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Sans-Papiers et Sans-Papières un an après ? 1997


Le 18 mars 96 un groupe de sans-papiers occupait l’église St Ambroise, depuis une longue lutte avec des péripéties multiples. L'histoire de cette lutte est connue, pour plus de renseignements vous pouvez vous reporter à la brochure "Sans-Papiers - Chroniques d'un mouvement". aux éditions Im'Média et Réflexes ou aux numéros précédents de No Pasaran et à la k7 vidéo "La ballade des sans-papiers".

Des acquis importants à relever : La première caractéristique de cette lutte c'est l'autonomie des sans-papiers et des sans-papières, leur auto-organisation a été déterminante dans la conduite du mouvement. Le second point c'est la radicalité de leurs revendications. Le refus du cas par cas, la liaison de la lutte pour l'obtention des papiers a toujours été articulée avec la lutte politique contre le dispositif législatif qui est à l'origine de leur problème. La question des rapports Nord / Sud a été mis en débat. Nous avons donc assisté à l'émergence d'un nouvel acteur de la vie publique française "les sans-papiers", ceux-ci reprenaient une tradition de lutte déjà longue et ancienne dans l'immigration (les OS, les luttes dans les foyers, les luttes pour le séjour, les luttes pour le droit d'asile, etc...).

En tenant bon sur le fond ils ont accumulé un grand capital de sympathie et ont réussi à déplacer le problème du moins tel que le posait la classe politique française, ils ont renouvelé le débat sur l'immigration. Ils n'ont pas accepté de rester prisonnier du cadre fixé par la domination, en refusant le terme clandestin ils ont changé les données du débat public, en affirmant publiquement leur statut de "sans-papiers" ils ont affirmé leur force et leur détermination et leur existence politique. Nous n'avions plus à faire à un phantasme ou à des ombres mais à des humains en chair et en os avec leurs paroles, leur histoire et leurs émotions, leurs visages.
En fait ils ont affirmé leurs positions malgré le cadre associatif et politique, en créant une rupture dans le champ politique, dans le champ visuel du rond-rond franco-français ils ont contribué à donner du sens au mot politique. Le discrédit des politiques institutionnels s'est accentué un peu plus en révélant leur incapacité à traiter humainement cette situation.

Le mouvement d’opinion qui a suivi le coup de hache à St Bernard s'est transformé en mouvement de désobéissance civile contre la loi Debré et cela nous le devons en grande partie aux sans-papiers. Ainsi le débat s'est focalisé sur la xénophobie d’État, la centralité de cette question ne peut plus échapper à la société française, même si pour l'instant nous sommes trop faibles pour changer la loi. L'émotion a permis de faire le lien avec le passé de Vichy et a provoqué un choc pour la société et induit le sursaut citoyen récent.
Le problème est devenu international en particulier Afrique, mais aussi ailleurs pour l'image du pays des droits de l'homme partout dans le monde.

Les difficultés ne sont pas à négliger. Il est clair que rien n'est réglé, les luttes sont bloquées, les résultats positifs en terme de cartes de séjour sont très peu nombreux et les cartes obtenues sont temporaires et sans droit au travail clair, les expulsions continuent et les contrôles au faciès sont toujours efficaces. Les méthodes de luttes ont beau être dures elles restent sans issues, celle qui vient de se terminer à Lille est symptomatique du rapport de force actuel.

La coordination nationale est assez chaotique, l'éclatement des comités et leur diversité sont des facteurs défavorables à la cohésion et à la détermination de la lutte au niveau national, le silence qui a entouré les grèves de la faim de Lille est inquiétant. Il ne faut pas non plus négliger le poids du spectacle qui se focalise toujours sur les mêmes lieux ou personnes et cherchez le sensationnel au détriment du travail d'explication de fond. La dérive droitière de la société française est réelle et nous restons minoritaires face au vote des nouvelles lois comme la loi Debré.
La coupure avec d'autres luttes concernant l'immigration est patente, on ne peut que regretter l'absence de connexion entre des projets comme celui "Justice en banlieue" et la lutte des sans-papiers, si on continue on va accepter la coupure communautaire si chère à la domination.
En ce qui concerne la politique française : On peut noter de grandes difficultés à gauche. La position du PS s'est cristallisée sur la notion de quotas (position partagée par SOS Racisme) ou de “ contingents ”. C'est un refus de fait de satisfaire la demande des sans-papiers et un conseil implicite : attendez les élections ! Les atermoiements sur loi Debré montrent que ce courant politique est écartelé entre son souci de gestion du système et l'apparence de ses idéaux. Il essaie de rester dans la course sans poser les problèmes de fond, il prône un souci "d'humanité" tout en disant que les expulsions continueront, il veut apparaître antiraciste tout en soutenant Anglade à Vitrolles qui demande à ses électeurs de ne pas voter pour Mégret parce que lui il applique déjà les idées du FN.

On peut également noter que c’est au moment où les sans-papiers de St Bernard gagne la bataille de l’opinion que Le Pen lance son coup médiatique sur l’inégalité des races. Il réussit ainsi à faire placer la focalisation de l’opinion autour de ses thèses et à déplacer un des tabous de la parole démocratique. Il est évident qu’il existe une certaine impuissance pour s’opposer à lui. Les indignations vertueuses sont nombreuses, mais l’impossibilité de réagir est devenue structurelle au fil du temps. Sur le plan gouvernemental il reste le recul de Toubon sur la loi condamnant le racisme et une nouvelle loi encore plus xénophobe : la loi Debré. De plus l’incompréhension sur les arguments qui fondent l’inégalité des races accentue la confusion, en apparence c’est le retour du racisme biologique, mais la supériorité supposée de la race blanche est justifiée par l’argument de la réussite de la civilisation occidentale. Une civilisation n’a rien de biologique, l’argument est bâti sur le racisme culturel, ce que personne ou presque n’a attaqué parce qu’en fait beaucoup de gens partagent plus ou moins explicitement cet argumentation. Si on peut parler de lepénisation des esprits c’est bien là qu’on peut la voir : par la reprise quasi-générale des arguments du fondamentalisme culturel qui lie culture et territoire et avance que les différences sont inconciliables. La nouvelle droite a offert un nouveau discours à la domination : le racisme différentialiste. Se refuser à attaquer cette nouvelle modalité de la rhétorique de l’autorité dans la hiérarchie sociale, c’est lui laisser le champ libre.

Suite au choc de la victoire du FN à Vitrolles le mouvement de désobéissance civile contre la loi Debré s’est constitué et s'est très largement amplifié en particulier dans le spectacle lui-même. Ce mouvement a été excellent puisqu’il reprenait une modalité d’action que nous prônons depuis longtemps, mais ses limites sont aussi à noter. En effet comme cet été la réaction a été émotionnelle ou basée sur l'image et la conscience de soi, ceci a été fondamental dans le mouvement, mais l’expression politique de cette lutte s’est faîte avec les positions qui étaient à disposition dans le débat public, c'est à dire que nous avons pu observer un bricolage limité par le sens commun et la parole politique déjà en circulation dans le spectacle. Le constat qui s’impose encore une fois, c’est que l’antiracisme est en crise, la dérive fascisante de notre société fonctionne comme une valse à trois temps : Le Pen qui déplace les bornes de l’admissible démocratique, ensuite l’Etat applique la xénophobie institutionnelle et l’opinion dans le spectacle qui légitime l’évolution législative pour la majorité et qui s’oppose comme il peut pour la minorité.
La fuite en avant des dirigeants pour se maintenir au pouvoir tend à remplacer la fracture sociale par la fracture ethnique, l’alignement sur les thèses de Le Pen n’est pas assumé mais il est réel. On peut le voir dans le choix de déstabiliser les immigrés déjà installés par le non renouvellement des cartes de dix ans et la disparition du plein droit, par le refus de s’attaquer aux donneurs d’ordre dans la lutte contre le travail non déclaré. C’est une solution à courte vue qui va amplifier les problèmes au lieu des résoudre. Tout cela va provoquer de nouveaux drames humains et crisper un peu plus la situation et favoriser les replis communautaires et les luttes désespérées et laissera insatisfait le FN et ses électeurs, le discrédit de la politique profite et profitera encore une fois au FN.

Et nous, avons-nous une marge de manoeuvre ? Nous pouvons investir ou réinvestir la politique et lui redonner du sens. nous pouvons aussi essayer de sortir de la compassion charitable et de la critique morale où le FN est un diable méchant très laid afin de sortir de l'impuissance. Nous pouvons certainement prendre appui sur l’émotion et les luttes (comme la désobéissance civile et la mobilisation des sans-papiers) sans les instrumentaliser, mais pour tenter de faire vivre l’autonomie en particulier en donnant des arguments au mouvement et agissant pour articuler la solidarité concrète et la lutte politique sur le fond contre la domination et son évolution actuelle.
Deux nécessités me paraissent évidentes. En premier lieu nous devons affirmer ou réaffirmer la liaison entre l’antifascisme et l’antiracisme. La lutte contre l’Europe de Schengen et la xénophobie au pouvoir en France est complémentaire de la lutte contre la montée du fascisme. De fait nous devons admettre que la situation est inédite, ainsi nous devons dépasser la seule référence au passé pour comprendre et transformer le présent ! Deuxièmement nous pouvons lier ce qui précède avec notre anticapitalisme et l’anti-impérialisme. Ces affirmations politiques sont bien sûr corollaires du refus de la gestion du système et la prise en main de la critique du différentialisme, pour cela nous proposons un engagement à la hauteur du problème et pas seulement des apparitions devant les caméras ou des signatures, c’est à dire une dénonciation claire et active de la xénophobie au pouvoir.

Si la démocratie parlementaire et le libéralisme, la marchandise et le spectacle sont compatibles avec un néoracisme et un néofascisme, il faut réaffirmer des choix sur les valeurs: l’hospitalité et cité ouverte contre exclusion programmée et fermeture, l’universalité en acte ici et maintenant avec la reconnaissance des différences, la relativité sans le relativisme. Pour cela il faut sortir de l'alternative entre la tradition autoritaire renouvelée par le fondamentalisme culturel de la droite extrême ou dure et celle de l’universalisme abstrait proposée par les tenants de la république nationale. La nation tend à être "out" du fait de la mondialisation et de l'Europe. Le problème identitaire est posé et le cadre national reste une base incontournable sur le plan culturel et mental. Mais nous savons que nous n'assumons qu'une partie de l'histoire nationale, celle du combat pour l'égalité et la liberté et que nous refusons celle qui à justifier la domination et sa reproduction et que d'autre part nous nous nourrissons sans cesse des nombreux apports extérieurs.
Ceci ce n’est pas seulement une solution théorique, mais surtout une solution pratique dans la lutte pour l’égalité. Le débat sur les valeurs est à la fois discussion et action, une praxis libertaire multiforme

Philippe Coutant Nantes le 27/03/97


Ce texte a été publié par No Pasaran No Pasaran