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Forum Social Libertaire
Salon du Livre Anarchiste
Du 11 au 16 novembre 2003 à Paris et Saint Ouen (93)
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Du genre au sexe ou comment la hiérarchie précède les catégories
par Pirouli (OLS)
Il existe des mécanismes puissants d'intégration des normes associées
à chaque sexe. La construction des catégories de sexe est au centre
même des enjeux qui légitiment l'appropriation de ces lieux de pouvoir.
Nous allons tenter d'interroger la relation entre la domination
des hommes sur les femmes et la construction du genre. Il sera d'abord
question de comprendre quelques ressorts sociaux et psychologiques
de la domination, dans son rapport à la catégorisation sexuelle.
On abordera ensuite, la question même du rapport entre le genre
(le « sexe social »), le sexe biologique (considéré comme
premier), et la question du pouvoir.
Stéréotypes et représentations
Si les catégories de sexe sont des constructions qui permettent
le fonctionnement inégalitaire de la société, elles sont mouvantes,
malléables, et peuvent subir des décalages d'une culture ou d'une
période à l'autre. Chez les Tchambulis étudiés par Margaret Mead [1],
les hommes prêtent une grande attention aux soins du corps et à
la coquetterie alors que les femmes doivent être rudes et fortes
pour être efficaces dans la gestion des richesses sociales. Pourtant,
ces recompositions existent aussi au sein d'une même société. Daniel
Welzer-Lang nomme cela la « recomposition de la domination
masculine ». Comment peut-on l'expliquer ? Il est
possible d'avancer le maintien de l'ordre social en place, mais
il est plus intéressant de se pencher sur les mécaniques cognitives
qui peuvent entrer en action au niveau individuel.
Les stéréotypes sont une ressource automatique pour les individus.
Intégrés depuis le plus jeune âge, ils sont inscrits profondément
en mémoire et peuvent être activés facilement, indépendamment des
croyances et des attitudes propres à chaque individu-e. Des études
prouvent que le racisme est un processus automatique déclenché au
moment même de la catégorisation. Plusieurs expériences ont montré
que des sujets opposés aux préjugés racistes, soumis expérimentalement
à un bombardement d'éléments appartenant à des stéréotypes racistes,
ont des réponses proches de celles des sujets affirmant leurs préjugés
racistes. Un certain « racisme implicite » se manifeste.
Il produit, sans volonté consciente de la part des individus, des
réponses conformes au stéréotype, dès lors que le contenu de ce
stéréotype est activé en mémoire [2].
Il faut donc distinguer les croyances des stéréotypes, ces derniers
se manifestant indépendamment du contenu conscient des croyances.
De même, les étiquettes liées au sexe activent inévitablement un
réseau d'inférences définies. On peut définir le genre comme un
produit sociocognitif, lié aux idéologies relatives à la féminité
et à la masculinité, participant elles-mêmes au maintien d'un ordre
social donné. Autrement dit, on peut très bien s'affirmer contre
le sexisme, sans que cela n'influe sur nos comportements, ceux-ci
étant régis par l'activation de stéréotypes qui façonnent notre
rapport au monde. Aucun antisexisme n'est imaginable sans une remise
en question et un travail sur ses représentations propres.
Il est patent que les catégories de sexe sont des leviers indispensables
dans l'exercice de la domination, aux niveaux social et individuel.
D'un point de vue social, l'assimilation androcentrée est au centre
du pouvoir masculin (dans le droit et le langage courant) :
les catégories de sexe génèrent et permettent la différenciation
des traitements et des constructions. D'un point de vue plus individuel
ou « psychologique », les catégories de sexe (comme pour
les préjugés racistes) sont le mécanisme même qui construit les
stéréotypes activés dans chaque interaction sociale.
Pouvoir, hiérarchie et genre
Le genre ne recoupe pas systématiquement le sexe : il est
possible d'être de genre masculin tout en étant de sexe féminin
et inversement. On peut dire d'un homme qu'il est effeminé, ou d'une
femme qu'elle est masculine ; et les drag-queens, drag-kings
et autres travesti-es en sont un exemple caricatural.
Quels sont les déterminants qui régissent les relations de genre ?
Des expériences ont été effectuées sur des femmes situées à des
positions hiérarchiques différentes et travaillant dans des secteurs
masculins ou féminins, à partir d'un questionnaire censé fournir
un « score » de féminité et de masculinité [3].
La relation entre pouvoir et genre semble elle aussi déterminante,
au même titre que celle entre sexe et genre. Les travailleuses élevées
hiérarchiquement ont plus tendance à mettre en avant des comportements
dits masculins, et inversement pour les individus situés plus bas
sur l'échelle du pouvoir.
Les mécanismes d'apprentissage des catégories de sexe peuvent
nous éclairer davantage sur cette question. Pour accéder à ce que
Daniel Welzer-Lang nomme la « Maison des hommes » [4],
il faut montrer des signes de différenciation par rapport aux femmes.
La construction et l'apprentissage des codes virils et de la violence
(contre soi, contre d'autres hommes, contre les femmes) s'opère
en opposition hiérarchique avec le féminin. Ainsi, les hommes fragiles,
efféminés, qui refusent de se battre ou en sont incapables, sont
symboliquement relégués dans le groupe des femmes et des dominés,
et traités en conséquence. Le fameux « quelle femmelette ! »,
suprême insulte pour un homme, prend alors tout son sens. Les agressions
contre les homosexuels (au masculin) ou hommes déviant de la norme
masculine viennent souder la communauté masculine qui prend alors
sa force. On constate donc que la domination et l'exclusion sont
fondatrices de la construction des catégories de sexe : ce
que met en valeur la « Maison des hommes », c'est que
l'identité masculine se construit en opposition aux femmes et aux
hommes dominés. Ici, la hiérarchie précède et génère la catégorisation.
Questionner les relations entre sexe, genre et pouvoir, c'est
alors interroger les enjeux de la construction des genres. Maurice
Godelier, anthropologue, écrit sur la peuplade des Baruya, une population
de Nouvelle-Guinée, que leurs mythes fondateurs sont révélateurs
des enjeux associés à la construction des catégories de sexe, et
qu'il s'agit d'enjeux de pouvoir [5].
Plaçant l'homme dans un rôle englobant celui de la femme, ils lui
confèrent un rôle créateur. Il y a là un mécanisme qui exacerbe
les facultés des hommes et dépossède les femmes Baruya de certaines
des leurs au point de les rendre entièrement tributaires des hommes
pour la majeure partie de leurs activités. On peut y voir plus directement
un mécanisme révélateur des constructions de genre. Une opération
de catégorisation-hiérarchisation comme celle-ci n'est possible
que si elle porte sur des classes d'objets comparables : elle
présuppose donc la création d'une différence par séparation au sein
d'un ensemble homogène. C'est cette opération de différenciation
par opposition qui participe de la hiérarchisation. On peut ainsi
dire qu'au sein de l'humanité, il existe des humains d'une « autre
sorte », ce qui prédispose bien évidemment à les considérer
comme une sous-classe d'humains et donc à terme, une classe de sous-humains.
La hiérarchisation et la catégorisation semblent donc intrinsèquement
liées.
Le genre précède le sexe
Comment penser le genre par rapport au sexe, et le genre par rapport
au pouvoir, à la domination ? Christine Delphy met au jour,
dans un ouvrage remarquable [6],
le présupposé qui fait du sexe une donnée première et immuable,
sur lequel le genre serait accolé. Pour le dire autrement, elle
dément l'antécédence du sexe sur le genre, et pose la précédence
du genre sur le sexe. C'est-à-dire que le sexe (homme/femme) n'existe
que parce que la société le construit en tant que tel à partir du
genre (masculin/féminin). Pour être encore plus provocateur, on
pourrait dire que la différence biologique ne rentre pas en compte
dans la catégorisation de l'humanité entre hommes et femmes, et
donc bien sûr dans la domination des hommes sur les femmes. Cette
position apparemment contraire à tout ce que l'on perçoit au quotidien
(la différence des corps, des cycles biologiques, la reproduction…)
n'est en réalité pas si incroyable, pour peu qu'on prenne le temps
de l'étudier.
Il ne s'agit pas de nier le fait que des différences biologiques
existent, mais simplement de refuser le fait qu'elles participent
à une catégorisation. Pour reprendre un exemple simple, il existe
des différences perceptibles de couleur de yeux. Pourtant, cela
n'implique aucune différenciation sociale (d'ampleur). Car si la
société était organisée autour de la notion de couleur des yeux,
toutes les habitudes sociales seraient construites pour que cette
différence apparaisse significative, et tout le monde considérerait
comme impossible que la couleur des yeux n'influe pas sur le caractère,
dans la mesure où on apprendrait depuis l'enfance aux personnes
aux yeux marrons à être gentilles, passives… et aux personnes
aux yeux bleus à être agressives, violentes… Encore une fois,
il ne s'agit pas de nier les différences entre corps mâles et femelles,
mais de signifier qu'il n'y a pas d'autre facteur que la domination
des hommes sur les femmes qui puisse justifier la séparation de
l'humanité en deux groupes distincts. Dire par exemple que la domination
existe parce que les hommes seraient plus forts que les femmes,
c'est déjà légitimer la domination, car cela implique qu'il serait
normal qu'il y ait un lien direct entre une caractéristique physiologique
et des habitudes sociales. Or de nombreux exemples nous montrent
qu'il peut en être autrement : les hommes d'âge moyen sont
sans doute plus forts physiquement que les hommes d'âge mûr, pourtant
il n'y a aucune domination sociale des premiers sur les seconds
(ce serait même plutôt le contraire…).
Il faut préciser que la perception du monde contemporain est limitée
par le prisme masculin/féminin, et que ces catégories arbitrairement
construites ne sont pas justifiées d'un point de vue biologique,
dans la mesure où il n'y a pas de rupture mais un continuum qui
part des hommes les plus physiologiquement masculins, jusqu'aux
femmes les plus physiologiquement féminines, en passant par un entre-deux
où la définition n'est pas si simple. Entre-deux qui prouve justement
que les catégories homme/femme n'existent pas telles quelles dans
la nature. Ceux ou celles que l'on nomme hermaphrodites [7]
ne sont rien d'autre que des individu-es qui ne rentrent pas dans
les catégories socialement constituées (deux possibilités identitaires
seulement épuisent l'ensemble des traits humains). La science même
ne parvient pas à trouver le marqueur génétique qui permet d'expliquer
le sexe [8]. Après avoir longtemps
cru que le chromosome Y était responsable de la masculinité physiologique,
certains individus mâles ont été révélés comme étant de caryotype
XX et des individus femelles comme étant de caryotype XY. L'attention
fut alors reportée vers un antigène du chromosome Y, l'antigène
HY. Mais encore une fois, des contre-exemples infirmèrent son rôle
discriminant dans la différenciation sexuelle. Enfin, les études
se portèrent sur deux gènes (ZFY et SRY), dont le rôle fut aussi
relativisé après coup. On peut alors considérer ces échecs (relatifs)
de deux façons. Ou bien la science génétique n'est pas encore suffisamment
aboutie et il sera un jour trouvé le véritable discriminant sexuel,
ou bien ce que l'on perçoit comme étant le sexe n'est rien d'autre
qu'un ensemble de facteurs qui n'existe pas en tant que tel dans
la nature. C'est-à-dire que la génétique s'évertuerait à trouver
la source d'une différence biologique qui n'est significative que
dans nos représentations sociales. Encore une fois, cela ne revient
pas à nier les différences physiologiques qui peuvent exister entre
individu-es, mais simplement à considérer qu'une catégorisation
binaire n'est ni évidente, ni indispensable, ni même justifiée par
un quelconque recours à la biologie.
Ceci semble aller dans le sens d'une définition du genre comme
précédant le sexe : la seule façon satisfaisante d'expliquer
les catégories de sexe en appelle à la notion de genre, et que la
seule façon satisfaisante d'expliquer la construction du genre en
appelle à la notion de hiérarchie et de pouvoir. Le genre, système
binaire, serait alors produit par le pouvoir et la domination, et
serait à l'origine du concept de sexe. Le pouvoir crée le genre
qui crée le sexe.
Pour imaginer une telle approche qui peut sembler incroyable à
première vue, il suffit de la reporter sur la question du racisme,
où des cohortes de scientifiques se sont évertué-es à expliquer
les différences biologiques entre noirs et blancs qui n'étaient
dues qu'à des mécanismes sociaux de reproduction de la domination.
De la même manière, les métis (tout comme les hermaphrodites aujourd'hui)
étaient alors parias car ils-elles ne pouvaient entrer dans aucune
des catégories issues des représentations sociales : ils-elles
n'étaient ni noirs ni blancs.
En définitive, le principe organisateur de la catégorisation de
sexe semble bien être celui qui sous-tend la construction du système
du genre : le rapport de domination des hommes sur les femmes.
Englobement, assimilation, invisibilisation, « complémentarité »,
hiérarchisation, tensions, telles sont les relations instaurées
par la construction du masculin et du féminin, qui rendent possible
et créent les inégalités de sexe. Comme le décrit Marie-France Pichevin,
la mécanique sexiste prend ses racines dans la structure sociale
inégalitaire, et celle-ci lui confère donc le pouvoir de la pérenniser [9] :
non seulement en structurant les individu-es selon des normes précises,
mais aussi en inculquant la structure même des outils qui leur permettent
de percevoir le monde.
Le questionnement sur soi et le monde qui nous entoure est donc
la condition nécessaire d'un changement. La vigilance sur ses propres
attitudes et son quotidien, ou la discussion en non-mixité (ainsi
que tout autre manière de prendre conscience et de déconstruire
les carcans dans lesquels on veut nous faire vivre) sont des moyens
pour permettre à chacun de tenter de s'épanouir et de se développer
à l'écart des diktats genrés de la société actuelle. Volonté qui
ne peut qu'apparaître subversive étant donné que les inégalités
actuelles sont la fange sur laquelle fleurit l'ordre social moderne.
« Jamais on a observé dans l'histoire qu'un groupe social
dominant abandonne ses privilèges sans une lutte acharnée et sans
l'établissement d'un rapport de force de la part du groupe dominé » [10],
la déconstruction des genres est l'affaire de toutes et tous.
Aux discours parlementaires sur une pseudo-égalité (de fait) qui
permettent de masquer les inégalités, opposons une inégalité (de
fait) afin d'initier une véritable lutte, tant personnelle que sociale.
Il faut révéler les discours lénifiants sur la parité comme autant
de tentatives pour légitimer l'exercice d'un pouvoir. Et là où ce
pouvoir s'exerce sur nous, dans la rue, les institutions, en famille
ou au travail, refusons la soumission et organisons la résistance.
La volonté de changement, l'organisation et la prise de conscience
ne doivent pas être l'apanage d'une minorité. Pour reprendre un
slogan féministe qui devrait être plus que jamais au goût du jour,
« ne me libère pas, je m'en charge ».
Notes : [1] Margaret Mead,
« Mœurs et sexualité en Océanie », Plon.
[2] P. G. Devine, "Stereotypes
and Prejudice : Their Automatic an Controlled Components",
Journal of Personality and Social Psychology, vol. 56.
[3] A. Durand-Delvigne, "Pouvoir
et genre", in La place des femmes, La Découverte.
[4] D. Welzer-Lang, "Les transgressions
sociales des définitions de la masculinité", in « La place
des femmes », La Découverte.
[5] M. Godelier, La production
des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les
Baruya de Nouvelle-Guinée, Fayard.
[6] Christine Delphy, « L'ennemi
principal, T. 2 : Penser le genre », Syllepse.
[7] Il existe de nombreux cas,
recensés cliniquement, d'hermaphrodisme, notamment celui présenté
par Michel Foucault : « Herculine Barbin, dite Alexina
B. », Gallimard Folio.
[8] Evelyne Peyre, Joëlle Wiels
et Michèle Fonton, « Sexe biologique et sexe social »,
in « Sexe et genre », CNRS éditions.
[9] M.-F. Pichevin, "A New Look
Essentialism", Recent Trends in Theoretical Psychology, vol. 4.
[10] B. Marques-Pereira, "Représentation
du genre ? Genre de la représentation", in La place des femmes,
La Découverte.
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