|
Origine : http://www.mondialisme.org/article.php3?id_article=357
Présentation de "NI PATRIE NI FRONTIÈRES Revue
de Traductions et débats
http://1libertaire.free.fr/YColeman.html
Sous le titre « La construction d'un racisme respectable
» le sociologue Saïd Bouamama* prétend nous livrer
quelques clés pour comprendre l'ampleur de la polémique
suscitée par le voile en France. Je suis, comme lui, opposé
à la loi sur le voile mais pour des raisons totalement différentes
: le hijab fait partie de l'uniforme politique que veulent imposer
les intégristes religieux et les islamistes politiques aux
jeunes filles et aux femmes ; il s'agit clairement d'un symbole
d'oppression, d'une prison en tissu ; néanmoins, il me semble,
pour le moment, inutile d'augmenter l'arsenal législatif
existant. En effet, c'est d'abord et avant tout par une patiente
discussion qu'il faut tenter de traiter le problème, et non
pas par l'exclusion de ces jeunes filles du système scolaire
public.
Saïd Bouamama dénonce, avec raison, un certain nombre
d'éléments de la situation française ou internationale
: un nationalisme jacobin dont une interprétation chauvine
de la laïcité constitue l'un des piliers ; un passé
colonial dont le bilan n'a toujours pas été clairement
effectué (1) ; une tendance assimilationniste qui traditionnellement
ignore les difficultés de vie des migrants ; les discours
et la logique sécuritaires ; un racisme qui frappe plus particulièrement
les personnes de culture arabo-musulmane ; une « dramatisation
», un « catastrophisme » et une manipulation des
peurs à propos de l'essor de l'islam en France ; une conjoncture
mondiale marquée par une attaque généralisée
contre les acquis de l'Etat-providence, acquis en partie liés
aux combats du mouvement ouvrier, etc.
Par contre, il reprend à son compte l'un des lieux communs
de la propagande stalinienne : « la fin du monde bipolaire
a fait disparaître les freins à la logique capitaliste
basée sur la recherche du profit maximum ». Comme si
les démocraties populaires et l'URSS n'avaient pas été
des centres d'accumulation primitive fondée sur les méthodes
d'exploitation les plus barbares y compris (et cela perdure en Chine)
l'utilisation de la main d'œuvre carcérale et concentrationnaire
! S. Bouamama colporte également un autre cliché (du
réformisme altermondialiste celui-ci) : cette même
« fin du monde bipolaire » aurait « enclenché
» la mondialisation - alors que cette mondialisation est consubstantielle
au capitalisme.
Malheureusement, ces éléments du contexte national
ou international ne permettent pas de comprendre pourquoi le débat
sur le hijab a pris une telle ampleur en France, ni surtout de définir
une position politique à propos d'un attribut vestimentaire
qui représente beaucoup plus qu'un simple « foulard
».
Une discussion sans aucune base… matérielle
?
Ce qui frappe, à la lecture de ce texte, c'est d'abord l'argument
massue de départ, répété d'ailleurs
à plusieurs reprises. Le nombre de jeunes filles portant
le voile dans les établissements scolaires français
serait en baisse. Sur quoi se fonde cette affirmation ? Uniquement
sur les déclarations de la médiatrice de l'Education
nationale, Hanina Chérifi, chargée d'arbitrer les
conflits dans ce secteur. Premier problème : cette médiatrice,
comme son nom l'indique, n'intervient que lorsqu'on l'appelle, c'est-à-dire
lorsque l'administration et le corps enseignant n'arrivent pas à
trouver de compromis avec une élève « voilée
». Ces compromis étant fort divers, il est statistiquement
impossible d'estimer le nombre de jeunes filles réellement
concernées par le port du « foulard ».
Par conséquent, les chiffres fournis par la médiatrice
ne traduisent qu'une partie du phénomène. Pourtant
notre sociologue « oublie » de mentionner ce «
point de détail ». Pourquoi ? Tout simplement parce
que cela enlèverait pas mal de crédibilité
à son argumentation.
Mais admettons, avec lui, que le nombre de jeunes filles voilées
ait diminué dans les établissements scolaires depuis
quelques années. Cela rend-il automatiquement la polémique
et le vote d'une loi sur les « signes religieux ostensibles
» absolument « artificiels », comme l'affirme
S. Bouamama ? Oui, mais seulement si l'on ferme les yeux sur l'extension
du hijab et autres attributs vestimentaires « musulmans »
dans tous les lieux publics, si l'on néglige une visibilité
grandissante qui ne tient pas seulement à l'exploitation
politique ou médiatique dont elle est l'objet.
Ce n'est qu'en tenant compte de sa plus grande présence
dans l'espace public que l'on peut comprendre pourquoi le hijab
est l'objet de tant de polémiques, même si (mais cela
reste à démontrer statistiquement) le nombre de «
voiles » diminue dans l'espace scolaire depuis quelques années.
Ce n'est pas ce dont la plupart des intervenants ont débattu,
nous objectera-t-on. Certes, mais c'est pourtant cette diffusion
du hijab qui constitue la base matérielle et rationnelle
des polémiques sur le hijab. Il est bien sûr impossible
de mesurer en termes statistiques combien de femmes et de jeunes
filles portent le hijab aujourd'hui en France, mais il est difficilement
contestable que ce « signe religieux ostentatoire »
soit de plus en plus présent dans l'espace public. Il faut
donc creuser davantage les bases matérielles de la discussion
sur le « foulard islamique ». Un sociologue travaille
en principe avec des chiffres et des données concrètes
recueillies sur le terrain. Or, l'article de M. Bouamama ne nous
livre aucun chiffre ni sur l'importance des populations immigrées
en France, originaires de zones où la religion musulmane
est religion d'Etat ou en tout cas influence fortement la vie culturelle
et sociale, ni sur la composition de ces migrations et de leur descendance,
notamment le rapport entre le nombre d'hommes et de femmes, ni sur
les discriminations renforcées dont sont victimes les migrantes
(taux de chômage et d'emplois à temps partiel bien
supérieurs à celui des Françaises).
Si M. Bouamama s'était penché sur ces données
matérielles, au lieu de se livrer uniquement à une
« déconstruction » partiale des discours des
partisans de la loi, il aurait constaté que l'immigration
des pays dits « musulmans » a évolué depuis
un siècle ; que la fermeture des frontières depuis
1974 a considérablement accru les migrations dites «
familiales » en France comme dans toute l'Europe et que cette
base matérielle incontestable permet de comprendre pourquoi
la discussion sur le hijab n'a pas éclaté en 1910,
en 1930, ou en 1960, mais justement quand une fraction importante
des migrants est devenue des… migrantes.
Un antiracisme anhistorique ?
Soucieux de rester dans le ciel éthéré des
concepts, Saïd Bouamama n'a pas non plus une approche rigoureuse
au niveau de l'histoire des idées. Il ignore sciemment trente
ans de discussions idéologiques en France et en Occident
et l'importance prise par les idéologies multiculturalistes
depuis les années 60. S'il s'était un minimum penché
sur l'histoire des idées, il aurait découvert que
la façon dont on dénonçait le racisme dans
les années 50 et 60 diffère radicalement de l'idéologie
antiraciste actuelle. On peut considérer qu'il s'agit d'un
progrès, mais on ne peut faire une croix sur l'histoire de
l'antiracisme et le changement intervenu dans ses fondements théoriques.
Commençons par deux anecdotes personnelles. Mon père,
mon oncle et ma tante ont définitivement quitté les
Etats-Unis et émigré après 1945 parce qu'ils
ne supportaient ni qu'on les étiquette comme Noirs (qu'on
les « essentialise », dirait notre distingué
sociologue), ni que toute leur vie affective, matérielle
et professionnelle soit conditionnée par leur appartenance
« raciale » (rappelons qu'à l'époque les
rapports sexuels entre individus de « race » différente
étaient passibles de lourdes peines de prison dans un certain
nombre d'Etats, que l'accès au droit de vote, à l'instruction
et à la plupart des emplois qualifiés était
interdit aux Noirs américains, etc.). Pour des raisons philosophiques
et politiques, ils étaient délibérément
colour blind, « aveugles aux couleurs », et refusaient
de considérer les différences de pigmentation comme
des critères de classification valable des êtres humains.
Quand je militais au MRAP dans les années 60 en France,
cette association antiraciste était à l'époque,
elle aussi, « aveugle aux couleurs ». Nous dénoncions
toute théorie des races, toute classification des êtres
humains selon leur couleur de peau, leur prétendue origine
ethnique ou leur religion. Nous nous fondions bien sûr sur
l'universalisme républicain « à la française
» mais aussi sur les résultats d'un colloque de l'Unesco,
« La science face au racisme » qui avait établi
de façon définitive, du moins le croyions-nous à
l'époque, qu'il n'y avait plus aucune raison de caractériser
les individus selon leur couleur de peau - même si les manuels
scolaires français diffusaient encore de belles photos des
« races jaune, "rouge", noire et blanche ».
Aujourd'hui, grâce notamment à SOS Racisme et aux
idéologues du « respect de la différence »,
à certains intellectuels d'extrême gauche et sociaux-démocrates,
mais aussi suite aux visions que les Antillais, les Arabes, les
Africains et leurs descendants vivant en France ont forgées
d'eux-mêmes (sous l'influence notamment de la culture anglo-saxonne),
s'est généralisé un vocabulaire « cool
», « branché » et… racial, valorisé
par les minorités et repris par la majorité dite «
blanche » ou « européenne ». C'est le tristement
célèbre « Black, Blanc, Beur » de SOS
Racisme avec ses variantes « feuj » et autres «
renois » ou « rebeus ». Dans le débat sur
le voile en France, ce ne sont donc pas uniquement les preux chevaliers
de l'antiracisme qui s'affrontent aux racistes conscients ou inconscients,
comme le prétend Saïd Bouamama, mais deux conceptions
de l'antiracisme, radicalement différentes, la seconde fortement
influencée par le modèle communautariste et ségrégationniste
anglo-saxon, la première reprenant généralement
de façon acritique le modèle assimilationniste français.
Et la seconde conception, celle des Taguieff, Debray et Tribalat
par exemple, n'a rien à voir avec un « racisme respectable
». On peut reprocher à cette conception son nationalisme
arrogant, sa valorisation acritique du modèle assimilationniste
français, son apologie des vertus de l'Etat bourgeois, son
conformisme social ; on peut trouver les analyses de Taguieff verbeuses
(mais à cette aune-là le texte de S. Bouamama présente
le même défaut) ou considérer que Michèle
Tribalat, en réclamant le fichage ethnique des Français
à des fins statistiques et pour mieux lutter contre le racisme,
défend surtout son pré carré de chercheuse
au CNRS sans envisager les conséquences pratiques désastreuses
d'une telle mesure. Mais, pour le moment ni Tribalat, ni Taguieff,
ni les féministes dites « laïcardes » n'ont,
à ma connaissance, employé des arguments racistes.
En assimilant donc tous les partisans de la nouvelle loi et tous
les partisans de l'ancien antiracisme à des racistes et des
colonialistes inconscients, M. Bouamama ne se livre qu'à
une polémique facile et stérile, qui lui permet de
disqualifier ses adversaires, sans prendre la peine de répondre
à leurs arguments.
L'islam politique, connais pas !
Saïd Bouamama n'aime ni les chiffres ni les dates, ni l'histoire
des idées, ni les faits concrets. C'est pourquoi il discute
de la question du voile sans évoquer une seule fois de façon
concrète l'origine politique du « hijab ». Apparemment
il n'a jamais entendu parler de la révolution iranienne et
des contraintes « vestimentaires » que cette révolution
a imposées par le fouet, l'emprisonnement, la peine de mort
et la lapidation aux Iraniennes. Il n'a jamais entendu des «
crimes d'honneur » pratiqués en Jordanie comme en Irak
au nom de l'islam, et à une échelle heureusement bien
plus limitée en Suède, en Grande-Bretagne ou en France.
Il n'a jamais entendu parler ni des talibans, ni du GIA ou du FIS
algériens, ni du Refah turc, ni des Frères musulmans
égyptiens, ni du Hamas palestinien, ni du MMA pakistanais.
Il n'a jamais entendu parler des cliniques privées où
les bourgeoises indonésiennes emmènent leurs filles
se faire faire une « excision symbolique » (une ablation
d'un peu de peau sur le clitoris) au nom de l'islam. Il a seulement
(vaguement) entendu parler du 11 septembre dont il prétend
que cet attentat a changé les mentalités. M. Bouamama
réussit à passer sous silence une guerre qui dure
depuis plus de trente ans. Cette guerre menée par les forces
de l'islam politique (tantôt avec le soutien de l'impérialisme
américain, tantôt contre lui) ne se limite pas à
un simple conflit idéologique entre l'ultraconservateur Huntington
et quelques jeunes filles qui décideraient « individuellement
» de prendre le voile parce qu'elles font une crise d'adolescence,
ou une crise identitaire, à tonalité religieuse (ce
type de crise est certes possible, mais le phénomène
est statistiquement infime, vu le poids que font peser sur ces adolescentes
la structure fortement patriarcale de leurs familles, la cristallisation
de communautés ethnico-religieuses (2), le militantisme des
minorités intégristes et islamistes, les gangs qui
essaient de contrôler les banlieues populaires en terrorisant
le « sexe faible », etc).
En caricaturant Huntington - le « choc » des civilisations
que, rappelons-le, ce dernier prétend vouloir éviter
devient, sous la plume de Saïd Bouamama, une « guerre
des civilisations » (sic) que l'idéologue conservateur
souhaiterait légitimer (3) ! -, notre sociologue pressé
de dénoncer le prétendu racisme de tous les partisans
de la loi oublie l'essentiel : il existe des tendances politiques
fortes dans les pays de la zone culturelle arabo-musulmane comme
en Asie, qui mènent une lutte politique déterminée,
lutte qui passe par l'usage de la terreur contre leurs propres peuples.
Et ces partis islamistes ont d' « honorables correspondants
» en Europe.
Faut-il pour autant crier au complot intégriste en France,
complot qui expliquerait pourquoi le port du voile a pris de l'ampleur
en France ? A voir les quelques centaines de personnes qui se rendent
aux manifs des fondamentalistes musulmans, on peut en douter pour
le moment. Par contre, ces gens-là savent très bien
saboter les réunions de Ni putes ni soumises dans les banlieues
populaires, quitte à mandater les mêmes émissaires
de ville en ville et à envoyer en première ligne des
jeunes filles « voilées » qui considèrent
que la libération de la femme passe par… le port du
hijab !
L' « ethnicisation » des questions sociales
: discours officiels et réalité
Saïd Bouamama a raison quand il écrit que les questions
sociales sont de plus en plus « ethnicisées »
dans les discours politiques officiels. Mais il oublie deux faits
fondamentaux : 1) Les questions sociales ont toujours été
« ethnicisées » en France dans les conversations
quotidiennes, dans les banlieues ouvrières, comme dans les
beaux quartiers : étant métis et fils d'un Noir américain
et d'une Franco-Portugaise, cela fait 54 ans que j'entends des réflexions
racistes à l'école, à la fac, à l'armée
et au boulot. La principale différence entre les années
50-60-70 et aujourd'hui c'est que le discours ethnique et/ou raciste
s'exprime ouvertement dans la bouche d'intellectuels, de journalistes
et d'hommes politiques de droite et de gauche, qu'il a acquis droit
de cité par l'intermédiaire des succès électoraux
du FN mais aussi par d'autres voies plus inattendues. Mais il faut
être aveugle et sourd (ou alors être arrivé en
France seulement depuis quelques années) pour croire qu'il
s'agirait uniquement d'une question idéologique liée
à l'effondrement de l'Union soviétique après
1989 et à la phase de « régression libérale
» que traverse le capitalisme mondial.
2) Ce n'est pas seulement la droite qui « ethnicise »
les questions sociales. C'est aussi la « gauche », qu'il
s'agisse de SOS-Racisme, de Tarik Ramadan, des intellectuels conseillers
du prince Mitterrand (Touraine, Wieworka, etc.), de certains militants
d'extrême gauche, etc. Il est curieux d'ailleurs que M. Bouamama
ne mentionne à aucun moment les recommandations de la commission
Stasi (la proposition d'augmenter le nombre de fêtes religieuses,
la formation des imams favorisée par l'Etat, etc.) ni la
constitution du Conseil consultatif du culte musulman. Il n'arrête
pas de protester, dans son texte, contre l' « ethnicisation
» qui serait, selon lui, provoquée par les partisans
de la loi, mais il n'a pas un mot pour dénoncer le financement
des écoles privées (à 95 % catholiques) par
l'Etat, le statut particulier de l'Alsace-Moselle, l'union sacrée
gauche-droite pour contraindre les prétendus « musulmans
français » à former une communauté religieuse
et à se doter d'une représentation, etc. Il nous explique
doctement que, « en matière identitaire, toutes les
pressions de négations ne peuvent susciter que des réaffirmations
de plus en plus caricaturées », mais il « oublie
» de mentionner toutes les affirmations identitaires qui contribuent,
elles aussi, à construire des identités imaginaires
de plus en plus caricaturales.
A suivre...
(6 août 2005)
Saïd Bouamama, un sociologue au service du hijab... (2)
...ou la construction d'un paternalisme respectable
http://www.mondialisme.org/article.php3?id_article=358
(La première partie de cet article figure sur ce site avec
le même titre suivi de (1) )
Lutte de classe et laïcité
Saïd Bouamama dénonce ceux qui remplacent la «
conscience de classe » par une « conscience de race
», mais on ne comprend guère de quelle classe il parle,
car nulle part dans son texte il ne fait référence
à la classe ouvrière, à l'analyse marxiste
qui a toujours combattu les discours identitaires qu'il essaie de
nous refiler en contrebande.
Notre sociologue dénonce ainsi l' « islamophobie »
actuelle tout en regrettant la disparition de la « conscience
de classe ». S'il s'agit là d'une allusion aux positions
de Marx sur la religion, le coup de chapeau discret est plutôt
maladroit. Si Marx écrivait aujourd'hui un livre sur «
La question musulmane » ses propos ne seraient pas moins «
islamophobes » qu'ils n'étaient hostiles au judaïsme
(voire, dans certaines de ses formulations les plus ambiguës,
aux Juifs en tant que peuple) il y a cent cinquante ans.
Quant à la question de la laïcité, il est évident
que derrière sa défense se cachent toutes sortes de
gens peu recommandables. Mais là encore pourquoi brandir
comme un argument décisif le fait que Le Pen soit en faveur
de la nouvelle loi si l'on cache que Philippe de Villiers, compère
de Le Pen en xénophobie, ait voté au Parlement contre
cette même loi ? Saïd Bouamama est-il un complice de
Philippe de Villiers (ou du Vatican) parce que tous deux s'opposent
à la loi sur les signes religieux ostensibles ? Ce type d'argument
ressort de la polémique facile, pas d'une discussion théorique
sérieuse.
Saïd Bouamama a une curieuse vision de l'histoire de la laïcité
en France. Il nous explique que l'école est aujourd'hui «
présentée comme le terrain de combat essentiel contre
ce "nouvel ennemi" qui est le "foulard", le
"communautarisme" », etc. Il « oublie »
curieusement de se pencher sur les raisons particulières
qui ont fait que les laïcs (toutes tendances confondues, des
anarchistes athées aux catholiques modérés
en passant par les francs-maçons et les socialistes) ont
dû s'affronter à l'Eglise catholique, lui imposer des
règles que celle-ci n'était pas encline à accepter
avant 1905. Si « manipulation » il y a actuellement,
cette manipulation fait appel à un élément
essentiel de la mémoire collective qui a au moins un aspect
positif (totalement oublié actuellement) : il y un siècle,
la laïcité faisait partie d'un combat plus large pour
l'égalité de tous les citoyens et contre la mainmise
de l'Eglise sur l'enseignement et l'espace public.
Comment peut-on écrire sans rire que « certaines jeunes
filles » portent le jijab pour exprimer une « réaction
de protection à [des] dégradations du cadre scolaire
» ? Quand on est un écolier ou une écolière,
si l'on veut lutter pour obtenir plus de profs, moins d'élèves
par classe, un enseignement de qualité, alors c'est un combat
collectif qu'il faut mener avec tous ses camarades de collège
ou de lycée. On ne voit vraiment pas comment ce que Bouamama
nous présente comme une réaction purement individuelle
marquée par un retour au religieux aurait le moindre rapport
avec une volonté d'amélioration du système
scolaire. D'ailleurs, si l'on avançait une hypothèse
aussi baroque à propos d'un jeune juif qui déciderait
soudain de porter la kippa à l'école, ou d'un jeune
catholique qui raterait ses cours le matin parce qu'il souhaiterait
soudain aller tous les jours à la messe, aucun analyste ne
prétendrait que ces jeunes gens comptent réagir à
la « dégradation » de l'enseignement ou se protéger
contre elle !
Notre sociologue a raison de s'opposer à la nouvelle loi
contre les signes religieux ostensibles et de dénoncer certains
des arguments employés pour la soutenir. Malheureusement
ses accusations de racisme ou de colonialisme inconscients ne convaincront
aucun enseignant sincèrement antiraciste, bien au contraire.
Tout comme Pierre Tévanian qui, dans un texte intitulé
« De la laïcité égalitaire à la
laïcité sécuritaire » sur le site Les mots
sont importants, compare les profs aux colons d'Algérie et
le petit personnel de l'Education nationale (les ATTOS) aux colonisés
( ? !) à partir d'UNE anecdote concernant l'origine ethnique
des uns et des autres dans UN SEUL établissement scolaire
- celui où il enseigne -, Saïd Bouamama use de l'artifice
de la culpabilisation de l' « homme blanc », relevée
en plus par l'accusation de « lepénisme », qui
permet de réduire encore plus l'intérêt du débat,
en assimilant les opposants à la loi sur le voile à
des lepénistes inconscients.
Universalisme = paternalisme ?
Mais c'est seulement à la fin de son article que Saïd
Bouamama nous dévoile véritablement à partir
de quel point de vue il aborde la question du hijab. Il nous apprend
en effet que l'universalisme équivaudrait à une forme
de « paternalisme », reprenant ainsi les arguments à
la fois des multiculturalistes anglo-saxons et des groupes intégristes
et islamistes au « Sud » comme au « Nord ».
Effectivement il existe des droits (de l'homme et de la femme) qui
ont une valeur universelle. Et ces droits, bien mal appliqués
dans les métropoles impérialistes (mais c'est une
autre discussion) entrent en contradiction avec certaines traditions
culturelles : de la mutilation du clitoris ou de l'infibulation
(traditions prémusulmanes) à la polygamie reconnue
par le Coran, en passant par les « crimes d'honneur »
(qui sont loin d'être une spécialité «
musulmane ») le statut juridique inférieur de la femme
dans la charia ou l'interdiction des transfusions sanguines (pour
les témoins de Jéhovah) ou de l'avortement (pour les
chrétiens), on se trouve effectivement devant des valeurs
inconciliables avec celles que prétendent défendre
les droits de l'homme et de la femme.
Face à cette irréductibilité, quelques imams
illuminés ou militants intégristes tentent de justifier
les pratiques les plus barbares. Mais dans les métropoles
impérialistes, ce type de discours a peu de chance d'avoir
un grand succès, y compris dans les « communautés
» ethnicoreligieuses déjà cristalléisées
ou en formation. Alors on voit essaimer de multiples faux-culs qui
essaient de combiner citoyennisme altermondialiste et charia (version
Tarik Ramadan), ou respect de l'islam et républicanisme (avec
de nombreuses sous-versions : celle de l'UOIF, proche des sinistres
Frères musulmans, ou celles, un peu moins antipathiques car
favorables à une véritable révolution des Lumières
en terre d'islam, du psychanalyste Malek Chebel ou de Soheib Bencheikh,
mufti de Marseille).
Certains, comme Tarik Ramadan, demandent un « moratoire »
pour la lapidation : ce terme est très ambigu puisqu'il signifie
comme l'indique le Larousse : la « SUSPENSION volontaire d'une
action » (sens que lui donne Ramadan quand on l'interroge)
mais aussi un « délai que l'on s'accorde avant de POURSUIVRE
UNE ACTIVITE » (sens que lui donneront certainement les oulémas
réactionnaires avec lesquels Ramadan souhaite entamer un
dialogue). D'autres considèrent que, pour des raisons «
culturelles » l'excision ne devrait pas être punie par
la loi française ou alors pas trop sévèrement.
Mais avant de crier au « paternalisme » occidental,
il faudrait peut-être s'intéresser à ce que
disent les militantes et militants laïcs ou de gauche du Moyen-Orient,
les associations de défense des droits des femmes au Mali,
au Burkina-Faso, en Inde, au Pakistan, en Jordanie, en Tunisie ou
en Indonésie. On s'apercevrait alors que leur universalisme
n'a rien de « paternaliste », bien au contraire. Il
correspond aux intérêts des femmes, alors que le multiculturalisme
à la sauce bouamamesque répond, qu'il le veuille ou
non, aux intérêts des hommes qui veulent perpétuer
les traditions machistes et patriarcales…… pour les
femmes non occidentales (les multiculturalistes « blancs »
ou « blanches » peuvent dormir tranquilles) ! Lorsque
notre sociologue distingué écrit « c'est pour
les émanciper qu'il faut les contraindre », sous-entend-il
qu'il faudrait, dans chaque pays, adopter des lois différentes
selon le sexe, la religion, l'origine ethnique, etc. ? On nous permettra
de considérer une telle conception, ou même le refus
de prendre clairement position sur une question démocratique
aussi essentielle, comme un formidable retour en arrière,
même si la situation est loin d'être idéale dans
l'Hexagone : c'est d'ailleurs le choix catastrophique qu'a fait
un pays comme le Canada où des tribunaux religieux (juifs,
catholiques et musulmans) ont le droit d'intervenir dans les conflits
conjugaux et en matière de justice civile, et où leurs
décisions doivent être respectées par les tribunaux
laïcs.
Respect des « besoins identitaires » ou respect
de l'égalité ?
Saïd Bouamama affrme que les jeunes filles ont un «
besoin identitaire contemporain » qui ne proviendrait «
ni d'une simple imposition parentale », « ni d'une importation
étrangère », « ni d'une tradition dépassée
». Malheureusement, restituer toute la complexité des
causes d'un ou de plusieurs comportements individuels n'est en aucun
cas suffisant pour déterminer une position politique. De
plus, pour un militant (et sans doute aussi pour un théoricien
des sciences sociales), l'interprétation d'un comportement
collectif ne se réduit pas à la simple addition de
témoignages individuels. Prenons quelques exemples : ce n'est
pas parce que certaines femmes se prostituent librement, que les
révolutionnaires peuvent considérer la prostitution
comme une forme de liberté, quels que soient les discours
que diffusent ces mêmes prostituées. (D'ailleurs la
plupart d'entre elles ne s'expriment pas tout simplement parce qu'elles
sont soumises à un régime de terreur exercé
par les macs et renforcé par le harcèlement policier.)
Ce n'est pas le discours de quelques courtisanes de luxe médiatisées
qui peut nous permettre de définir une position politique
sur la prostitution.
Le fait d'être opposé par principe à la prostitution,
au nom de valeurs universelles (« paternalistes » ?),
ne suppose pas non plus automatiquement de soutenir la création
d'un arsenal juridique pléthorique pour réglementer
ou réprimer la prostitution. Lorsqu'on s'oppose à
la prostitution au nom de la défense des droits des femmes
est-ce l'expression d'une « vision homogénéisante
des sociétés », d'une normalisation de la sexualité,
ou une façon de défendre la liberté et de l'égalité
de tous les êtres humains ? De même lorsqu'une femme
battue prétend vouloir rester avec son mari parce qu'elle
affirme comprendre ses problèmes, avoir pitié de lui,
s'attache-t-on à ses motivations individuelles pour tolérer
les coups de son époux, ou décide-t-on que des «
valeurs universelles » priment sur les justifications individuelles
? Ou encore, lorsqu'un raciste a été agressé
par un Antillais, un Africain ou un Maghrébin, se contente-t-on
de comprendre ses sentiments de haine, de reproduire béatement
ses propos racistes, ou a-t-on recours à un grille de lecture
plus « universaliste » (et donc « paternaliste
» ?) pour interpréter cet acte de violence ?
On peut bien sûr interpréter le concept de laïcité
de nombreuses façons, comme le montre la diversité
des rapports entre les Eglises et l'Etat, ne serait-ce qu'en Europe.
Saïd Bouamama nous explique que la laïcité n'a
de sens pour lui que dans une « société multiculturelle
et multireligieuse ». Comme il ne nous explique pas concrètement
comment fonctionnerait une telle « société multiculturelle
et multireligieuse », et qu'il ne nous indique pas quel est
le pays où l'idéal de la laïcité lui semble
le mieux incarné pour le moment, ses propos ne peuvent que
susciter la méfiance des laïcs et des athées
qui n'ont aucune envie de vivre dans une « société
multireligieuse » où des tribunaux religieux imposent
leur loi aux femmes, créant de fait une inégalité
entre toutes les citoyennes, comme c'est le cas au Canada ; ils
n'ont pas non plus envie de vivre dans une « société
multiculturelle » qui considère normaux ou tolérables
la polygamie, l'excision ou les mauvais traitements infligés
aux femmes. Ce n'est pas vouloir vivre dans « une société
de clones culturels » comme l'écrit notre sociologue,
mais dans une société laïque d'hommes et de femmes
libres et égaux où les religions sont cantonnées
à la sphère privée, où, sous prétexte
de « respecter » les différentes « cultures
», l'on ne met pas sur le même plan le couscous et la
polygamie, les écrits d'Avicenne et ceux de l'imam Khomeyni,
la musique de Berlioz et les tubes produits par la Star Academy,
Mein Kampf et les poèmes de Hölderlin.
Il faut ignorer délibérément les leçons
de l'histoire pour croire que les religions aient pu ou puissent
vivre en bonne intelligence avec d'autres sans des luttes incessantes
des partisans de la liberté et de la laïcité
contre la mainmise de toutes les Eglises sur la vie publique et
privée. Ce n'est pas un hasard si l'Eglise catholique a persécuté
les juifs et les protestants pendant des siècles. Ce n'est
pas un hasard si l'islam a inventé le statut du dhimmi pour
les non-musulmans, statut qui dénie toute égalité
à ceux qui ne croient pas aux enseignements du Coran et qui
promet la peine de mort aux athées et aux apostats, statut
qui considère que la vie d'un « infidèle »
n'a pas le même poids que celle d'un croyant, etc. Ce n'est
pas un hasard si les hindouistes persécutent et tuent les
musulmans en Inde. Ce n'est pas un hasard si les bouddhistes, pour
s'imposer au Japon, ont mené une guerre sanglante qui a duré
plusieurs siècles contre le shintoïsme qui était
auparavant la religion majoritaire. Ce n'est pas un hasard si les
fondamentalistes juifs en Israël ont assassiné Rabin
et propagent le racisme contre les Palestiniens et les Arabes. Ce
n'est pas un hasard si les islamistes et les intégristes
musulmans croient à la véracité du Protocole
des Sages de Sion et propagent l'antisémitisme.
Si l'on veut vivre dans une société garantissant
le maximum de liberté et d'égalité, il ne s'agit
pas de « supprimer la diversité » comme le prétend
démagogiquement Bouamama (cela le Capital s'en charge depuis
150 ans), mais de faire le tri entre les héritages de diverses
traditions et cultures, sans préjugés mais sans complaisance
aucune. Et un tel tri ne peut s'effectuer qu'à partir de
valeurs et de droits universels. Comme l'expliquent bien les camarades
des Partis communiste-ouvrier d'Irak et d'Iran qui mènent
la bataille contre l'islam politique dans leurs pays respectifs
et contre le multiculturalisme en Occident, ce pseudo « respect
des différences » ressemble, à s'y méprendre,
à un « racisme inversé ». D'ailleurs Chirac
et Mitterrand l'ont bien dit ouvertement pour l'Afrique («
ces pays ne sont pas encore mûrs pour la démocratie
»). Les multiculturalistes, quelles que soient leurs bonnes
intentions, croient que les femmes des pays du « Sud »
ne sont pas dignes de bénéficier des mêmes libertés
et des mêmes droits que les femmes des pays du « Nord
». Ne serait-ce pas cela le véritable « paternalisme
» - voire le racisme - « respectable » ?
Yves Coleman (juillet 2004)
* L'article en question se trouve notamment sur le site "Les
mots sont importants", site qui combine de très bons textes
sur l'idéologie de la droite et de la gauches sécuritaires
et le lepénisme avec des articles à la tonalité
multiculturaliste, hélas beaucoup moins convaincants. Nous
y reviendrons dans un prochain article sur Pierre Tevanian et ses
(mauvais) arguments pour défendre sa (juste) opposition à
la nouvelle loi sur les signes religieux ostensibles.
Notes
1. A ce propos, l'inculture historique n'est pas une spécialité
de ceux qui regrettent la « Belle époque » du
colonialisme français. Dans un livre paru chez Albin Michel
intitulé "L'une voilée, l'autre pas", livre
qui fait "dialoguer"entre elles deux obscurantistes musulmanes,
Saïda Kada, militante proche de Tariq Ramadan, dénonce
l'oubli du sacrifice des migrants « morts pour la France »,
sans même se rendre compte qu'ils sont aussi morts pour défendre
les intérêts des marchands de canon français
en 1914-18 et en défendant le colonialisme français
en Indochine comme en Afrique pendant et après la Seconde
Guerre mondiale ! Mais après tout, comment s'étonner
qu'une superpatriote comme cette « citoyenniste » musulmane
ignore l'internationalisme prolétarien et le véritable
anticolonialisme ?
2. Un documentaire de 90 minutes (Alya) sur la tentative ratée
d'une famille juive française de s'installer en Israël
a récemment été diffusé sur France 5.
Il a d'ailleurs suscité la fureur des sites qui défendent
une attitude totalement critique par rapport à la politique
des gouvernements israéliens. Ce film montrait bien comment,
sans que les parents aient la moindre formation religieuse ni ne
parlent même l'hébreu, un de leurs fils passait par
une profonde crise mystique. Cet adolescent jugeait lui-même
cette conversion radicale indispensable pour résister au
vide créé par la perte de tous ses amis, la disparition
de tous ses repères, suite à son départ de
France ; il avait besoin d'un rapport intime, fusionnel, avec le
judaïsme afin de réussir à s'adapter à
une nouvelle réalité sociale pour laquelle il ne disposait
pas d'autre grille de lecture (son milieu familial était
de « gauche » et a voté travailliste en Israël,
donc guère capable de critiquer l'impasse politique du sionisme).
La pression qu'exerce Israël - Etat « communautaire »
s'il en est -, sur les nouveaux arrivants n'est pas moindre que
celle exercée par une communauté de migrants qui doit
se défendre contre l'intolérance et le racisme de
la société « d'accueil » (la France pour
les écolières « voilées »).
3. A tous ceux qui critiquent Huntington sans l'avoir lu, ou en
le déformant sciemment, je conseille vivement de lire l'article
de Guy Fargette (« Faut-il confondre choc et conflit ? »)
et l'interview contradictoire (« Quelques précisions
sur Huntington ») sur le site mondialime.org, section Ni patrie
ni frontières ou dans les numéros 3 et 4-5 de la revue
Ni patrie ni frontières. Ou encore le numéro 106 de
la revue Hérodote (« Religions et géopolitique
»).
4. Les textes des militants laïcs des Partis communiste-ouvrier
d'Irak et d'Iran sur le multiculturalisme, les « crimes d'honneur
», la laïcité, le hijab et l' « islamophobie
» se trouvent en anglais sur les sites http://www.wpiraq.net/`
http://www.wpiran.org/ http://www.m-hekmat.com/ http://www.equalityiniraq.com/
http://www.medusa2000.com/farsiindex.htm En français, on
peut consulter les textes de Houzan Mahmood, Myriam Namazie, Azar
Ajedi ou Azam Kamguian dans la revue Ni patrie ni frontières
n° 6-7 (janvier 2004) et 10-11 (à paraître fin
août), la brochure Femmes en Irak, sur les sites du Comité
solidarité Irak ou bien mondialisme.org, section Ni patrie
ni frontières. De nouvelles traductions de textes féministes
irakiennes et iraniennes sont régulièrement ajoutées
à ces sites « universalistes ».
(7 août 2005)
|