Le 18 mars 96 un groupe de sans-papiers occupait léglise
St Ambroise, depuis une longue lutte avec des péripéties
multiples. L'histoire de cette lutte est connue, pour plus de renseignements
vous pouvez vous reporter à la brochure "Sans-Papiers - Chroniques
d'un mouvement". aux éditions Im'Média et Réflexes
ou aux numéros précédents de No Pasaran et à
la k7 vidéo "La ballade des sans-papiers".
Des acquis importants à relever : La première caractéristique
de cette lutte c'est l'autonomie des sans-papiers et des sans-papières,
leur auto-organisation a été déterminante dans la
conduite du mouvement. Le second point c'est la radicalité de leurs
revendications. Le refus du cas par cas, la liaison de la lutte pour l'obtention
des papiers a toujours été articulée avec la lutte
politique contre le dispositif législatif qui est à l'origine
de leur problème. La question des rapports Nord / Sud a été
mis en débat. Nous avons donc assisté à l'émergence
d'un nouvel acteur de la vie publique française "les sans-papiers",
ceux-ci reprenaient une tradition de lutte déjà longue et
ancienne dans l'immigration (les OS, les luttes dans les foyers, les luttes
pour le séjour, les luttes pour le droit d'asile, etc...).
En tenant bon sur le fond ils ont accumulé un grand capital de
sympathie et ont réussi à déplacer le problème
du moins tel que le posait la classe politique française, ils ont
renouvelé le débat sur l'immigration. Ils n'ont pas accepté
de rester prisonnier du cadre fixé par la domination, en refusant
le terme clandestin ils ont changé les données du débat
public, en affirmant publiquement leur statut de "sans-papiers"
ils ont affirmé leur force et leur détermination et leur
existence politique. Nous n'avions plus à faire à un phantasme
ou à des ombres mais à des humains en chair et en os avec
leurs paroles, leur histoire et leurs émotions, leurs visages.
En fait ils ont affirmé leurs positions malgré le cadre
associatif et politique, en créant une rupture dans le champ politique,
dans le champ visuel du rond-rond franco-français ils ont contribué
à donner du sens au mot politique. Le discrédit des politiques
institutionnels s'est accentué un peu plus en révélant
leur incapacité à traiter humainement cette situation.
Le mouvement dopinion qui a suivi le coup de hache à St Bernard
s'est transformé en mouvement de désobéissance civile
contre la loi Debré et cela nous le devons en grande partie aux
sans-papiers. Ainsi le débat s'est focalisé sur la xénophobie
dÉtat, la centralité de cette question ne peut plus
échapper à la société française, même
si pour l'instant nous sommes trop faibles pour changer la loi. L'émotion
a permis de faire le lien avec le passé de Vichy et a provoqué
un choc pour la société et induit le sursaut citoyen récent.
Le problème est devenu international en particulier Afrique, mais
aussi ailleurs pour l'image du pays des droits de l'homme partout dans
le monde.
Les difficultés ne sont pas à négliger. Il est clair
que rien n'est réglé, les luttes sont bloquées, les
résultats positifs en terme de cartes de séjour sont très
peu nombreux et les cartes obtenues sont temporaires et sans droit au
travail clair, les expulsions continuent et les contrôles au faciès
sont toujours efficaces. Les méthodes de luttes ont beau être
dures elles restent sans issues, celle qui vient de se terminer à
Lille est symptomatique du rapport de force actuel.
La coordination nationale est assez chaotique, l'éclatement des
comités et leur diversité sont des facteurs défavorables
à la cohésion et à la détermination de la
lutte au niveau national, le silence qui a entouré les grèves
de la faim de Lille est inquiétant. Il ne faut pas non plus négliger
le poids du spectacle qui se focalise toujours sur les mêmes lieux
ou personnes et cherchez le sensationnel au détriment du travail
d'explication de fond. La dérive droitière de la société
française est réelle et nous restons minoritaires face au
vote des nouvelles lois comme la loi Debré.
La coupure avec d'autres luttes concernant l'immigration est patente,
on ne peut que regretter l'absence de connexion entre des projets comme
celui "Justice en banlieue" et la lutte des sans-papiers, si
on continue on va accepter la coupure communautaire si chère à
la domination.
En ce qui concerne la politique française : On peut noter de grandes
difficultés à gauche. La position du PS s'est cristallisée
sur la notion de quotas (position partagée par SOS Racisme) ou
de contingents . C'est un refus de fait de satisfaire la
demande des sans-papiers et un conseil implicite : attendez les élections
! Les atermoiements sur loi Debré montrent que ce courant politique
est écartelé entre son souci de gestion du système
et l'apparence de ses idéaux. Il essaie de rester dans la course
sans poser les problèmes de fond, il prône un souci "d'humanité"
tout en disant que les expulsions continueront, il veut apparaître
antiraciste tout en soutenant Anglade à Vitrolles qui demande à
ses électeurs de ne pas voter pour Mégret parce que lui
il applique déjà les idées du FN.
On peut également noter que cest au moment où
les sans-papiers de St Bernard gagne la bataille de lopinion que
Le Pen lance son coup médiatique sur linégalité
des races. Il réussit ainsi à faire placer la focalisation
de lopinion autour de ses thèses et à déplacer
un des tabous de la parole démocratique. Il est évident
quil existe une certaine impuissance pour sopposer à
lui. Les indignations vertueuses sont nombreuses, mais limpossibilité
de réagir est devenue structurelle au fil du temps. Sur le plan
gouvernemental il reste le recul de Toubon sur la loi condamnant le racisme
et une nouvelle loi encore plus xénophobe : la loi Debré.
De plus lincompréhension sur les arguments qui fondent linégalité
des races accentue la confusion, en apparence cest le retour du
racisme biologique, mais la supériorité supposée
de la race blanche est justifiée par largument de la réussite
de la civilisation occidentale. Une civilisation na rien de biologique,
largument est bâti sur le racisme culturel, ce que personne
ou presque na attaqué parce quen fait beaucoup de gens
partagent plus ou moins explicitement cet argumentation. Si on peut parler
de lepénisation des esprits cest bien là quon
peut la voir : par la reprise quasi-générale des arguments
du fondamentalisme culturel qui lie culture et territoire et avance que
les différences sont inconciliables. La nouvelle droite a offert
un nouveau discours à la domination : le racisme différentialiste.
Se refuser à attaquer cette nouvelle modalité de la rhétorique
de lautorité dans la hiérarchie sociale, cest
lui laisser le champ libre.
Suite au choc de la victoire du FN à Vitrolles le mouvement de
désobéissance civile contre la loi Debré sest
constitué et s'est très largement amplifié en particulier
dans le spectacle lui-même. Ce mouvement a été excellent
puisquil reprenait une modalité daction que nous prônons
depuis longtemps, mais ses limites sont aussi à noter. En effet
comme cet été la réaction a été émotionnelle
ou basée sur l'image et la conscience de soi, ceci a été
fondamental dans le mouvement, mais lexpression politique de cette
lutte sest faîte avec les positions qui étaient à
disposition dans le débat public, c'est à dire que nous
avons pu observer un bricolage limité par le sens commun et la
parole politique déjà en circulation dans le spectacle.
Le constat qui simpose encore une fois, cest que lantiracisme
est en crise, la dérive fascisante de notre société
fonctionne comme une valse à trois temps : Le Pen qui déplace
les bornes de ladmissible démocratique, ensuite lEtat
applique la xénophobie institutionnelle et lopinion dans
le spectacle qui légitime lévolution législative
pour la majorité et qui soppose comme il peut pour la minorité.
La fuite en avant des dirigeants pour se maintenir au pouvoir tend à
remplacer la fracture sociale par la fracture ethnique, lalignement
sur les thèses de Le Pen nest pas assumé mais il est
réel. On peut le voir dans le choix de déstabiliser les
immigrés déjà installés par le non renouvellement
des cartes de dix ans et la disparition du plein droit, par le refus de
sattaquer aux donneurs dordre dans la lutte contre le travail
non déclaré. Cest une solution à courte vue
qui va amplifier les problèmes au lieu des résoudre. Tout
cela va provoquer de nouveaux drames humains et crisper un peu plus la
situation et favoriser les replis communautaires et les luttes désespérées
et laissera insatisfait le FN et ses électeurs, le discrédit
de la politique profite et profitera encore une fois au FN.
Et nous, avons-nous une marge de manoeuvre ? Nous pouvons investir ou
réinvestir la politique et lui redonner du sens. nous pouvons aussi
essayer de sortir de la compassion charitable et de la critique morale
où le FN est un diable méchant très laid afin de
sortir de l'impuissance. Nous pouvons certainement prendre appui sur lémotion
et les luttes (comme la désobéissance civile et la mobilisation
des sans-papiers) sans les instrumentaliser, mais pour tenter de faire
vivre lautonomie en particulier en donnant des arguments au mouvement
et agissant pour articuler la solidarité concrète et la
lutte politique sur le fond contre la domination et son évolution
actuelle.
Deux nécessités me paraissent évidentes. En premier
lieu nous devons affirmer ou réaffirmer la liaison entre lantifascisme
et lantiracisme. La lutte contre lEurope de Schengen et la
xénophobie au pouvoir en France est complémentaire de la
lutte contre la montée du fascisme. De fait nous devons admettre
que la situation est inédite, ainsi nous devons dépasser
la seule référence au passé pour comprendre et transformer
le présent ! Deuxièmement nous pouvons lier ce qui précède
avec notre anticapitalisme et lanti-impérialisme. Ces affirmations
politiques sont bien sûr corollaires du refus de la gestion du système
et la prise en main de la critique du différentialisme, pour cela
nous proposons un engagement à la hauteur du problème et
pas seulement des apparitions devant les caméras ou des signatures,
cest à dire une dénonciation claire et active de la
xénophobie au pouvoir.
Si la démocratie parlementaire et le libéralisme, la marchandise
et le spectacle sont compatibles avec un néoracisme et un néofascisme,
il faut réaffirmer des choix sur les valeurs: lhospitalité
et cité ouverte contre exclusion programmée et fermeture,
luniversalité en acte ici et maintenant avec la reconnaissance
des différences, la relativité sans le relativisme. Pour
cela il faut sortir de l'alternative entre la tradition autoritaire renouvelée
par le fondamentalisme culturel de la droite extrême ou dure et
celle de luniversalisme abstrait proposée par les tenants
de la république nationale. La nation tend à être
"out" du fait de la mondialisation et de l'Europe. Le problème
identitaire est posé et le cadre national reste une base incontournable
sur le plan culturel et mental. Mais nous savons que nous n'assumons qu'une
partie de l'histoire nationale, celle du combat pour l'égalité
et la liberté et que nous refusons celle qui à justifier
la domination et sa reproduction et que d'autre part nous nous nourrissons
sans cesse des nombreux apports extérieurs.
Ceci ce nest pas seulement une solution théorique, mais surtout
une solution pratique dans la lutte pour légalité.
Le débat sur les valeurs est à la fois discussion et action,
une praxis libertaire multiforme
Philippe Coutant Nantes le 27/03/97
Ce texte a été publié par No Pasaran
No Pasaran
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