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« L'histoire, c'est celle de millions de prédateurs sans
pitié. Nous. Et de leurs millions de victimes sans défense.
Nous aussi. » (Exposition « Le futur a-t-il un avenir
? », Parc d'aventures scientifiques, Frameries, Belgique).
Référence du présent article : « Les
violences sexuelles entre détenus de sexe masculin : un révélateur
de la subordination de la femme dans la société »,
Evelyne Josse, 2007,
http://www.resilience.netfirms.com
Introduction
La sexualité ne se réduit pas à la seule satisfaction
physiologique des pulsions sexuelles. En effet, elle cristallise
de nombreuses valeurs et se teinte de significations spécifiques
en fonction de l'usage social qui en est fait : pacification, réconciliation,
régulation sociale, punition, échange, transaction,
provocation, domination, humiliation, contrôle, etc. Au vu
de l'importance qu'elle revêt pour les individus et les communautés,
il n'est pas étonnant que certaines situations telles que
l'incarcération exposent particulièrement les hommes
aux brutalités d'ordre sexuel1. Plus surprenant sans doute
est le fait que ces sévices puissent révéler
les positions hiérarchiques dévolues aux genres masculin
et féminin dans la plupart de nos sociétés.
Partout dans le monde, les rapports de genre sont organisés
selon une hiérarchie où les hommes occupent la position
dominante et les femmes, une position de subordination2. La virilité
est un principe organisateur essentiel de cette catégorisation.
Elle distingue non seulement les hommes des femmes mais elle classe
également les individus masculins selon un axe vertical.
Ainsi, dans l'univers de la prison, les individus capables d'affirmer
leur virilité occupent les postions élevées
de la hiérarchie carcérale ; les autres sont relégués
au bas de l'échelle, assimilés aux femmes et assujettis
comme celles-ci le sont hors les murs. Le véritable enjeu
de la violence sexuelle sert à prouver la masculinité
et la puissance de l'agresseur ; il porte en fin de compte sur l'exercice
du pouvoir dans un univers coercitif, pouvoir conçu selon
la logique de la domination sexiste.
Dans cet article, nous allons tenter d'apporter un regard croisé
sur les rapports de genre et les violences sexuelles entre détenus.
Genre et pouvoir Le terme « genre » fait référence
à un principe d'organisation sociale. Il renvoie aux spécificités
des individus dans leur communauté et dans leur culture en
fonction de leur sexe.
Chaque société établit des règles spécifiques
pour ses membres, enfants et adultes, selon qu'ils sont de sexe
féminin ou de sexe masculin. Ces règles, implicites
et explicites, déterminent les rôles, les statuts,
les responsabilités, les obligations, les activités,
les pratiques, les modes relationnels entre hommes et femmes, les
attitudes et les comportements acceptables et appropriés
pour chacun, dans chaque situation, en fonction de son sexe.
Partout dans le monde, ces représentations et pratiques
concernant les identités et les rôles assignés
à chacun des deux sexes induisent une asymétrie de
pouvoir entre les genres. En effet, ces stéréotypes
attribuent aux hommes la position dominante tant collectivement
.
1 D'autres articles du même auteur abordent en détail
les violences sexuelles (à l'égard des hommes, des
femmes et des enfants). Voir le site
http://www.resilience.netfirms.com
2 Même dans les rares
sociétés conservant des caractéristiques matriarcales
(Touareg, Iroquois, Trobriandais), les femmes n'occupent pas les
mêmes rôles institutionnels que les hommes dans les
sociétés patriarcales.
Evelyne Josse 3
qu'individuellement, tant dans le domaine privé que public
(économique, politique, culturel, social et sexuel).
Genre et violence On nomme violence basée sur le genre (en
anglais, gender-based violence ou GBV), violence sexospécifique
ou bien encore violence sexiste1, tout acte perpétré
contre la volonté d'une personne et résultant de sa
détermination biologique ou de son rôle spécifique
en tant qu'être sexué. La violence sexuelle est un
type spécifique de violence basée sur le genre2. Elle
peut-être définie comme « tout acte sexuel, tentative
pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avances de nature sexuelle,
ou actes visant à un trafic ou autrement dirigés contre
la sexualité d'une personne utilisant la coercition, commis
par une personne indépendamment de sa relation avec la victime,
dans tout contexte, y compris, mais s'en s'y limiter, le foyer et
le travail »3.
Comme nous verrons, l'agression sexuelle dans l'univers carcéral
constitue un moyen d'établir le degré de masculinité
des détenus et de leur assigner leur position dans la hiérarchie
carcérale.
Les déterminants de la violence sexiste La virilité
La virilité se décline selon trois axes : .
Selon l'axe biologique, elle désigne les caractéristiques
physiques de l'homme (sexe, musculature, pilosité, etc.).
Selon l'axe sexuel, elle renvoie au comportement sexuel (puissance,
comportement sexuel dominant : actif et « pénétrant
» dans les rapports vaginaux et anaux, passif dans la fellation
et la masturbation) et à la capacité de procréer.
Selon l'axe psychosocial, elle définit les capacités
physiques, les aptitudes psychiques et les valeurs morales culturellement
attribuées aux hommes. Dans la plupart des sociétés,
la virilité est associée à la force physique,
à la puissance, au courage, à la résistance
mentale, au sens de l'honneur, à la capacité à
se battre, à la domination des plus faibles (tous traits
de caractère censés résulter des capacités
physiques), etc.
1 D'autres articles du même auteur abordent en détail
les violences sexospécifiques (à l'égard des
hommes, des femmes et des enfants). Voir le site
http://www.resilience.netfirms.com
2 En anglais, on parle de « Sexual and gender-based violence
» ou SGBV.
3 OMS, 2002, « La violence sexuelle » in « Rapport
mondial sur la violence et la santé », whqlibdoc.who.int/publications/2002/9242545619_chap6_fre.pdf
Evelyne Josse 4
Dans toutes les sociétés, l'expression de la virilité
apparaît comme l'élément déterminant
de l'identité masculine1.
Le virilisme On entend par « virilisme »2, l'exacerbation
d'attitudes et de comportements virils adoptés par les hommes.
Ce paroxysme de virilité se manifeste principalement dans
les communautés régies par la loi du plus fort 3 telles
que les institutions pénitentiaires, l'armée, le monde
de la rue (gangs, bandes) et les quartiers défavorisés
des grandes villes. L'usage abusif d'une position dominante signe
le plus souvent une situation d'insécurité ou de malaise
social. La compétition semble favoriser le repli et le renforcement
des représentations traditionnelles sur des valeurs comprenant
la domination masculine.
Le virilisme se manifeste principalement par l'agressivité
(pouvant aller de l'agression verbale au meurtre), par la volonté
de dominer et de conquérir (y compris sexuellement), par
le rejet d'attitudes et de comportements considérés
comme des signes de faiblesse (pitié, compassion, indulgence,
sentiments amoureux, etc.) ainsi que par le culte des caractéristiques
extérieures de masculinité (selon les cultures, musculation
du corps, notamment grâce au sport, cheveux courts ou rasés,
port de la barbe ou de la moustache, tatouages, tenue vestimentaire,
etc.).
Ce virilisme s'exprime dans les rapports que les hommes établissent
avec les femmes autant que dans les relations qu'ils construisent
avec leurs semblables masculins. Comme nous le verrons, cette virilité
totalisante se manifeste notamment au détriment de ceux qui
ne parviennent pas à affirmer leur masculinité.
L'univers social des prisons La captivité désaffilie
les détenus de la plupart de leurs réseaux sociaux
et groupes d'appartenance. De plus, l'administration pénitentiaire
exerce un contrôle jusque dans les plus petits détails
de la vie quotidienne (horaires des repas, du lever et du coucher,
composition des menus, programme et type d'activité, accès
aux biens de consommation, etc.). L'incarcération a ainsi
pour conséquence de déposséder les individus
de leur identité personnelle et sociale et d'invalider les
compétences et les expériences dont ils pouvaient
faire état dans la société. Elle leur impose
un univers social confiné parfois très différent
du leur, celui de la population .
1 On pourra nous objecter que depuis quelques décennies,
notamment dans les pays d'Europe et d'Amérique du Nord, des
hommes tentent de redéfinir l'identité masculine en
la dissociant de la virilité. Ils n'en reste pas moins que
les valeurs, les symboles, les mythes, les légendes, les
croyances, les habitudes, les coutumes, les rites, les normes, les
règles, les façons d'être, les idéologies
et les modèles dominants restent de par le monde majoritairement
patriarcaux.
2 Terme du à Daniel Welzer-Lang.
3 Usage abusif d'une position dominante par une personne ou un
groupe de personnes dans le but de parvenir à ses fins (imposer
ses normes, ses désirs, sa volonté, tirer un profit
ou un bénéfice quelconque, humilier, etc.).
Evelyne Josse 5
carcérale et les contraint à se couler dans une nouvelle
identité1 conditionnée par le contexte pénitentiaire.
La virilité comme principe organisateur de la sociabilité
carcérale Au sein de l'institution pénitentiaire,
la virilité tient lieu d'identité au détriment
de toute autre spécificité telle que les différents
domaines d'activité (travail, activités de loisirs,
etc.) et les liens sociaux (famille, amis, voisinage, etc.) sur
lesquels repose principalement l'identité pré- carcérale.
Dans cet espace masculin, les hommes sont en compétition,
ce qui concoure au renforcement des critères et des valeurs
propres à l'identité masculine (virilisme conduisant
à la rigidification des définitions telles que ce
que signifie « être un homme », ce qui importe
pour le devenir ou le rester, etc.) et à la surenchère
des marqueurs de virilité (exacerbation des marques extérieures
de la masculinité telles que machisme, musculation, tatouages,
comportement sexuel dominateur, etc.). En effet, il importe de passer
pour un « dur » et de se faire respecter sous peine
de se faire maltraiter.
La violence comme instrument d'hiérarchisation du collectif
carcéral Dans ce chapitre, nous allons tenter de démontrer
comment la violence structure le collectif carcéral en produisant
de nouvelles identités individuelles et en établissant
une hiérarchie entre prisonniers.
Nous l'avons vu, le virilisme se manifeste principalement par un
comportement dominateur et violent. Dans la société
carcérale, cette violence, en particulier la violence sexuelle,
devient le moyen d'exercer un pouvoir dans une situation où
les individus en sont presque totalement privés. Ainsi, les
relations que tissent entre eux les prisonniers sont le plus souvent
dominées par des rapports de force et d'autorité virile
basés sur la soumission et l'humiliation. Dans l'univers
pénitentiaire, chacun gagne sa place en se mesurant aux autres.
Face à la provocation ou à l'intimidation d'un co-détenu,
il est impossible de fuir. Il n'existe dès lors que deux
options : « Fuck or fight »2 (« baiser ou combattre
»). S'il refuse de se soumettre, l'individu n'a qu'une issue
: faire ses preuves, se battre pour son honneur, prouver qu'il est
un homme. Les détenus capables de se défendre deviennent
des leaders. Ceux qui ne peuvent leur opposer une résistance
efficace deviennent leurs subordonnés (au plan physique,
mental, financier et/ou sexuel). La violence produit ainsi des masculinités
inégales ; elle départage les individus en deux classes
: celle des hommes dignes de ce nom capables d'affirmer leur virilité
et celle des sous-hommes.
Les « vrais hommes » doivent leur supériorité
hiérarchique à leur prouesses criminelles (identité
pré-carcérale déjà déterminée
par l'activité criminelle), à leur apparence virile
(musculature développée, tatouage, etc.), à
leur sens de l'honneur (violence en réponse à toute
.
1 Clemmer dénomme ce processus la « prisonniérisation
».
2 Paraphrase due à Gordon James Knowles du célèbre
« Flight or fight » (« fuir ou combattre »)
de Walter Cannon,
http://www.spr.org/pdf/knowles2.pdf.
Evelyne Josse 6
provocation ou intimidation), à leur volonté de dominer
(résolution violente des conflits, refus de la négociation,
comportement sexuel dominateur), etc.
Les « sous-hommes » regroupent les homosexuels, les
bisexuels, les transsexuels et les travestis car ils n'attestent
pas d'un comportement sexuel dominant et ne répondent donc
pas aux canons de la virilité. Les victimes d'agressions
sexuelles sont également exclues de la communauté
virile car selon les mythes un homme digne de ce nom ne peut être
forcé à accomplir quelque acte que ce soit et préfère
mourir plutôt que de céder sa virginité anale.
Les détenus qui présentent (ou à qui l'on prête)
des qualités physiques ou psychologiques associées
aux stéréotypes féminins sont également
bannis du groupe des « durs ». C'est le cas des individus
petits, minces, aux traits délicats, imberbes, à la
peau douce (associée à la jeunesse ou à l'apparence
de la jeunesse), portant les cheveux longs, maniérés,
de caractère sensible, timide et pacifique. Parmi les sous-hommes,
on retrouve également les prisonniers ayant transgressé
le code d'honneur propre à l'identité masculine :
les « pointeurs »1, parce qu'ils ont bafoué la
règle prescrivant de protéger les plus faibles et
les « balances », parce qu'elles ont enfreint la loi
du milieu en trahissant leurs amis.
L'exemple des prisons des pays de l'ex-Union Soviétique2
La vie des détenus dans les prisons des pays de l'ex-Union
Soviétique3 est régie par une hiérarchie interne
basée sur un système de caste. Sans entrer dans les
détails, mentionnons les principales catégories :
.
Les « blatnje » (du mot « blat », pistonné)
() sont des truands professionnels pour qui l'incarcération
n'est qu'une étape dans la carrière criminelle. Ils
ne collaborent pas avec l'autorité pénitentiaire à
laquelle ils opposent un pouvoir parallèle4, pouvoir dont
ils sont les leaders.
Les « muzhiki » (), littéralement les «
hommes », représentent la caste majoritaire. Leur avenir
dans le crime n'est pas scellé. A leur sortie de prison,
certains deviendront des bandits professionnels tandis que d'autres
s'engageront à mener une .
1 Individus écroués pour avoir violenté une
personne vulnérable (un enfant, une personne âgée,
un handicapé ou une femme).
2 J'ai recueilli une partie de ces informations lors d'une mission
humanitaire en Sibérie. Antonina Chernysheva les a complétées
de précieuses précisions. Qu'elle en soit ici remerciée.
3 Le système de castes existe dans tous les pays de l'ex-Union
Soviétique. Néanmoins, le type de relation qu'elles
entretiennent entre elles diffère d'une région à
l'autre. Ainsi, en Sibérie, les individus issus des différentes
castes co-existent dans les mêmes cellules. Au Kirghizstan,
les petukhi résident dans la zone de travail, complètement
séparés des blatnje et des muzhiki logés dans
des baraquements. Le leadership varie également selon les
régions. En Sibérie, les blatnje régentent
toutes les castes tandis qu'au Kirghizstan, les petukhi ont leur
propre chef. Dans certaines colonies (c'est le cas notamment au
Kazakhstan), l'administration pénitentiaire jugule le pouvoir
des blatnje ; dans d'autres, elle n'ose affronter cette autorité
de fait.
4 L'historique des castes dans le système pénitentiaire
soviétique dépasse largement le cadre de cet article.
Soulignons cependant qu'il s'est constitué et formalisé
par opposition aux abus de l'administration communiste. Le lecteur
intéressé peut se référer à l'article
de Vavokhine Y., « La sous-culture carcérale (post)soviétique
face à l'utilisation par l'administration pénitentiaire
des doctrines d'autogestion », Vol I (2004), Champ pénal,
http://champpenal.revues.org/document7.html Evelyne Josse 7
existence honnête. Durant leur incarcération, ils
respectent les règles imposées par les blatnje1 et
refusent de collaborer avec l'administration carcérale.
La troisième caste est celle des « kozli » (),
les « connards » (en argot, littéralement : les
boucs). Ils coopèrent avec les autorités administratives
ce qui leur vaut d'être considérés comme des
traîtres par les blatnje et les muzhiki.
Au bas de la pyramide, méprisés de tous, se trouve
les « petukhi » (), les « pédales »
(en argot, littéralement : les coqs). Cette catégorie
regroupe les homosexuels, tout détenu ayant été
sexuellement contraint par un de ses pairs (notamment, les prisonniers
punis par le viol pour avoir enfreint la « loi de la prison
») ainsi que les « pointeurs »2. Les petukhi sont
également appelés les « neprikasaemye »,
les « intouchables » () ou encore les « opouchtchenye
» (), les « rabaissés ». C'est la contrainte
sexuelle qui provoque le « rabaissement » de la victime,
c'est-à-dire sa rétrogradation sur l'échelle
de la masculinité. Le viol le dévirilise, voire le
féminise, la victimisation et la passivité sexuelle
étant perçues comme l'opposé de la virilité.
L'exemple des prisons américaines Dans les prisons américaines,
le collectif carcéral n'est pas stratifié en castes
formelles comme il l'est dans les pays de l'ex-Union Soviétique.
Toutefois, les détenus se répartissent en deux grandes
catégories (subdivisées en sous-classes) distinguant
les forts des faibles, les dominants des dominés et au bout
du compte, les hommes virils des « femmes » ou de leurs
équivalents symboliques : .
Les dominants sont appelés « men » (les hommes),
« studs » (terme utilisé pour désigner
les étalons reproducteurs, par extension hommes réputés
pour leur virilité et leur puissance sexuelle) ou «
jockers » (sportifs des high school américaines renommés
pour leurs succès féminins)3.
Les dominés regroupent les homosexuels, les « queers
» (pédales, tapettes), les homosexuels efféminés,
les « queens » (folles, tantes), appelés aussi
« sissy » (femmelettes, chochottes) ou bien encore «
little girls » (petites filles) ainsi que les hétérosexuels
et bisexuels violés par leurs pairs, les « punks »
(lopette, tapette).
Cette typologie se fonde principalement sur le comportement sexuel
des détenus, celui-ci tenant lieu d'identité. Un comportement
actif et « pénétrant » dans les rapports
anaux, passif dans la fellation et la masturbation est associé
au pouvoir sur les autres, dépendants et .
1 La « loi de la prison » est constituée principalement
d'interdictions concernant des actes à caractère symbolique
(par exemple, participer aux travaux de réparation des installations
associées au contrôle ou à la répression)
et de toute forme de délation.
2 Individus écroués pour avoir violenté une
personne vulnérable (un enfant, une personne âgée,
un handicapé ou une femme).
3 Les termes varient considérablement d'une région
à l'autre mais partagent les mêmes connotations.
Evelyne Josse 8 soumis1.
Dans ce système, l'assujettissement et la violence sexuelle
constituent donc un instrument de hiérarchisation.
Hiérarchie carcérale et construction sociale des
genres Homosexualité versus hétérosexualité
La majorité des actes sexuels auxquels se livrent les prisonniers
ne relèvent pas de l'homosexualité au sens strict.
Il est plus exact de parler d'hétérosexualité
« d'orientation masculine »2, le choix d'un partenaire
de même sexe étant attribué à la situation
carcérale et non à l'orientation sexuelle personnelle.
En effet, dans la conception des détenus, seul le partenaire
soumis (passif dans la pénétration ou actif dans la
fellation et dans la masturbation) est considéré comme
homosexuel ou plus précisément, comme un équivalent
symbolique féminin (dans la sodomie, il est pénétré
comme l'est une femme, voire même jouit d'une manière
comparable). L'homme dominant, quant à lui, se comporte sexuellement
comme il le ferait avec une compagne et éprouve des sensations
physiques similaires à celles ressenties dans les rapports
hétérosexuels. Il prouve qu'il est un homme en étant
sexuellement actif : il entretient une activité sexuelle
et il asservit sexuellement son partenaire en lui assignant un rôle
de femme. Il affirme et consolide ainsi sa virilité.
Passivité sexuelle et permutation de genre La passivité
sexuelle (sodomie subie, fellation et masturbation prodiguées
à autrui), consentante ou forcée, corrompt l'identité
sexuée du prisonnier. Elle lui dérobe sa virilité
et le convertit en un équivalent symbolique féminin.
Il acquiert une réputation de « tapette », de
« pédé » mais aussi de « pute »,
de « salope », de « femmelette », de «
gonzesse ».
On conçoit dès lors que la violence sexuelle ait
des effets de transformation identitaire tant au niveau personnel
que collectif. Elle produit une mutation radicale dans la manière
dont les victimes se perçoivent elles-mêmes et dont
elles conçoivent leurs relations à leur environnement
social immédiat et plus largement, à la société
dans son ensemble. Elle induit également une modification
des rapports sociaux au sein de la population carcérale.
Ainsi, les détenus sexuellement contraints ne peuvent prétendre
à un quelconque pouvoir économique (par exemple, dans
les activités de contrebande ou le marché du sexe3).
Ils acquièrent également une place particulière
dans l'économie domestique pénitentiaire. Ils sont
souvent contraints d'effectuer les diverses tâches ménagères
(vaisselle, lessive, entretien de la cellule et .
1 L'appartenance aux différentes sous-classes dépend
degré de coercition sexuelle, de la mise en couple, de l'orientation
sexuelle personnelle, de l'influence d'un gang, etc.
2 Terme du à Daniel Lockwood, cité par Guérette
M.R. in « Les agressions sexuelles en milieu carcéral
: une perspective des prisonniers canadiens »,
http://www.collectionscanada.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape10/PQDD_0002/MQ46578.pdf
3 La prostitution est un phénomène répandu
dans certaines prisons du monde. Des détenus sont ainsi «
loués » à d'autres par leur « propriétaire
» (la victime est la « propriété »
de son premier agresseur). Pour plus de détail, voir l'article
du même auteur : « Les violences sexospécifiques
et sexuelles à l'égard des hommes », sur
http://www.resilience.netfirms.com Evelyne Josse 9
nettoyage des toilettes1). L'utilisation domestique avilissante
atteste de la féminisation des victimes et reflète
les attitudes sexistes des hommes envers les femmes dans la société.
La répartition des rôles traditionnels entre l'homme
et la femme se rejoue pleinement dans cette domination qui réduit
le féminin à la soumission domestique, naturellement
disponible et corvéable à merci.
Virilisme et sexisme Selon cette conception machiste, être
un homme, c'est être supérieur aux femmes ou à
leurs équivalents symboliques, la féminité
représentant l'antithèse méprisable de la virilité.
Les détenus tentent donc de se démarquer au maximum
de tout stéréotype féminin en affichant continuellement
leur masculinité tant dans leur comportement que dans leur
discours (mépris et dénigrement de la femme, survalorisation
des prouesses viriles). Cette surenchère sexiste est dictée
par le risque d'être assujetti et maltraité lorsque
l'on est assimilé à une femme.
Rappelons, en effet, que la violence s'exerce principalement aux
dépens des hommes présentant des caractéristiques
que les modèles dominants prêtent aux femmes.
Conclusion Le microcosme unisexué de la prison invite à
s'interroger sur les stéréotypes dominants de la virilité
et de la féminité dans la société. En
effet, la catégorisation des détenus reflète
le fait que les relations sociales se structurent sur une asymétrie
des genres, y compris dans un univers masculin. Les relations entre
prisonniers sont structurées à l'image hiérarchisée
des rapports hommes-femmes et empruntent le modèle hétérosexuel
2 dans lequel la virilité est associée à la
position dominante. Dans cette hiérarchie fondée sur
la virilité, les violences sexuelles établissent un
ordre binaire partageant les détenus en deux grandes catégories
: les hommes dignes de ce nom et les rebuts. Ces derniers, déchus
au bas de l'échelle, sont assimilés aux femmes et
sont relégués comme telles dans des rôles de
subordination.
Evelyne Josse
Notes
1 Notons que la situation des « petukhi » diffère
selon le pays où ils sont incarcérés. En Sibérie,
les activités citées leur incombent mais ce n'est
pas le cas dans d'autres régions. Par exemple, au Kirghizstan,
en qualité d'intouchables, tout contact avec eux, y compris
par l'intermédiaire des vêtements ou de la vaisselle,
conduit à la profanation des castes supérieures.
2 Rappelons une fois encore que nous parlons des modèles
les plus véhiculés dans le monde.
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Evelyne Josse est psychologue diplômée de l'Université
Libre de Bruxelles. Elle est formée à l'hypnothérapie
éricksonienne, à l'EMDR et à la thérapie
brève.
Elle exerce en qualité d'expert en hypnose judiciaire auprès
de la Justice belge et pratique en tant que psychothérapeute
en privé. Elle est également consultante en psychologie
humanitaire.
Elle a travaillé pour différentes ONG dont «
Partage avec les enfants du Tiers Monde », « Avenir
des Peuples des Forêts Tropicales », « Médecins
Sans Frontières-Belgique » et « Médecins
Sans Frontières-Suisse ».
Passionnée d'ULM 3 axes (type avion), elle a mis sur pied
avec Thierry Moreau de Melen, un pilote, le programme ASAB (Anti
Stress Aéronautique Brussels).
Auparavant, elle a également travaillé pour Médecins
Sans Frontières-Belgique. Elle a exercé dans des hôpitaux
universitaires auprès d'adultes atteints du VIH/SIDA et auprès
des enfants malades du cancer. Elle a également été
assistante en faculté de Psychologie à l'Université
Libre de Bruxelles.
Evelyne Josse
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