matière politique, professionnelle, conjugale, domestique, publicitaire. Des invariants subsistent dans toutes les sociétés, par-delà des diversités culturelles. Les représentations archaïques sont très difficiles à changer.

Si la pierre de touche de la domination du féminin par le masculin est la fécondité des femmes bien plus que la différence sexuelle constatée anatomiquement, si une supériorité a dû impérativement être renversée par les hommes en infériorité dominée, alors les femmes peuvent espérer se réapproprier leur corps par la contraception, c'est-à-dire au lieu même où elles ont été faites prisonnières. La contraception a été le progrès majeur du XXe siècle pour les femmes.

En lisant ce très intéressant livre, il nous vient à l'esprit que masculin ou féminin, chaque sexe semble d'abord avoir à s'acquitter d'une sorte de devoir envers la société, pour qu'elle se continue, un devoir de fécondité et que le corps, justement, avant d'être réappropriable, doit être quitte.
La contraception ne serait-elle pas une façon pour les femmes qu'elles se sentent concernées par cet impératif-là en leur nom, et non pas comme quelque chose qui leur arriverait sans que cela passe par leur décision? D'où une reconnaissance de cette matière qu'elle apporte dans l'acte de procréation, qui ne sera plus considérée comme inerte et passive.

D'autre part, les connaissances scientifiques, biologiques et génétiques, ont non seulement démontré que la fécondation impliquait une gamète du père et une gamète de la mère, donc une égalité dans l'apport génétique, mais que c'est le père qui apporte la différence sexuelle. Curieusement, il me semble que Françoise Héritier n'a pas souligné que la sexuation du futur enfant se fait par le sperme, contenant des spermatozoïdes X et des spermatozoïdes Y. Si les femmes ont le privilège de la fécondité, les hommes n'ont-ils pas le privilège de la sexuation de l'enfant, privilège bien sûr non maîtrisable? Quel impact psychique le fait que les hommes apportent dans la procréation la sexuation du futur enfant a-t-il?

La licéité de la pulsion sexuelle masculine soulignée par Françoise Héritier ne pourrait-elle pas être aussi entendue comme l'impératif de s'acquitter du devoir de perpétuation de l'espèce, de la société humaine, impératif qui passerait avant la possibilité de se réapproprier un corps privé, singulier, impératif qui s'emparerait du corps masculin de même que le devoir de fécondité s'emparerait du corps féminin?
La dissolution de la domination hiérarchique du féminin par le masculin, rendue envisageable par la contraception, n'implique-t-elle pas que les hommes et les femmes s'acquittent à égalité du devoir de pérennisation de la société dans laquelle ils vivent par la descendance pendant un laps de temps où la maternité et la paternité s'exercent, ouvrant la perspective de ce temps où ils seront, hommes et femmes, quittes et leur corps libéré?

Alice Granger Guitard 19 novembre 2002

Le lien d'origine http://www.e-litterature.net/~alice/generalice.php?titre=heritier3&num=373


A propos de Les deux sœurs et leur mère, Françoise HERITIER
Editions Odile Jacob.

Dans ce livre, Françoise Héritier élargit la notion d'inceste (inceste de premier type entre consanguins, dont la prohibition existe dans toutes les sociétés) à l'inceste de deuxième type qui se produit lorsqu'un homme a des rapports sexuels avec deux sœurs ou avec la mère et la fille, ou se marie avec la sœur de son épouse après la mort de celle-ci (cet inceste n'est pas interdit dans toutes les sociétés).
Cet inceste du deuxième type donne aussi la seule explication anthropologique cohérente de l'inceste du premier type.
En effet, comme nous le démontre admirablement Françoise Héritier, le fait que dans cet inceste du deuxième type (en fait inceste entre deux sœurs ou entre une mère et sa fille) il n'y a aucun rapport homosexuel entre les deux sœurs ou entre la mère et la fille (elles ne sont mises en contact qu'à travers une tierce personne, le même homme ayant des rapports sexuels avec elles successivement et transportant donc de l'une à l'autre des substances, des humeurs féminines qui réalisent l'inceste, qui ajoutent du même au même) porte à réfléchir sur la représentation du corps, sur la façon dont, dans les différentes sociétés se comprennent (toujours de manière fort rationnelle et presque scientifique malgré l'ignorance) la procréation, les apports paternels et maternels pour l'engendrement d'un enfant, la mécanique des fluides dans les enchaînements généalogiques.

Françoise Héritier, en s'intéressant plus particulièrement à l'inceste de deuxième type (dont l'horreur existe aussi dans notre société comme le démontrent une série télévisée comme "Les cœurs brûlés" ou l'histoire de Woody Allen avec la fille adoptive de sa compagne Mia Farrow), montre à quel point la catégorie de l'identique et du différent, se fondant sur l'observation la plus ancienne qui soit de la différence anatomique des sexes, est à la base de la pensée. Première constatation: identité de sexe, donc même substance; sexe différent, altérité absolue. Rapport hiérarchique aussi, prééminence du masculin sur le féminin, les interdits étant toujours dictés du point de vue masculin.

Sur la base de la constatation physique de la différence des sexes s'élaborent des théories sur la façon dont se forme un enfant. Il y a toute une dynamique des fluides se transmettant de façon différente côté paternel et côté maternel à la base de ces théories et ensuite lors des rapports sexuels, par la nourriture, par la parole, par la reconnaissance, par le lait. Alors que l'assimilation sperme-sang est encore très vivante chez nous dans l'imagination populaire, la théorie de la reproduction dans certaines sociétés africaines dont le système d'alliance est semi-complexe (dans les systèmes semi-complexes, la prohibition de l'inceste de deuxième type est absolue) dit que lors de la pénétration d'un corps par un autre corps (de la femme par l'homme, de l'altérité par de l'identique, tout ceci sur la base de la constatation de la différence des sexes) l'homme apporte à l'enfant le sang par le sperme, sang qui lui vient de son père, lequel le tient de ses aïeux paternels, la mère donnant à l'enfant la matière, les os. Durant les six premiers mois de grossesse, le père, par des rapports sexuels répétés, continue d'apporter par le sperme du sang, de la chaleur, du souffle, du pneuma. Ensuite, lors de l'allaitement, le lait provient du sperme (théorie existant aussi dans le Coran) de sorte que sont interdites aussi les sœurs de lait et toutes les femmes du groupe de la nourrice par exemple.

Il suffit en somme de savoir, dans telle société, comment on se représente l'origine des différents composants du corps d'un enfant en gestation, comment on se représente le cheminement du sang, de la matière (féminine, également chez Aristote, qui pense que la matière féminine doit être maîtrisée et dominée par l'homme, par le souffle, le pneuma, le sperme, sinon en cas d'impuissance masculine se produisent des monstruosités voire la stérilité car les femmes seraient opposées à la reproduction), des humeurs, comment lors d'un contact entre corps marqués par la différence sexuelle se transmettent des humeurs, des substances (le sperme produit le lait, le rapport sexuel permet un transfert de substance identique de sœur à sœur si un homme couche successivement avec les deux et donc fait commettre un inceste entre ces deux sœurs en mettant en commun leur substance identique ce qui est l'horreur même) pour savoir quelles sont les prohibitions, les interdits, les règles d'alliance matrimoniales. La loi de l'exogamie est loin de pouvoir rendre compte de tous les interdits et des systèmes d'alliance.

Françoise Héritier nous montre admirablement à quel point l'horreur consiste à ajouter de l'identique à l'identique, notamment d'ajouter, par contact à travers une tierce personne, de la substance féminine à de la substance féminine identique. L'horreur, c'est cet excès de matière féminine, comme le dit par exemple Aristote. Ajouter de l'identique à de l'identique, de la matière féminine à de la matière féminine identique, provoque la stérilité, des catastrophes météorologiques, sismiques, familiales, des monstruosités.
Si, dans la lignée du père, l'apport du sang reste constant de génération en génération, côté mère l'apport diminue de génération en génération de sorte que, au bout de quelques générations intermédiaires, on peut considérer que l'interdit peut être levé, qu'il ne reste presque rien, et que ce presque rien peut même être sauvé par une nouvelle alliance (alliance matrimoniale préférentielle).

A lire Françoise Héritier, nous comprenons pourquoi elle affirme que le véritable inceste est celui qui se produit entre mère et fille, qui ajoute de la substance identique à de la substance identique. Dans chaque société étudiée (les Hittites, les Grecs, le Coran, les Chrétiens et la notion d'une même chair pour les deux époux, les sociétés africaines, les Romains, notre société qui est de type eskimo) nous entendons que derrière la prohibition de l'inceste (de deuxième type mais aussi de premier type ) il y a l'horreur de l'excès de substance féminine, l'horreur que la fille reste totalitairement en symbiose avec la mère, que cette matière-là ne puisse pas être activée par du différent qui opèrerait une séparation originaire. Il y a presque l'idée que cette fusion-là, cet inceste mère-fille, est anti-vie, anti poursuite donc reproduction de la vie, est stérile et dévastatrice à tous points de vue. S'entend une certaine ambiguïté: les femmes désirent-elles un enfant, ou bien derrière cet apparent désir d'enfant se communiquant de mère à fille sont-elles souvent fascinées par l'inceste mère/fille? S'entend une quasi universelle mobilisation masculine face à cela. S'activer à séparer la mère et la fille, à empêcher toute addition de matière féminine qui empêcherait par son excès que le masculin réussisse la séparation originaire. L'impuissance masculine s'entend un peu différemment face au danger pressenti de l'inceste mère/fille.

En nous mettant au plus près des questions d'humeurs, de substance, de corps identique et différent, de contacts entre ces corps différents, de sang, Françoise Héritier réussit à activer notre pensée encore plus que les notions d'impureté, de péché, de morale. Ces questions d'humeurs, de corps, de contacts, et d'interdits, nous parlent de façon très vive, comme si nous le savions depuis toujours sans avoir besoin de le savoir.

Alice Granger-Guitard
9 avril 2002

Le lien d'origine http://www.e-litterature.net/~alice/generalice.php?titre=heritier2&num=16