Revue Prétentaine n° 9
Etranger, fascisme, antisémitisme, racisme.
Collectif sous la direction de Jean-Marie Brohm :
Revue Prétentaine No9-10, IRSA, Université Paul Valéry, Montpellier, 1998,
400p.
Voici sous la direction du professeur Jean-Marie Brohm un remarquable
numéro de Prétentaine, la revue qu'il dirige à l'Institut de Recherches
Sociologiques et Anthropologiques de l'Université Paul Valéry de Montpellier.
Véritable somme de la question de l'étranger.
Ouvert par la citation de Primo Levi rappelant que "Beaucoup d'entre
nous individus ou peuples sont à la merci de cette idée, consciente
ou inconsciente que l'étranger, c'est l'ennemi.", en 400 pages d'une
densité remarquable et d'une présentation soignée et illustrée faisant
appel à de nombreux artistes de talent, Jean-Marie Brohm et son équipe,
qui n'ont pas craint de s'entourer des plus éminents spécialistes, nous
font une revue désormais incontournable de la question du rapport que
notre vingtième siècle a entretenu, le plus souvent avec une violence
que l'on ne doit pas oublier, au racisme, à l'antisémitisme, au fascisme,
celui-ci étant souvent et le véhicule et l'instigateur des deux autres.
L'ouvrage est composé de 5 parties:
Génalogies idéologiques: Zeev Stenhell professeur à Jérusalem, met en
perspective, depuis l'époque des Lumières, les idéologies qui ont fourni
le terreau dans lequel la bête immonde a pu prospérer: bourgeoisie décadente
justifiant le recours à la force au nom de l'élitisme, boulangisme et
affaire Dreyfus, populisme antidémocratique, tout ceci culmine à la
veille de seconde guerre mondiale, dans la mise en rangs serrés des
phalanges de la droite révolutionnaire.
L'historien Robert O. Paxton démontre pour sa part, avec minutie, et
en scande toutes les étapes, comment le processus de nazification des
démocraties européennes n'a pu s'imposer que grâce à la complicité des
élites conservatrices, en s'appuyant sur elles, quitte à mieux les duper
ensuite.
La question du négationnisme est traitée par Pierre Vidal Naquet, qui
sait avec rigueur mettre en perspective les méthodes suivies par les
assassins de la mémoire. Il nous éclaire fort utilement sur les écoles
pseudo-intellectuelles qui aujourd'hui encore s'avancent masquées, et,
parfois là où l'on ne les attendrait pas, commettent les plus odieux
des forfaits, le crime contre l'esprit, assassinant en quelque sorte
une seconde fois les victimes de l'holocauste.
Pour traiter le l'antisémitisme et du racisme, nos collègues ont fait
appel à deux symboles de la liberté universitaire: Max Horkheimer, une
des figures de l'Ecole de Francfort, dont est ici reproduit un article
terminé en 1939 sur "Les Juis et l'Europe". L'auteur y décrivait l'ordre
capitaliste occidental comme destructeur de l'ordre civique et donc
essentiellement déterminant pour la naissance du nazisme, "l'ordre totalitaire
n'étant, pour lui, rien d'autre que le système précédent qui a perdu
ses freins". Albert Memmi, quant à lui, définit le racisme, dans ses
buts, comme la légitimation d'une agression à partir de la valorisation
de la différence que la raciste va tendre à maximaliser pour, enfonçant
sa victime, se grandir d'autant. Non, le racisme n'est jamais gratuit,
c'est un mécanisme fondamental qui tend à légitimer l'injustice d'un
oppresseur à l'égard d'un opprimé en auto absolvant le raciste. Cette
analyse est reprise et poursuivie dans l'article suivant par Marie-Noëlle
Roux, laquelle traite en historienne la perception collective de l'étranger
dans un pays qui n'a jamais su s'en passer témoin, au 19ème siècle et
au 20ème siècle l'appel massif à une population étrangère (qui culminera
à 7% de la population totale en 1931), pour compenser les déficits démographiques
liés par exemple à la boucherie de 14-18.
Dans les parties 2 et 3 de l'ouvrage, intitulées respectivement Oeuvre
d'extermination et Inhospitalité et barbarie, Wladimir Jankelevitch,
Jean-Marie Brohm, Joseph Gabel, François Laplantine Daniel Bensaïd démontent
avec érudition les processus de l'extermination tels qu'ils germent
puis se propagent dans les sociétés modernes. L'antisémitisme qui "réussit
cette gageure de créer une question qui n'existe pas" (Jankelevitch),
est la plus monstrueuse des impostures fascistes, puisqu'elle traque
des êtres non pour ce qu'ils ont ou font mais pour ce qu'ils sont. Ceci
s'alimente encore dans les structures caractérielles de l'Autorité.
Jean-Marie Brohm élabore les liens qui existaient entre nazisme et désir
sadique de puissance, tandis que plusieurs collaborateurs de la revue
font un sort raisonné et critique au fameux "nous ne savions pas", véritable
phénomène de fausse conscience (Gabel, Uhl) dont la version justificatrice
que nous vivons aujourd'hui est la négation de la mémoire, même si,
d'un point de vue existentiel, "l'essentiel de la Shoah restera sans
doute inconnu".
La logique de l'identité et du tiers exclu, marque de nos sociétés occidentales,
et dont on voit bien en quoi elle légitime le refus de l'autre, est
encore à la racine, (au sens où Castoriadis parlait d'Imaginaire radical),
des phénomènes de l'esclavage (Sala-Molins), de la revendication américaine
d'une définition sociale "WASP" (White Anglo-Saxon Protestant) qui se
donne pour alibi de favoriser des groupes concurrents encouragés à cultiver
leur essence sans doute pour mieux les marginaliser, le multiculturalisme
d'ouverture étant là auto promotion étroite et déguisée de la culture
dominante, comme le développe Richard Shusterman, professeur à Philadelphie.
André Akoun, lui, réfléchit sur la fragilité de nos démocraties écartelées
entre l'Universel et le Particulier;
La quatrième partie de l'ouvrage est sans doute la plus importante puisqu'elle
entreprend courageusement de proposer au lecteur des réfutations théoriques,
entreprise de salubrité intellectuelle qui devrait figurer dans le vade
mecum non seulement de tout militant anti-raciste, mais encore et surtout
des enseignants, travailleurs sociaux, animateurs et médiateurs de toutes
fonctions.
Ouverte sur un entretien avec le sociologue Michel Wievorka, proposant
une sociologie du racisme et des intellectuels, nous livre ses doutes
et ses espoirs sur la capacité de diffusion des idées racistes en France,
et s'interroge sur la notion même de liberté de recherche dans la connaissance
du passé: "on peut être sociologue et normatif!"
Henri Raczimov ouvre un débat souvent abordé, celui de la comparaison
des crimes contre l'humanité: la Shoah est-elle un événement à nul autre
pareil? Il y répond par l'affirmative en invoquant justement et "la
façon dont les victimes sont mortes" et "les raisons incompréhensibles
de leur mort". Cette comparaison est également développée à propos du
communisme par Jean-Marie Brohm et Magali Uhl qui concluent également
que "l'antisémitisme hitlérien se distingue par son caractère absolument
radical et constitue le centre de la prophétie politique nazie" et de
s'interroger sur l'intentionnalité de la comparaison des crimes du communisme
et de ceux du nazisme.
Partick Tacussel explore quant à lui l'imaginaire de l'antisémitisme
notamment chez Fourier: "le juif y est une figure imaginée, produite
par la croyance... satanisée" en le rapportant à la décomposition du
corps social qui la produit. A son texte fait écho le suivant que Prétentaine
emprunte à Trotsky analysant l'oeuvre de Nietzsche et d'Annunzio qui
insiste également sur la base sociale qui a donné naissance à ce produit
complexe; "base pourrie, pernicieuse, empoisonnée".
Après une mise au point sur le nazisme de Heidegger, courageuse et documentée
sous la plume de Christian Delacampagne, Jean-Pierre Faye poursuit dans
la même voie avec une réflexion sur la mise à mort du sujet convergeant
avec les analyse précédentes: "la métaphysique de Nietzsche est du nihilisme
proprement dit". Et de mettre en évidence les liens de cette pensée
avec celles de l'institution de la sélection raciale.
Jean-Marie Brohm conclut magnifiquement le livre par une de ces critiques
radicales dont il a le secret en clôturant définitivement le dossier
Heidegger: dont il dénonce les questionnements complices du nazisme:
"critique néo-païenne de la raison, disparition de l'histoire réelle,
national chauvinisme, fétichisation aryenne, esthétisation populiste
de la terre, critique de l'humanisme". Pour lui les implications politiques
de sa politique sont parfaitement claires et ce que cet homme a produit
invaliderait si elle était admise tout ce que l'Occident a produit de
véritablement grand.
L'ouvrage s'achève par un in memoriam à trois grands figures disparues:
Cornélius Castoriadis, Léon Poliakov et David Rousset dont Prétentaine
nous indique que leur oeuvre constitue une contribution majeure à l'intelligence
de notre temps et un appel renouvelé à la résistance contre les barbaries
du siècle.
Une revue à mettre décidément entre toutes les mains tant elle fait
passer, sur les questions si douloureuses qu'elle aborde et traite véritablement
au fond, l'esprit de la critique et le souffle de la liberté de pensée.
Article de Georges Bertin : "Etranger, fascisme, antisémitisme, racisme",
Esprit critique, vol.02 no.03, Mars 2000,
consulté sur Internet :
http://www.espritcritique.org/0203/crc01.html
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Esprit critique