Cette page contient quatres textes. Le premier texte a circulé
sur diverses listes internet dont celle d'AC et d'Infozone. Le second
date d'Août 2001 au moment du jugement de Werner, lui aussi est
arrivé par Internet. Le troisième est une dépèche
Internet datée du début du procès. Le dernier avait
été écrit un peu après l'annonce du geste
désespéré de Werner.
Paris le 1er mai 2001
Chers amis, chers camarades,
Werner Braeuner, chômeur de la région de Brême (Allemagne),
a tué en février dernier le directeur de son ANPE. Il
est depuis en prison, en attendant son procès.
Nous quelques amis ou correspondants de Werner, quelques membres
de comités de chômeurs et précaires en France
aimerions l'aider. Nous croyons comprendre son geste, car les problèmes
auxquels il a été confronté ne sont pas bien différents
de ce que nous vivons, nous ou nos proches.
Nous savons quil nest pas facile d'organiser un soutien
dans ce contexte, car toute action ou prise de position intempestive
pourrait lui porter préjudice.
C'est pourquoi nous avons choisi de rédiger un texte clair, donnant
des informations simples, sur les circonstances concrètes du
meurtre, l'enchaînement de circonstances qui a pu l'y pousser
(ses difficultés matérielles, son état de fragilité
psychologique, les problèmes personnels qui ont accentué
son désespoir), mais aussi sur ce que nous savons de lui, de
son activité militante, de ses convictions. Nous avons en outre
jugé nécessaire d'expliquer le contexte social de cet
acte, à savoir l'évolution du traitement réservé
aux chômeurs en Allemagne et plus généralement en
Europe.
En conclusion, nous plaidons pour que l'on ne réagisse pas face
à cet acte individuel en termes de réprobation morale,
mais que l'on se rende compte que c'est le caractère de plus
en plus impitoyable et autoritaire du traitement que la société
réserve à ceux qu'elle marginalise qui engendre ce genre
d'acte irraisonné. Que c'est là un problème collectif
et que la répression une répression que vont inévitablement
réclamer les tenants de l'ordre, en s'attachant à réduire
cet acte à sa dimension individuelle ne changera rien
aux raisons qui l'ont produit. Seul un changement social radical peut
éviter la multiplication de ce genre d'actes individuels désespérés.
Nous vous invitons à faire circuler ce texte autour de vous,
à le publier, à vous y associer publiquement et à
écrire vos propres réflexions, pour que le silence ne
retombe sur cette histoire comme les portes de la prison sur la vie
de Werner.
Ainsi pourra se constituer une base de soutien et le début dune
campagne au niveau européen qui prépare lopinion
publique en vue du procès, qui devrait débuter les 2 et
3 août prochains.
Les amis de Werner Braeuner en France
C'est cette logique sociale qui est criminelle !
Le matin du 6 février Werner Braeuner, chômeur vivant
à Verden, dans la région de Brême (RFA), a tué
M. Klaus Herzberg, responsable de lArbeitsamt (l'équivalent
allemand de lANPE) local, qui avait supprimé ses allocations,
son unique source de survie. Puis il est allé se rendre à
la police.
Qui est Werner Braeuner ?
Werner est ingénieur, et depuis huit ans il est au chômage.
Il militait pour le réduction du temps de travail, pour un revenu
garanti, pour une société dindividus libres, non
abrutis par le travail. Il lui arrivait fréquemment de traduire
des textes venus de France pour les associations de chômeurs allemandes.
Il était connu en France dans le milieu des militants contre
le chômage pour ses interventions dans la liste AC Forum, pour
son sens de lhumour, son ironie et sa bonté, le sentiment
de révolte qui lanimait et son français très
imagé.
Il na jamais rien fait pour se rendre sympathique à la
gauche gouvernementale. Ses prises de position, critiques des accointances
des Verts allemands avec le lobby pétrolier et du productivisme
social-démocrate, expliquent suffisamment le silence qui entoure
son cas. Ses idées étaient discutables, et bien souvent
discutées dans le mouvement des chômeurs, mais poussaient
à la réflexion et ne laissaient personne indifférent.
La presse a rapporté l'affaire en adoptant d'emblée l'hypothèse
de la préméditation. Le journal local et le Bild (flambeau
de la presse-poubelle allemande), notamment, trop contents d'avoir affaire
à quelqu'un qu'ils pouvaient présenter comme un extrémiste,
un symbole du combat anticapitaliste, se sont empressés de lui
attribuer lintention dempêcher la conférence
de presse sur les chiffres du chômage qui devait avoir lieu le
jour même à l'Arbeitsamt local. Ainsi le procureur n'aura-t-il
plus qu'à suivre cette voie toute tracée pour construire
son réquisitoire ! Or nombre des détails fournis sont
totalement fantaisistes, notamment le prétendu rapport d'amitié
qui liait Werner au propriétaire de la chambre quil louait
dans une ancienne ferme et aux yeux duquel Werner passait beaucoup de
temps devant son ordinateur à nous dajouter : à
discuter avec ses amis aux quatre coins de lEurope mais
ne cherchait pas de travail. Evidemment, ces journaux se gardent bien
d'informer leurs lecteurs de l'existence en Allemagne de 76 000 ingénieurs
au chômage, dont la plupart de la génération de
Werner, et de leur expliquer pour quelle raison ceux-ci devraient consacrer
l'essentiel de leur vie à la recherche désespérée
et désespérante d'un boulot inexistant.
Le contexte, les raisons
Werner a vécu ces dernières années une situation
particulièrement dure, qui la fragilisé. Les difficultés
matérielles, le manque despace dans son ancien logement
et les tensions qui saccumulaient lont contraint à
une séparation forcée d'avec sa compagne. Quelques mois
avant la naissance de leur fille, il a dû chercher une chambre
dans un village voisin.
En juillet, il sollicite un stage de formation, qu'on lui accorde. Cinq
mois après, soit fin novembre, démoralisé par le
fait de ne rien y faire la moitié du temps, il décide
de le quitter après avoir écrit et rendu publiques
deux lettres où il explique ses raisons à M. Herzberg,
de la décision duquel dépend le maintien de ses allocations.
Mais M. Herzberg a reçu des consignes, et semble convaincu de
leur bien-fondé, puisqu'il ne tient pas compte des arguments
de Werner et affiche sa volonté de le radier lorsque celui-ci
le rencontre à l'Arbeitsamt.
Embourbé dans une situation psychologique qui s'aggrave, souffrant
de violentes douleurs du dos, accablé par les tracasseries administratives,
Werner est de surcroît menacé de radiation à la
mi-janvier. Début février, il reçoit la notification
qui le prive de ses allocations. Il est alors tenté par lidée
du suicide, comme bon nombre de chômeurs dans pareilles circonstances.
Mais il réagit, et le matin du 6 février, il va à
la rencontre de M. Herzberg, lhomme qui, dans sa vie concrète,
incarne ce système inhumain. C'est alors que, submergé
par le sentiment de linjustice subie, incapable de se maîtriser,
il le frappe à mort.
Il sest révolté contre une machine, mais il a tué
un homme.
Encore sous le choc de son acte, il se rend à la police, et plus
tard fait sa déposition devant le juge. Il est alors incarcéré,
et, pendant deux mois et demi, partage une cellule de 7,5 m2 avec un
codétenu. C'est peu à peu qu'il réalise, horrifié,
le désastre qu'il a provoqué : la mort d'un homme, la
douleur de la famille Herzberg et de la sienne, le malheur qui s'abat
sur sa femme et son enfant.
Pourquoi il faut le défendre
L'histoire de Werner ressemble à beaucoup d'histoires de chômeurs
de longue durée. Avec la perte du travail, ce sont les conditions
matérielles de vie qui se détériorent, le recours
à des solutions provisoires qui s'impose et qui dure, les relations
intimes qui se tendent puis se défont
La société
vous a mis au rebut, à vous de résister comme vous le
pouvez au sentiment de déchéance et d'inutilité
Werner avait choisi l'action militante et la réflexion
collective pour y faire face, choix que beaucoup de chômeurs français
comprennent trop bien. Mais aujourd'hui, les gouvernants de plusieurs
pays d'Europe prétendent de surcroît vous faire porter
la responsabilité de votre situation de chômeur, en vous
imposant des solutions de "sortie" du chômage qui sont
souvent pires que les solutions de survie avec lesquelles, bon an mal
an, vous avez pu parfois retrouver un équilibre minimal : des
boulots trop précaires et trop mal payés pour vous permettre
de vous reloger décemment et de refaire votre vie, des formations
plus ou moins bidon qui vous enfoncent dans le sentiment de non-sens
et d'inutilité, sans vous garantir rien au bout
C'est cette
logique qui s'impose au nom de la "lutte contre le chômage"
en France, à travers les radiations massives et des mesures comme
le PARE, c'est cette même logique qui s'impose en Allemagne, où
le gouvernement n'a actuellement rien d'autre à proposer, pour
régler le problème du chômage comme il s'y était
engagé au moment des élections, que d'augmenter le contrôle
et la répression sur les chômeurs, sans rien résoudre
sur le fond.
Comment s'étonner dans ce contexte, et en l'absence de perspective
capable d'offrir un débouché à la révolte
par l'action collective, que des individus "pètent les plombs"
en s'attaquant directement à ceux qui se font les agents les
plus immédiats de cette politique ? Aux Etats-Unis, la multiplication
de ce genre de gestes est telle qu'elle commence à devenir un
phénomène social. Celui va-t-il gagner les pays d'Europe
qui choisissent de masquer les problèmes que crée une
polarisation sociale croissante en augmentant les contraintes sur les
plus pauvres, les poussant à l'exaspération et au désespoir
?
La violence de cet acte peut rebuter, mais elle est une réaction
directe à la violence subie et au sentiment d'impuissance. Werner
est le thermomètre dune tension qui monte. Malheureusement,
la justice risque de tout faire pour éviter que la dimension
sociale de cet acte soit mise en avant. A nous de faire en sorte que
l'on ne puisse traiter en simples cas judiciaires les actes de ce genre,
et de montrer que c'est la logique sociale qui pousse des hommes comme
Werner au désespoir qui est criminelle.
Werner a déjà payé pendant les huit longues années
de chômage et de marginalisation qui ont précédé
son geste. Il serait donc d'autant plus injuste que l'on exerce contre
lui une forme de "vengeance" qui, de surcroît, ne rendra
pas la vie à M. Herzberg.
Le geste de Werner nous interpelle tous chômeurs, salariés,
exploités, et tous ceux pour qui l'existence dans une société
riche de la misère liée au chômage reste et restera
toujours un scandale.
Ne le laissons pas tomber !
Vous pouvez :
lui écrire à ladresse suivante : Werner
Braeuner, JVA Verden, Stifthofstr. 10, D-27283 Verden.
le soutenir financièrement : Kreissparkasse de Achim,
BLZ : n° 29152670, compte n° 100680, en précisant "Werner
Brauener" (le compte est celui de l'avocat).
nous contacter à l'adresse électronique suivante
: <wbraeuner.support@free.fr>
manifester votre soutien en écrivant à son avocat
:
Michael Brennecke, 63 Obernstrasse, D-28832 Achim.
Message Internet du 3 Août 2001
Sujet: Werner Braeuner
Le procès débutait à Verden aujourd'hui et devrait
finir le 13 août.
Un texte des « chômeurs heureux » de Berlin au sujet
de cette affaire.
Dans l'éventualité d'un appel, nous continuons de collecter
les signatures de soutien. Elles sont envoyées à l'avocat.
******************************
C'est arrivé près de chez vous
Un cas mortel de coercition
Le matin du 6 février 2001 à Verden, Klaus Herzberg s'est
fait tuer par Werner Braeuner. Klaus Herzberg, 63 ans, était
directeur du bureau local du chômage ; Werner Braeuner, 46 ans,
est ingénieur-mécanicien au chômage. Braeuner venait
d'être radié, et ses allocations, son seul revenu, supprimées.
Une heure après les faits, il s'est présenté à
la police. Il est actuellement en prison et attend son procès.
Nous ne connaissons pas personnellement les deux protagonistes de cette
dramatique histoire. Mais nous connaissons d'expérience son contexte
éminemment social. Il y a un rapport indéniable entre
les fonctions hiérarchiques de la victime et la réaction
désespérée de l'auteur de cet acte. Cette affaire
se distingue en ceci des habituels « faits divers » pour
apparaître comme symptôme d'une crise galopante. Car la
seule chose qui soit étonnante à ce propos est que de
tels éclats ne se produisent pas plus souvent. Dans les bureaux
de chômage et les services sociaux fermentent quotidiennement
des pulsions de violence. Et c'est en permanence qu'il nous faut lutter
pour empêcher que l'un ou l'autre d'entre nous ne déjante
et gâche sa vie - que ce soit par le suicide ou par une agression
incontrôlée qui le conduirait en taule (1). Il ne n'est
ici question, ni de légitimer le meurtre d'un homme ni de le
juger (d'autres s'en chargeront !), mais d'examiner son substrat social.
Werner Braeuner passait pour un homme intelligent, paisible et doté
du sens de l'humour. Et pourtant il a « pété les
plombs », détruisant sa vie et celle d'autres personnes.
Quiconque veut éviter que de tels drames ne se reproduisent devrait
d'abord se demander comment et pourquoi ils surviennent, et analyser
la logique sociale de cette folie, qui répond à la logique
démente de cette société. Avant tout, voici la
raison de notre intervention : nombre de gens dans ce pays étaient
en contact avec Braeuner. Il s'agit de personnes engagées, qui
ont communément la bouche pleine du mot « solidarité
». Or depuis février ils se taisent tous, presque sans
exception, et le laissent tomber, soit parce que l'affaire leur paraît
trop peu politique, soit par peur d'être eux-mêmes criminalisés
(2). Ce sont des Français du groupe AC! qui les premiers ont
fait circuler une pétition de soutien pour rompre le silence
qui entoure cette affaire en Allemagne.
Werner Braeuner était chômeur depuis huit ans. Il y a en
Allemagne 76 000 ingénieurs au chômage, dont la plupart
sont de la génération de Braeuner, trop âgés
donc sur le marché du travail. Leurs chances de retrouver un
emploi sont quasiment nulles. Que peut-on faire dans un tel cas ? Essayer
au moins d'occuper judicieusement son temps. Depuis 1998 Braeuner avait
trouvé, comme il l'écrivait lui-même, une «
appartenance forte au sein du mouvement de chômeurs européen
». Il traduisait des textes du français, s'était
engagé au sein de la BundesArbeitGemeinschaft [groupe réformiste
qui s'occupe des sans-travail NDT] et participait activement à
de nombreux forums sur Internet. Pour le Bild-Zeitung, cela donne :
« En fin de compte il fuit la réalité dans la virtualité.
Sur Internet, Werner B. cherche, sous le nom « d'aidos »
(mot grec désignant un sentiment de pudeur et d'honneur) des
camarades de souffrances au lieu de chercher du travail. » Voilà
un retournement parfait du réel : car la fuite dans la réalité
virtuelle serait bien plutôt de courir désespérément
après un travail qui n'existe pas ! Werner Braeuner essayait
de réfléchir aux conditions qui l'avaient jeté
dans cette situation précaire. Si « la réalité
» n'a plus besoin de nous, il est bien légitime de se demander
si nous en avons besoin, de cette réalité. Au demeurant,
la mise en connexion de réseaux et initiatives européens
est bien une activité d'intérêt général
: ce n'est qu'ainsi que pourra naître un large mouvement social,
seule chance d'améliorer cette société malade.
Faisons ici une petite digression : il y a en Allemagne des gens qui
gaspillent tout leur temps à déblatérer sur des
modèles alternatifs au chômage et des projets de financement.
On les paye pour ça, bien entendu : il ne leur faut pas plus
de dix minutes pour gagner lors d'une quelconque réunion le salaire
mensuel d'un assisté social - notez bien : financé par
le contribuable. Et pourtant, on ne les appelle pas des tire-au-flanc
mais des sociologues. Personne n'a encore songé à envoyer
Ulrich Beck cueillir des asperges (3). En revanche, que des chômeurs
s'avisent de réfléchir eux-mêmes sur leur sort et
s'efforcent de trouver des alternatives concrètes, et voilà
que les quelques centaines de marks avec lesquelles ils doivent survivre
deviennent une exploitation éhontée de la population travailleuse.
On nous rétorquera peut-être que des chômeurs sans
qualification ne sauraient développer une théorie intelligente
et utilisable par rapport aux spécialistes patentés et
qu'ils sont tout juste bons à bavarder dans le vide. Pour en
finir avec ce préjugé, nous publions l'un des nombreux
écrits de Braeuner.
Dans cette triste histoire, l'illusion du virtuel semble néanmoins
jouer un rôle, mais d'une tout autre manière que celle
évoquée par les feuilles de chou. Ce qui frappe après
coup, c'est le large fossé qui séparait les multiples
contacts électroniques que Werner Braeuner entretenait quotidiennement
de l'isolement concret dans lequel il vivait. Cette situation est caractéristique
de la nouvelle société digitale en général
- c'est en permanence que mots et images sont échangés
dans un prétendu temps réel, tandis que le véritable
espace-temps de l'expérience subjective est de plus en plus vécu
dans l'atomisation. En ce qui concerne plus spécialement la politique
connectée au réseau avec ses forums virtuels et ses manifs
online, une telle séparation a des conséquences fatales.
Les vieilles valeurs politiques de communauté et de solidarité
sont devenues là de pures abstractions. On pourra débattre
aussi globalement qu'on le voudra, l'isolement et l'impuissance quotidienne
n'en restent pas moins intacts. En ce sens, l'acte désespéré
de Braeuner n'est pas un phénomène « infra-politique
», mais une conséquence de l'échec de la politique
sous forme digitale. C'est précisément parce qu'il n'y
a actuellement aucune perspective d'amélioration collective -
et moins encore de solution - de la misère sociale que se développe
le désespoir individuel, avec parfois des conséquences
sanglantes. Puisse au moins cet exemple amer servir d'avertissement.
Les difficultés de Braeuner augmentent à mesure que sa
situation matérielle devient plus précaire. Il souffre
de violents maux de dos. Dans leur petit logement, les disputes avec
sa compagne se succèdent. Avant même la naissance de sa
fille il déménage et loue une pièce dans un village
voisin. Là, il semble avoir vécu extrêmement isolé.
Tous ces détails seront vraisemblablement présentés
devant le tribunal comme autant de « problèmes personnels
». Peut-être les experts affirmeront-ils que tout est lié
à quelque traumatisme infantile - ou, pour faire plus moderne,
génétiquement déterminé. Il crève
cependant les yeux que de telles affaires « privées »
sont avant tout déterminées par une pression sociale extrême.
En juillet 2000, Werner Braeuner s'inscrit pour un stage de formation
de constructeur 3D-CAD proposé par son bureau de chômage.
Il l'interrompt en novembre, parce que « ça ne mène
à rien ». La moitié du temps, il n'y a là-bas
littéralement rien à faire. Ce sentiment est familier
à tous ceux qui ont dû suivre, volontairement ou pas, ce
genre de formation simulée. Dans le seul but de pouvoir prétendre
qu'« il se fait quelque chose contre le chômage »,
on réquisitionne la seule chose qui nous reste : notre temps.
La déception est d'autant plus amère pour ceux qui avaient
sincèrement souhaité cette formation et qui se retrouvent
à ingurgiter un savoir obsolète dispensé dans des
salles d'attente par des formateurs sans qualification. Une issue de
sortie en trompe l'oeil est encore moins supportable que l'immobilité
forcée. Mais malheur à qui se libère de son propre
chef de la place qu'on lui a assignée et du rôle qu'on
lui a imparti. Car là, il commet un acte de rupture sociale.
Le chômeur se mue en délinquant : dès lors il ne
relève plus de la « tolérance répressive
» mais sera l'objet d'une sanction. Avant de laisser tomber son
stage, Braeuner écrit deux lettres au directeur de son agence
pour lui expliquer les raisons de sa décision. La réponse
abrupte lui parvient à la mi-janvier. Ses allocations sont supprimées.
Peu après il rencontre Herzberg par hasard à l'agence
et tente en vain de le convaincre. La loi ne prévoit pas d'exception,
lui assène ce dernier. Pas de discussion, pas d'issue. Braeuner
pense d'abord à se suicider. S'il l'avait fait, il serait mort
en bon chômeur, honoré de trois lignes dans la presse locale.
« Un désespéré a mis hier fin à ses
jours. Il était sans travail depuis huit ans. » Le lecteur
aurait éprouvé un vague sentiment de pitié en maudissant
l'épidémie naturelle qui sévit sous le nom de «
chômage » et détruit implacablement des vies humaines.
Cependant la tragédie serait restée discrète. On
ne publie pas la statistique mensuelle des suicides de chômeurs,
quoique celle-ci contribue concrètement à améliorer
la situation économique. Mais en fin de compte ce n'est pas directement
contre lui-même que Braeuner dirige d'abord son désespoir.
Peut-être pense-t-il que cela rendrait par trop service à
l'injustice institutionnelle. Toujours est-il que c'est contre celui
qui incarne à ses yeux le mécanisme de son exclusion qu'il
se retourne ce matin là.
De la victime elle-même, on sait peu de chose. Sur la photo, Klaus
Herzberg ressemble à ce qu'on se représente d'un employé
de 60 ans. Ce que l'on voit de son domicile correspond également
au pavillon typique de la classe moyenne, avec garage et gazon bien
entretenu. Si l'on en croit le Bild (mais qui peut encore croire ce
journal ?), il aurait été ce matin-là tout à
la joie anticipée de pouvoir annoncer le midi à la presse
que « le taux de chômage avait chuté de 6,9 % (12
174) ». Les plumitifs ajoutent, sans craindre le ridicule: «
quelqu'un voulait empêcher cela à tout prix » - comme
si l'usage de la violence pouvait empêcher les nouvelles de paraître
! Les détails sordides ne nous sont pas épargnés
: Klaus Herzberg a été mortellement blessé «
par plusieurs coups portés à la tête avec un racloir
triangulaire ». Ce n'est pas un beau spectacle. Il laisse derrière
lui une femme et deux enfants. On imagine les larmes, le vide, les questions
sans réponses. En revanche, nous ne saurons jamais ce que ressentait
le directeur de l'agence lorsque les chômeurs le suppliaient de
ne pas leur couper les aides (4). Avait-il des remords de conscience
? Ou se réjouissait-il d'avoir pris des tire-au-flanc au piège
? Se rendait-il seulement compte des existences brisées qui se
cachent derrière les statistiques qu'il avait pour fonction de
faire baisser ? 6,9 % ce mois-ci, quel beau chiffre ! Finalement, ces
questions importent peu. « La mort n'a pas touché la personne
de Klaus Herzberg, mais l'institution de l'Arbeitsamt [l'équivalent
de notre ANPE et de nos Assedic NDT] », voilà comment s'exprime
Jagoda, président du Bundesanstalt für Arbeit [le grand
chef du chômage], aux obsèques. Pareille affirmation est
ambiguë. Sans doute, une agression personnelle ne peut-elle être
une solution, puisque l'employé est impersonnel et interchangeable.
Mais par ailleurs, c'est précisément l'anonymat sans visage
de la bureaucratie qui en fait la matrice du monstre. De crainte d'être
stigmatisé de soixante-huitard arriéré, plus personne
n'ose aujourd'hui parler de « violence structurelle ». Et
cependant, c'est ici à un cas éclatant de violence structurelle
que nous avons affaire. Des slogans démagogiques sont convertis
en ordonnances et directives qui, en descendant les échelons,
se muent à leur tour en ordres à faire exécuter
- Combien faut-il en radier aujourd'hui, monsieur le directeur ? Assurément,
un clic de souris est plus propre qu'un coup de racloir triangulaire,
et une radiation des statistiques n'est pas, loin sans faut, une exécution
capitale, seulement une mort institutionnelle. Mais il ne faut pas beaucoup
d'imagination, même de la part d'un bureaucrate, pour s'en représenter
les conséquences. Il faut le dire clairement : l'« institution
de l'Arbeitsamt » et, au-delà, la fabrique de désespoir
dénommée politique de l'emploi ont une part de responsabilité
dans la mort de Klaus Herzberg.
Il ne s'agit peut-être là que d'un signe avant-coureur.
Depuis quelques semaines, une mise en scène médiatique
fait rage d'un bout à l'autre de la République, à
laquelle on a donné le nom de « débat sur la paresse
». Il s'agit très prosaïquement d'employer contre
les chômeurs des mesures plus coercitives. Quiconque n'acceptera
pas la première offre d'emploi, quelle qu'elle soit et quel qu'en
soit le salaire, se fera couper les allocations. Cette version moderne
de la malédiction biblique a néanmoins un angle mort :
qu'adviendra-t-il de tous ceux qui, pour une raison ou une autre ne
s'accommoderont pas de telles exigences ? Les défenseurs de la
tolérance-zéro ont-ils pris en compte ses inévitables
conséquences ? Vont-ils s'accommoder de ce qu'il en coûtera
socialement ? Faute d'une prétendue « couverture sociale
» ce sont des linceuls sociaux qui pourraient bien se multiplier.
Regardons les USA, pays de l'économie miracle, où le recyclage
des exclus en furieux de la gâchette est devenu la norme et dont
le goulag compte deux millions de détenus. Certes, de telles
conditions concourent à assainir le marché du travail
- d'une part la demande en forces de sécurité, vigiles,
policiers, techniciens d'alarme et autres profiteurs de la peur est
en hausse constante, d'autre part les coûts salariaux baissent
grâce à un large prolétariat carcéral. Mais
est-ce bien dans ce monde là que nous voulons vivre ? A cet égard,
le cas Braeuner est un avertissement à prendre au sérieux.
Le procès va débuter le 3 août. La procédure
s'y déroulera dans la perspective individualisante de la justice,
une apaisante illusion où le mauvais individu paie pour ses péchés,
après quoi tout rentre dans l'ordre. Pour toutes les raisons
évoquées plus haut, il ne faut pas laisser tomber Werner
Braeuner. Si la notion de circonstances atténuantes a un sens,
c'est bien ici. Chez de nombreux peuples primitifs, en cas de crime,
ce n'est pas seulement l'auteur mais toute la société
qui est punie, et tous se flagellent mutuellement. Chacun se sent coresponsable
du fait qu'une rupture de la règle sociale ait pu avoir lieu.
Il ne serait guère imaginable de remettre ces usages en honneur
ici aujourd'hui. Toutefois, il est à souhaiter que ceux qui n'ont
pas renoncé à toute valeur humaine saisissent cette occasion
de mettre en accusation publique la logique sociale qui enfante de tel
cas tragiques. Tant qu'il en est encore temps.
Guillaume Paoli
NOTES
1. Au cas où nous n'aurions pas été assez clairs
: Les Chômeurs Heureux ne nient pas le désespoir régnant,
au contraire, ils développent à son encontre des mesures
préventives.
2. Intimidés par la presse locale qui a stigmatisé cet
acte de désespoir comme un « phare politique » conscient
: « C'est ainsi qu'il militait dans le réseau "Hoppetosse"
qui appelle sur Internet à la "résistance créative
contre le capitalisme" » - entendez : le meurtre fait partie
de la résistance créative !
3. Ce Beck est un de ces sociologues citoyennistes appartenant à
la BAG, et la récolte des asperges fait partie de ces travaux,
comme les vendanges, dévolus aux chômeurs [Note des traducteurs].
4. "En me coupant les allocations, vous me rompez le cou et vous
le faites de bon coeur" (lettre de Braeuner à Herzberg le
12 Janvier).
Extrait de "müßiggangster" la revue berlinoise
des Chômeurs Heureux, Juin 2001. (traduit de l'allemand)
On peut écrire à Werner Braeuner il parle couramment
le français) à l'adresse suivante :
JVA Verden, Stifthofstr. 10, 27283 Verden
ou le soutenir en passant par son avocat :
Michael Brennecke 63 Obernstrasse, D-28832 Achim
Pour qui veut envoyer son obole :
RA Brennecke, Kreissparkasse Achim, BLZ 291 526 70, Compte n°
100 680
avec la mention Werner Brauener
Mél pour signer la pétition de soutien :
<wbraeuner.support@free.fr>
_________
Message Internet From: "Les amis de Werner Braeuner" <wbraeuner.support@free.fr>
Subject: Werner Braeuner's trial "Libération" this
morning
Date: Sat, 4 Aug 2001 11:46:56 +0200
Chômage: la détresse en procès
en Allemagne
Solidarité européenne pour le meurtrier d'un directeur
d'ANPE.
Par LORRAINE MILLOT
Sans emploi depuis 1992, Werner Braeuner a tué le 6 février
le directeur de son ANPE, qui venait de décider de supprimer
ses allocations.
Le samedi 4 et dimanche 5 aout 2001 Verden envoyée spéciale
Quelques caméras, une trentaine de spectateurs, ni banderole
ni manifestation: le procès de Werner Braeuner, 46 ans, chômeur
accusé d'avoir tué le directeur de son agence pour l'emploi,
s'est ouvert vendredi dans la petite ville de Verden, au nord de l'Allemagne.
En France, quelques militants qui le connaissaient via les forums de
chômeurs sur l'Internet voudraient en faire le procès du
chômage. Un jeune Français - qui ne veut pas dire son nom
- a fait le voyage jusqu'à Verden et distribue un appel à
la solidarité: «Ce qui est criminel ici, c'est la logique
sociale!», dénonce le tract, signé du Groupe des
éléments incontrôlés. Il appelle à
«organiser des actions dans [la] ville». Sans succès
jusqu'à présent.
Il faut dire que les faits, tels que décrits par l'acte d'accusation
lu vendredi, sont accablants: le 6 février, vers 8 heures du
matin, Werner Braeuner guette le directeur de son ANPE, Klaus Herzberg,
63 ans, devant son pavillon et le frappe avec un outil pointu. «Entre
25 et 30 fois», souligne le parquet. Selon le procureur, Werner
Braeuner agit par «haine et colère» à la suite
des «conflits continuels» qui l'opposaient à son
ANPE. Il avait pris le directeur de l'agence comme «symbole»
et voulait «lancer un signal».
«Etre salis.» En Allemagne, le cas n'a pas encore suscité
beaucoup d'intérêt. Effrayés par le crime, les mouvements
de chômeurs ne se sont guère solidarisés: «Le
premier réflexe a été de prendre ses distances,
pour ne pas être salis, explique un militant de Cologne. Ce n'est
qu'après les appels venus de France qu'on a commencé à
s'intéresser à son cas.» De France, une militante
d'AC! (Agir contre le chômage), Danielle Rétorré,
qui avait échangé quelques e-mails avec Werner Braeuner,
s'est reconnue dans son drame: «J'imagine que ce gars vivait un
peu comme moi, réfugié à la campagne, derrière
son ordinateur. Nous ne faisons pas l'apologie de sa solution, précise-t-elle.
Mais il faut savoir qu'on peut mettre la vie des gens en danger en leur
coupant leurs allocations comme ça.» Depuis Angers, cette
militante a activé ses réseaux, mobilisé AC!, réuni
une trentaine de signatures, dont celles de l'Apeis (Association pour
l'emploi, l'information et la solidarité) et celle du mouvement
de chômeurs anglais (Brighton & Hove Unemployed Workers Center)
et convaincu un Français vivant à Berlin, militant du
mouvement allemand des Chômeurs heureux, de rédiger un
texte de soutien. «La seule chose qui soit étonnante est
que de tels éclats ne se produisent pas plus souvent»,
y explique Guillaume Paoli.
Regrets. Pour ce premier jour d'audience, Werner Braeuner a préparé
une longue déclaration, lue par son avocat, où il assure
«regretter profondément»: «Je ferais tout pour
que cet acte, devant lequel je suis là complètement impuissant
et qui m'est encore incompréhensible jusqu'à aujourd'hui,
n'ait jamais eu lieu», explique-t-il.
Il dément en revanche avoir tué «par haine ou colère»,
pour, «lancer un signal». Il était venu trouver le
directeur pour le convaincre de revenir sur sa décision de lui
couper ses allocations, dit-il. «M. Herzberg était mon
dernier espoir», le seul qui pouvait l'empêcher de tomber
dans l'aide sociale, le plus bas échelon du système social
allemand. «Vous auriez dû réfléchir à
tout ça plus tôt, vous êtes complètement fou,
disparaissez, foutez le camp», aurait répondu Herzberg,
«avec un petit sourire», ajoute l'accusé, seul témoin
de la scène. C'est à ce moment-là que «tous
[s]es plombs ont sauté», résume-t-il. Sitôt
après les faits, il s'était rendu à la police de
la ville voisine de Brême.
Tout en cherchant à écarter l'idée de préméditation,
l'avocat de Braeuner, Michael Brennecke, voudrait aussi faire de ce
procès, celui de «la prétendue politique de l'emploi».
«Sans le chômage et tout le système de prétendues
mesures de retour à l'emploi, qui ont démoli mon client,
les faits ne pourraient pas s'expliquer», dit-il, promettant d'apporter
au tribunal des études sur les effets psychologiques du chômage
de longue durée.
Isolement. Ingénieur mécanicien de formation, Werner
Braeuner était sans emploi depuis avril 1992: la firme qui lui
assurait alors un revenu mensuel de quelque 10 000 marks brut (5 000
euros) avait fait faillite. Dans sa déclaration lue vendredi,
il raconte la longue descente aux enfers qui s'ensuivit: les candidatures
à envoyer pour des emplois qui, à l'évidence, ne
correspondent pas à ses qualifications, les formations enchaînées,
cours d'anglais, cours de français, formation de soudeur, formation
aux relations publiques, sans que jamais l'espoir d'un emploi ne se
réalise. D'espérance en déception, le soupçon
se fait certitude: ces formations ne servent qu'à le «garer»
provisoirement en dehors des statistiques du chômage.
Supportant de moins en moins les reproches ou les bons conseils de
ses parents et amis, il se retrouve seul. Quelques mois, il vit avec
une femme.
Mais les disputes n'en finissent plus. Il la quitte deux mois avant
la naissance de leur fille pour se réfugier dans une chambre
louée à un fermier, où il s'enferme et boit.
En juillet 2000, il tente encore une nouvelle formation, au dessin
industriel, mais il abandonne en novembre, excédé par
la lenteur des cours.
Dans un fax au directeur de l'agence pour l'emploi, le 12 janvier de
cette année, il l'accuse de lui avoir menti, en soutenant que
la loi l'oblige à suspendre ses allocations. «Vous me brisez
le cou», accuse Braeuner, ajoutant: «A part la couleur du
costume, qu'est-ce qui vous différencie d'un sbire nazi?»
Ces excès de langage ont contribué à isoler Braeuner.
Ainsi, le Bild, le grand quotidien populaire allemand, a prestement
résumé l'affaire: «Sur l'Internet, au lieu de chercher
du travail, il cherchait des camarades de souffrance [...] il fuyait
la réalité dans la virtualité.» «La
fuite dans la réalité virtuelle serait bien plutôt
de courir désespérément après un travail
qui n'existe pas!», rétorque Guillaume Paoli.
Faibles dons. Mais, depuis les appels venus de France, l'affaire commence
à faire du bruit en Allemagne. «Nous recevons des lettres
de toute l'Europe, rapporte l'avocat de Braeuner. Pour les dons, en
revanche, sur le compte de soutien que nous avons mis en place, nous
n'en sommes qu'à 300 marks (150 euros).» Le procès
ne donnera guère de temps à la mobilisation: seules trois
autres journées d'audience sont prévues, ce qui pourrait
permettre un verdict dès le 13 août.
Le texte qui suit a été écrit un peu après
à l'annonce du geste désespéré de Werner.
Il répondait à une demande pour expliquer ce qui était
luiétait arrivé. Ce texte est resté inédit.
Werner a tué son directeur dAnpe
Werner est allemand, il était au chômage depuis 9 ans.
Il a revendiqué son acte comme étant un acte politique.
Il était engagé, via Internet, dans les luttes de chômeurs-euses
et participait au réseau « Hopetosse », réseau
qui appelle « à la résistance créative contre
le capitalisme ». Il intervenait souvent dans le forum dAC
en France. Il réclamait de meilleurs minimas sociaux pour les
personnes au chômage.
Symboliquement il a choisi de mettre en oeuvre son acte le jour, où
le directeur en question devait annoncer la publication des chiffres
du chômage.
La réaction officielle a été de le présenter
comme un fou, mais aussi de saisir son ordinateur pour étudier
les mouvements européens anti-capitalistes (il avait laissé
cette machine chez lui sans prendre aucune précaution de sécurité,
il était en lien, par Internet interposé, avec beaucoup
de gens engagé-es politiquement en Europe). Les dirigeants allemands
sont venus nombreux à lenterrement du directeur de lAnpe.
Il a été affirmé quil était «
lavocat des pauvres ». Les autorités ont fait lapologie
de « ce grand humaniste ».
Le geste de Werner a suscité des réactions mitigées.
Avant que le cachot de Werner ne devienne son caveau, nous devons essayer
de comprendre son acte ou tenter de le faire. Pourquoi la colère
interne de Werner est-elle devenue meurtre ?
La première chose que nous pouvons noter, cest sa parole
personnelle qui le place sur un terrain politique, il revendique son
geste comme un acte politique. Ensuite, nous devons noter le contexte
européen des mesures de gestion du chômage de masse qui
sont liées à ce qui sest passé. Ces mesures
sont à peu près partout les mêmes. En France il
sagit du Pare, en Angleterre cela sappelle le New Deal.
Il sagit de transformer les chômeurs en travailleurs-euses
précaires corvéables à merci, même sils
sont plus pauvres comme travailleurs-euses que sans travail. La situation
faite aux personnes au chômage a tendance à les pousser
à bout. Les programmes de traitement du chômage présente
les mesures comme « un nouveau départ », alors que
ce sont des outils pour créer une main doeuvre flexible
et mobile et la payer le moins cher possible. Ces mesures doivent permettre
un contrôle social renforcé afin que perdure le système
dexploitation et de domination du capitalisme. Pour Werner, son
directeur dAnpe est devenu le symbole même de ces mesures
doppression.
Dans le contexte socio-politique nous devons intégrer toute l'idéologie
libérale du risque, cette idéologie est transmise en France
par la CFDT et par François Ewald, qui tente de récupérer
loeuvre de Michel Foucault pour le bénéfice des
patrons. Il sagit bien dune offensive du capitalisme et
de ses défenseurs.
Werner était ingénieur, il avait une autre vision du monde
plus idéaliste, il était préoccupé par les
questions philosophiques. Son agence pour lemploi avait fait pression
sur lui afin qu'il fasse un stage. Il devient partout en Europe extrêmement
difficile de refuser n'importe quelle proposition de lAnpe sans
mettre en cause les prestations sociales que lon reçoit,
c'est un peu marche ou crève. Soit on rentre dans un travail,
n'importe lequel de préférence, soit on accepte une formation
non choisie, qui, la plus part du temps, n'en ait pas vraiment une.
Les travaux proposés sont en général mal payés,
ils ne procurent que peu de valorisation, ils sont précaires
le plus souvent, parfois pénibles, selon des horaires à
temps partiel ou répartis en plusieurs moments dans la journée,
ou encore décalés. Un travail, où on se doit dêtre
disponible rapidement, le téléphone portable permettant
dêtre joint partout et à nimporte quelle heure,
merci la communication moderne ! Les stages sont appelés «
prestations aux chômeurs », ils sont aussi, de plus en plus
souvent, dits « de dynamisation ». En France il a été
supprimé 30% de budget pour des stages de formations qualifiantes
cette année, ils sont de plus en plus souvent remplacés
par des stages dinsertion, où le savoir être est
plus important que le savoir-faire, ils vont finir par ressembler aux
prestations de la scientologie. Cest bien le formatage du comportement
qui est visé, comme dans les nouvelles méthodes de management.
Les budgets de ces stages sont en constante augmentation, 40% de plus
pour cette année, le double l'année prochaine. Ces chiffres
ont été donnés par une Anpe locale lors dune
réunion avec un chef d'agence.
Werner avait commencé un de ces stages. Sil refusait, il
perdait ses allocations. Puis, il aurait décidé que finalement
cela le menait à rien, il aurait arrêté. Il aurait
eu droit alors au RMI, c'est là que ce directeur a dû faire
du zèle, car Werner a été presque exclu de cette
mesure, ses prestations ont été diminuées. Pourtant,
même lorsqu'elles sont entières, ces prestations sociales
permettent juste de survivre. Les difficultés financières
sont telles, quon reste juste « la tête hors de leau
» et quau moindre besoin supplémentaire ou au moindre
pépin, cest la catastrophe. Le mental est absorbé
presque entièrement par la survie et il est assez difficile de
penser à autre chose. Werner était pris entre les absurdités
administratives et les conflits légaux. Son sort, de fait, sortait
du champ de l'application strict du code du travail. Les membres des
associations de chômeurs-euses allemand-es confirment ce point.
Un employé des services sociaux avait essayé de laider
dans ses démarches pour quil retrouve ses droits, mais
cela était assez compliqué sur le plan juridique. En tout
cas, ce point relativise lhumanisme du directeur de lAnpe
en question, labus de pouvoir était manifeste, mais lidéologie,
qui prétend connaître ce qui est bien pour les personnes
à leur place, permet de justifier ce style de mesure. On rencontre
beaucoup de comportements similaires dans le cadre du travail social
ou de léducation, le leitmotiv est toujours « le
bien de la personne » ou « le bien de lenfant ».
Comme dans lingérence humanitaire, la notion « le
bien de ... » permet de mettre en oeuvre des mesures qui maintiennent
la domination en place et facilite sa reproduction. La psychologie est
rapidement invoquée pour dire que la personne a besoin daide
et que les observateurs-trices extérieur-es savent mieux que
la personne elle-même ce qui est bon pour elle. Sur ce plan, effectivement
Werner avait des difficultés. Il se nommait lui-même «
Aidos », ce qui veut dire « le timide », « lhumble
». Il venait de perdre son père dans le courant de lannée,
il vivait une séparation affective avec sa compagne après
la naissance de sa fille depuis lété dernier.
La personne, qui lui louait sa chambre dans une ancienne ferme, parle
de Werner comme dun homme non violent, qui vivait de façon
isolée et qui passait beaucoup de temps devant son ordinateur.
Cette personne a ajouté que « Le bien aimé directeur
de lAnpe aurait pu être la figure de père positive
pour lui, mais il le voyait comme un bureaucrate qui appliquait des
lois méprisantes (ou méprisables, la traduction nétant
pas complètement sûre) ».
Lexplication psychologique par le meurtre du père est-elle
suffisante pour essayer de comprendre le geste de Werner ? Ce nest
pas sûr !
Les réactions de certaines personnes lient le geste de Werner
à la lutte de classe. Dautres font silence, comme si le
poids de cet acte était trop lourd à porter. Il semble
bien que beaucoup de gens au chômage de puis longtemps aient eu
ce genre didée, ce type de pulsion de mort, et comme cest
trop violent, trop dur à assumer, que cela provoque un fort sentiment
de culpabilité, on le refoule vite au fond de soi.
Cet assassinat sinscrit dans un nouveau cours du capitalisme,
un cours où la subjectivité des humains est mobilisée
et convoquée pour le bon fonctionnement du système. Les
mesures qui ont été appliquées à Werner
sont des mesures qui accentuent lindividualisation des parcours
des personnes. Le lien entre le social et le psychologique permet docculter
le poids de linjonction collective et contribue à ce que
les humains vivent leurs situations de façon plus individuelle.
Dans la Revue Multitudes G. Lazzarato parle du « gouvernement
par lindividualisation » à propos de la refondation
sociale proposée par le Medef et qui accentue ce qui avait été
inauguré avec le RMI, où il est prévu que le volet
insertion doit permettre de rendre à la société
ce quelle a donné pour la survie des personnes (cf Multitudes,
numéro 4, Mars 2001, page 153 à 162). Les mesures contenues
dans le Pare sont basées là-dessus, le projet est individuel
et cest à soi-même quil faut sen prendre
si cela ne marche pas.
Dautre part, Werner était, comme beaucoup de personnes
aujourdhui, un utilisateur régulier et important dInternet.
Son isolement pratique était compensé par ses liens internautiques
au niveau européen. Il discutait avec beaucoup de monde en Europe.
Il parlait langlais et le français. Les discussions, que
les gens avaient avec lui, par mail, étaient appréciées
parce que son point de vue était incisif et aussi parce que son
français était « savoureux, amusant, indéfinissable
». Il faisait preuve « dune grande lucidité
et dhumour » selon un de ses correspondants. Il semble bien
que Werner mettait en oeuvre au travers dInternet un lien entre
des personnes vivant en Europe de façon humaniste et culturelle.
Il est significatif quaprès son geste criminel et avant
de se rendre à la police, il sadresse à une personne
vivant en France pour informer la sphère militante de son histoire.
Les liens tissés par Internet sont donc aussi des liens affectifs
et émotionnels. La communication directe favorise cela. Il ne
me semble pas quil soit question, dans les événements
récents, dune démarche collective faite par Werner
avec des chômeurs-euses dans son Anpe. Il est resté, semble-t-il,
piégé par le juridisme galopant de nos sociétés.
La sérialisation concernant Werner avait donc deux volets : 1
/ laspect collectif mis en oeuvre par la société,
celui des mesures « daccompagnement du chômage »
proposées par les gestionnaires du capitalisme, 2 / et son activité
personnelle qui était beaucoup centrée sur Internet ces
derniers temps. Il est exact quil a vécu le désespoir
des personnes en chômage de longue durée, sa démarche
a eu un coté suicidaire. Il a exercé sa violence interne
contre son directeur dAnpe. Est-ce que cela en fait un héros
? De mon point de vue, non ! A mon avis, lhistoire de Werner est
à relier à lexercice de la politique capitaliste
qui prend toute la vie, la biopolitique du contexte postmoderne. Dans
les mesures de traitement du chômage, la politique convoque la
vie des personnes au niveau intime, la subjectivité est mobilisée
soit pour sintégrer au système avec un travail ou
soit pour rester intégré-es comme bénéficiaires
des minimas sociaux, mais en acceptant lassistanat et donc le
fait que lon décide pour vous, ce que refusait Werner.
Il sagit bien dune gouvernementalité des populations.
Les réactions à cette gestion individualisée des
populations sont assez variées et, dans ce cadre, il est difficile
de mettre en oeuvre des luttes collectives. Lindividualisation
vécue par lintermédiaire dInternet donne un
nouveau souffle à lexistentiel et crée de nouveaux
liens humains. Ces liens sont réels malgré laspect
virtuel de la communication en question. Les mouvements politiques en
lutte contre le capitalisme sont en difficulté, parce que les
multiples modalités de lindividualisation désorganisent
le sentiment collectif et détruisent ce qui restait de conscience
de classe. Le poids de lexistentiel est maintenant une donnée
à intégrer dans notre vision politique, sinon on ne comprend
rien à ce qui se passe et nous sommes déchiré-es,
désemparé-es face à des choix tels que Werner les
a mis en oeuvre. Dun coté, on comprend son geste, et de
lautre, on ne peut pas le soutenir, nous sommes pris dans une
double contrainte qui tend à bloquer toute tentative de penser
ce qui sest passé. Cest bien ce lien entre le personnel
et le politique qui, aujourdhui, nous pose problème. Notre
subjectivité, notre existentiel est présent dans notre
façon de faire de la politique, dans nos façons de «
faire groupe ». Werner nous interroge de façon brutale
sur notre manière de nous engager individuellement et collectivement
contre le capitalisme.
Suivant les situations et les choix personnels, on peut observer plusieurs
façons de vivre cela. La manière individuelle et la manière
collective, et souvent les deux sont emmêlées. La façon
collective se vit souvent en groupe, où, parfois, la façon
de fonctionner collectivement protège un peu de la violence personnelle,
parce que la violence peut rester symbolique, orale. Le « faire
groupe » canalise lénergie des personnes selon des
modalités, où lautonomie personnelle doit tenir
compte de la collectivité dont on est membre. Le groupe dispense
ainsi de se poser trop de question sur soi-même, sur son rapport
au désir de politique, sur ses rapports à la violence,
sur ses désirs de mort contre les autres, sur son estime de soi,
sur sa propre image de soi, sur sa place dans la communauté humaine,
ses réussites, ses échecs, sur son narcissisme, sur sa
volonté de toute puissance. Le groupe donne accès à
une bonne estime de soi assez facilement, les grand idéaux humains
sont à la base de lengagement politique radical, de lengagement
libertaire. Lactivisme, qui existe souvent dans les groupes, rend
les questions existentielles moins prégnantes, moins préoccupantes,
on est une particule dans un ensemble, où « lêtre
ensemble » suffit à répondre à la question
métaphysique, à nous donner une raison de vivre. Si la
voie individuelle est plus développée pour notre parcours
personnel, par choix ou pour des raisons liées aux circonstances,
on doit se confronter, à un moment ou à un autre, à
ce type de question. Parfois, cela conduit à envisager un travail
sur soi, travail sur soi que lon peut mettre en oeuvre de façon
instituée ou non, on peut être amener à demander
de laide pour avancer quand on souffre trop. Quand ce nest
pas le cas, la voie personnelle peut conduire à des dérapages
comme celui de Werner et dont a été victime son directeur
de lAnpe locale. Bien quen étant en relation avec
beaucoup de personnes, par l'intermédiaire de son ordinateur,
il na parlé de son projet avec personne. Ensuite, le discours
de lutte de classe peut très bien servir de rationalisation a
posteriori, une rationalisation qui recouvre la dérive psychique
et qui déplace le problème du fonctionnement personnel
vers le collectif en accusant la gestion de la politique qui prend toute
la vie de détruire les personnes et de les soumettre à
un contrôle social inadmissible. Linterrogation éthique
entre les fins et les moyens nous montre facilement que, dans le cas
de Werner, les moyens font partie de la fin, ceux-ci sont contraires
à lesprit de nos luttes anticapitalistes et libertaires,
même si on peut expliquer beaucoup choses par le contexte.
Philippe Coutant
Nantes le 3 Avril 2001
Le contact de Werner :
Werner Braeuner, JVA Verden, Stifthofstr. 10, 27283 Verden