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Werner


Cette page contient quatres textes. Le premier texte a circulé sur diverses listes internet dont celle d'AC et d'Infozone. Le second date d'Août 2001 au moment du jugement de Werner, lui aussi est arrivé par Internet. Le troisième est une dépèche Internet datée du début du procès. Le dernier avait été écrit un peu après l'annonce du geste désespéré de Werner.

Paris le 1er mai 2001

Chers amis, chers camarades,

Werner Braeuner, chômeur de la région de Brême (Allemagne), a tué en février dernier le directeur de son ANPE. Il est depuis en prison, en attendant son procès.
Nous – quelques amis ou correspondants de Werner, quelques membres de comités de chômeurs et précaires en France – aimerions l'aider. Nous croyons comprendre son geste, car les problèmes auxquels il a été confronté ne sont pas bien différents de ce que nous vivons, nous ou nos proches.
Nous savons qu’il n’est pas facile d'organiser un soutien dans ce contexte, car toute action ou prise de position intempestive pourrait lui porter préjudice.
C'est pourquoi nous avons choisi de rédiger un texte clair, donnant des informations simples, sur les circonstances concrètes du meurtre, l'enchaînement de circonstances qui a pu l'y pousser (ses difficultés matérielles, son état de fragilité psychologique, les problèmes personnels qui ont accentué son désespoir), mais aussi sur ce que nous savons de lui, de son activité militante, de ses convictions. Nous avons en outre jugé nécessaire d'expliquer le contexte social de cet acte, à savoir l'évolution du traitement réservé aux chômeurs en Allemagne et plus généralement en Europe.
En conclusion, nous plaidons pour que l'on ne réagisse pas face à cet acte individuel en termes de réprobation morale, mais que l'on se rende compte que c'est le caractère de plus en plus impitoyable et autoritaire du traitement que la société réserve à ceux qu'elle marginalise qui engendre ce genre d'acte irraisonné. Que c'est là un problème collectif et que la répression – une répression que vont inévitablement réclamer les tenants de l'ordre, en s'attachant à réduire cet acte à sa dimension individuelle – ne changera rien aux raisons qui l'ont produit. Seul un changement social radical peut éviter la multiplication de ce genre d'actes individuels désespérés.

Nous vous invitons à faire circuler ce texte autour de vous, à le publier, à vous y associer publiquement et à écrire vos propres réflexions, pour que le silence ne retombe sur cette histoire comme les portes de la prison sur la vie de Werner.
Ainsi pourra se constituer une base de soutien et le début d’une campagne au niveau européen qui prépare l’opinion publique en vue du procès, qui devrait débuter les 2 et 3 août prochains.

Les amis de Werner Braeuner en France


C'est cette logique sociale qui est criminelle !

Le matin du 6 février Werner Braeuner, chômeur vivant à Verden, dans la région de Brême (RFA), a tué M. Klaus Herzberg, responsable de l’Arbeitsamt (l'équivalent allemand de l’ANPE) local, qui avait supprimé ses allocations, son unique source de survie. Puis il est allé se rendre à la police.

Qui est Werner Braeuner ?

Werner est ingénieur, et depuis huit ans il est au chômage.
Il militait pour le réduction du temps de travail, pour un revenu garanti, pour une société d’individus libres, non abrutis par le travail. Il lui arrivait fréquemment de traduire des textes venus de France pour les associations de chômeurs allemandes.
Il était connu en France dans le milieu des militants contre le chômage pour ses interventions dans la liste AC Forum, pour son sens de l’humour, son ironie et sa bonté, le sentiment de révolte qui l’animait et son français très imagé.
Il n’a jamais rien fait pour se rendre sympathique à la gauche gouvernementale. Ses prises de position, critiques des accointances des Verts allemands avec le lobby pétrolier et du productivisme social-démocrate, expliquent suffisamment le silence qui entoure son cas. Ses idées étaient discutables, et bien souvent discutées dans le mouvement des chômeurs, mais poussaient à la réflexion et ne laissaient personne indifférent.

La presse a rapporté l'affaire en adoptant d'emblée l'hypothèse de la préméditation. Le journal local et le Bild (flambeau de la presse-poubelle allemande), notamment, trop contents d'avoir affaire à quelqu'un qu'ils pouvaient présenter comme un extrémiste, un symbole du combat anticapitaliste, se sont empressés de lui attribuer l’intention d’empêcher la conférence de presse sur les chiffres du chômage qui devait avoir lieu le jour même à l'Arbeitsamt local. Ainsi le procureur n'aura-t-il plus qu'à suivre cette voie toute tracée pour construire son réquisitoire ! Or nombre des détails fournis sont totalement fantaisistes, notamment le prétendu rapport d'amitié qui liait Werner au propriétaire de la chambre qu’il louait dans une ancienne ferme et aux yeux duquel Werner passait beaucoup de temps devant son ordinateur – à nous d’ajouter : à discuter avec ses amis aux quatre coins de l’Europe –mais ne cherchait pas de travail. Evidemment, ces journaux se gardent bien d'informer leurs lecteurs de l'existence en Allemagne de 76 000 ingénieurs au chômage, dont la plupart de la génération de Werner, et de leur expliquer pour quelle raison ceux-ci devraient consacrer l'essentiel de leur vie à la recherche désespérée et désespérante d'un boulot inexistant.

Le contexte, les raisons

Werner a vécu ces dernières années une situation particulièrement dure, qui l’a fragilisé. Les difficultés matérielles, le manque d’espace dans son ancien logement et les tensions qui s’accumulaient l’ont contraint à une séparation forcée d'avec sa compagne. Quelques mois avant la naissance de leur fille, il a dû chercher une chambre dans un village voisin.
En juillet, il sollicite un stage de formation, qu'on lui accorde. Cinq mois après, soit fin novembre, démoralisé par le fait de ne rien y faire la moitié du temps, il décide de le quitter après avoir écrit – et rendu publiques – deux lettres où il explique ses raisons à M. Herzberg, de la décision duquel dépend le maintien de ses allocations. Mais M. Herzberg a reçu des consignes, et semble convaincu de leur bien-fondé, puisqu'il ne tient pas compte des arguments de Werner et affiche sa volonté de le radier lorsque celui-ci le rencontre à l'Arbeitsamt.
Embourbé dans une situation psychologique qui s'aggrave, souffrant de violentes douleurs du dos, accablé par les tracasseries administratives, Werner est de surcroît menacé de radiation à la mi-janvier. Début février, il reçoit la notification qui le prive de ses allocations. Il est alors tenté par l’idée du suicide, comme bon nombre de chômeurs dans pareilles circonstances. Mais il réagit, et le matin du 6 février, il va à la rencontre de M. Herzberg, l’homme qui, dans sa vie concrète, incarne ce système inhumain. C'est alors que, submergé par le sentiment de l’injustice subie, incapable de se maîtriser, il le frappe à mort.
Il s’est révolté contre une machine, mais il a tué un homme.
Encore sous le choc de son acte, il se rend à la police, et plus tard fait sa déposition devant le juge. Il est alors incarcéré, et, pendant deux mois et demi, partage une cellule de 7,5 m2 avec un codétenu. C'est peu à peu qu'il réalise, horrifié, le désastre qu'il a provoqué : la mort d'un homme, la douleur de la famille Herzberg et de la sienne, le malheur qui s'abat sur sa femme et son enfant.

Pourquoi il faut le défendre

L'histoire de Werner ressemble à beaucoup d'histoires de chômeurs de longue durée. Avec la perte du travail, ce sont les conditions matérielles de vie qui se détériorent, le recours à des solutions provisoires qui s'impose et qui dure, les relations intimes qui se tendent puis se défont… La société vous a mis au rebut, à vous de résister comme vous le pouvez au sentiment de déchéance et d'inutilité – Werner avait choisi l'action militante et la réflexion collective pour y faire face, choix que beaucoup de chômeurs français comprennent trop bien. Mais aujourd'hui, les gouvernants de plusieurs pays d'Europe prétendent de surcroît vous faire porter la responsabilité de votre situation de chômeur, en vous imposant des solutions de "sortie" du chômage qui sont souvent pires que les solutions de survie avec lesquelles, bon an mal an, vous avez pu parfois retrouver un équilibre minimal : des boulots trop précaires et trop mal payés pour vous permettre de vous reloger décemment et de refaire votre vie, des formations plus ou moins bidon qui vous enfoncent dans le sentiment de non-sens et d'inutilité, sans vous garantir rien au bout… C'est cette logique qui s'impose au nom de la "lutte contre le chômage" en France, à travers les radiations massives et des mesures comme le PARE, c'est cette même logique qui s'impose en Allemagne, où le gouvernement n'a actuellement rien d'autre à proposer, pour régler le problème du chômage comme il s'y était engagé au moment des élections, que d'augmenter le contrôle et la répression sur les chômeurs, sans rien résoudre sur le fond.
Comment s'étonner dans ce contexte, et en l'absence de perspective capable d'offrir un débouché à la révolte par l'action collective, que des individus "pètent les plombs" en s'attaquant directement à ceux qui se font les agents les plus immédiats de cette politique ? Aux Etats-Unis, la multiplication de ce genre de gestes est telle qu'elle commence à devenir un phénomène social. Celui va-t-il gagner les pays d'Europe qui choisissent de masquer les problèmes que crée une polarisation sociale croissante en augmentant les contraintes sur les plus pauvres, les poussant à l'exaspération et au désespoir ?
La violence de cet acte peut rebuter, mais elle est une réaction directe à la violence subie et au sentiment d'impuissance. Werner est le thermomètre d’une tension qui monte. Malheureusement, la justice risque de tout faire pour éviter que la dimension sociale de cet acte soit mise en avant. A nous de faire en sorte que l'on ne puisse traiter en simples cas judiciaires les actes de ce genre, et de montrer que c'est la logique sociale qui pousse des hommes comme Werner au désespoir qui est criminelle.

Werner a déjà payé pendant les huit longues années de chômage et de marginalisation qui ont précédé son geste. Il serait donc d'autant plus injuste que l'on exerce contre lui une forme de "vengeance" qui, de surcroît, ne rendra pas la vie à M. Herzberg.
Le geste de Werner nous interpelle tous – chômeurs, salariés, exploités, et tous ceux pour qui l'existence dans une société riche de la misère liée au chômage reste et restera toujours un scandale.
Ne le laissons pas tomber !


Vous pouvez :

– lui écrire à l’adresse suivante : Werner Braeuner, JVA Verden, Stifthofstr. 10, D-27283 Verden.

– le soutenir financièrement : Kreissparkasse de Achim, BLZ : n° 29152670, compte n° 100680, en précisant "Werner Brauener" (le compte est celui de l'avocat).

– nous contacter à l'adresse électronique suivante : <wbraeuner.support@free.fr>

– manifester votre soutien en écrivant à son avocat :
Michael Brennecke, 63 Obernstrasse, D-28832 Achim.


Message Internet du 3 Août 2001
Sujet: Werner Braeuner

Le procès débutait à Verden aujourd'hui et devrait finir le 13 août.
Un texte des « chômeurs heureux » de Berlin au sujet de cette affaire.
Dans l'éventualité d'un appel, nous continuons de collecter les signatures de soutien. Elles sont envoyées à l'avocat.

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C'est arrivé près de chez vous
Un cas mortel de coercition

Le matin du 6 février 2001 à Verden, Klaus Herzberg s'est fait tuer par Werner Braeuner. Klaus Herzberg, 63 ans, était directeur du bureau local du chômage ; Werner Braeuner, 46 ans, est ingénieur-mécanicien au chômage. Braeuner venait d'être radié, et ses allocations, son seul revenu, supprimées. Une heure après les faits, il s'est présenté à la police. Il est actuellement en prison et attend son procès.
Nous ne connaissons pas personnellement les deux protagonistes de cette dramatique histoire. Mais nous connaissons d'expérience son contexte éminemment social. Il y a un rapport indéniable entre les fonctions hiérarchiques de la victime et la réaction désespérée de l'auteur de cet acte. Cette affaire se distingue en ceci des habituels « faits divers » pour apparaître comme symptôme d'une crise galopante. Car la seule chose qui soit étonnante à ce propos est que de tels éclats ne se produisent pas plus souvent. Dans les bureaux de chômage et les services sociaux fermentent quotidiennement des pulsions de violence. Et c'est en permanence qu'il nous faut lutter pour empêcher que l'un ou l'autre d'entre nous ne déjante et gâche sa vie - que ce soit par le suicide ou par une agression incontrôlée qui le conduirait en taule (1). Il ne n'est ici question, ni de légitimer le meurtre d'un homme ni de le juger (d'autres s'en chargeront !), mais d'examiner son substrat social. Werner Braeuner passait pour un homme intelligent, paisible et doté du sens de l'humour. Et pourtant il a « pété les plombs », détruisant sa vie et celle d'autres personnes. Quiconque veut éviter que de tels drames ne se reproduisent devrait d'abord se demander comment et pourquoi ils surviennent, et analyser la logique sociale de cette folie, qui répond à la logique démente de cette société. Avant tout, voici la raison de notre intervention : nombre de gens dans ce pays étaient en contact avec Braeuner. Il s'agit de personnes engagées, qui ont communément la bouche pleine du mot « solidarité ». Or depuis février ils se taisent tous, presque sans exception, et le laissent tomber, soit parce que l'affaire leur paraît trop peu politique, soit par peur d'être eux-mêmes criminalisés (2). Ce sont des Français du groupe AC! qui les premiers ont fait circuler une pétition de soutien pour rompre le silence qui entoure cette affaire en Allemagne.
Werner Braeuner était chômeur depuis huit ans. Il y a en Allemagne 76 000 ingénieurs au chômage, dont la plupart sont de la génération de Braeuner, trop âgés donc sur le marché du travail. Leurs chances de retrouver un emploi sont quasiment nulles. Que peut-on faire dans un tel cas ? Essayer au moins d'occuper judicieusement son temps. Depuis 1998 Braeuner avait trouvé, comme il l'écrivait lui-même, une « appartenance forte au sein du mouvement de chômeurs européen ». Il traduisait des textes du français, s'était engagé au sein de la BundesArbeitGemeinschaft [groupe réformiste qui s'occupe des sans-travail NDT] et participait activement à de nombreux forums sur Internet. Pour le Bild-Zeitung, cela donne : « En fin de compte il fuit la réalité dans la virtualité. Sur Internet, Werner B. cherche, sous le nom « d'aidos » (mot grec désignant un sentiment de pudeur et d'honneur) des camarades de souffrances au lieu de chercher du travail. » Voilà un retournement parfait du réel : car la fuite dans la réalité virtuelle serait bien plutôt de courir désespérément après un travail qui n'existe pas ! Werner Braeuner essayait de réfléchir aux conditions qui l'avaient jeté dans cette situation précaire. Si « la réalité » n'a plus besoin de nous, il est bien légitime de se demander si nous en avons besoin, de cette réalité. Au demeurant, la mise en connexion de réseaux et initiatives européens est bien une activité d'intérêt général : ce n'est qu'ainsi que pourra naître un large mouvement social, seule chance d'améliorer cette société malade.
Faisons ici une petite digression : il y a en Allemagne des gens qui gaspillent tout leur temps à déblatérer sur des modèles alternatifs au chômage et des projets de financement. On les paye pour ça, bien entendu : il ne leur faut pas plus de dix minutes pour gagner lors d'une quelconque réunion le salaire mensuel d'un assisté social - notez bien : financé par le contribuable. Et pourtant, on ne les appelle pas des tire-au-flanc mais des sociologues. Personne n'a encore songé à envoyer Ulrich Beck cueillir des asperges (3). En revanche, que des chômeurs s'avisent de réfléchir eux-mêmes sur leur sort et s'efforcent de trouver des alternatives concrètes, et voilà que les quelques centaines de marks avec lesquelles ils doivent survivre deviennent une exploitation éhontée de la population travailleuse. On nous rétorquera peut-être que des chômeurs sans qualification ne sauraient développer une théorie intelligente et utilisable par rapport aux spécialistes patentés et qu'ils sont tout juste bons à bavarder dans le vide. Pour en finir avec ce préjugé, nous publions l'un des nombreux écrits de Braeuner.
Dans cette triste histoire, l'illusion du virtuel semble néanmoins jouer un rôle, mais d'une tout autre manière que celle évoquée par les feuilles de chou. Ce qui frappe après coup, c'est le large fossé qui séparait les multiples contacts électroniques que Werner Braeuner entretenait quotidiennement de l'isolement concret dans lequel il vivait. Cette situation est caractéristique de la nouvelle société digitale en général - c'est en permanence que mots et images sont échangés dans un prétendu temps réel, tandis que le véritable espace-temps de l'expérience subjective est de plus en plus vécu dans l'atomisation. En ce qui concerne plus spécialement la politique connectée au réseau avec ses forums virtuels et ses manifs online, une telle séparation a des conséquences fatales. Les vieilles valeurs politiques de communauté et de solidarité sont devenues là de pures abstractions. On pourra débattre aussi globalement qu'on le voudra, l'isolement et l'impuissance quotidienne n'en restent pas moins intacts. En ce sens, l'acte désespéré de Braeuner n'est pas un phénomène « infra-politique », mais une conséquence de l'échec de la politique sous forme digitale. C'est précisément parce qu'il n'y a actuellement aucune perspective d'amélioration collective - et moins encore de solution - de la misère sociale que se développe le désespoir individuel, avec parfois des conséquences sanglantes. Puisse au moins cet exemple amer servir d'avertissement.
Les difficultés de Braeuner augmentent à mesure que sa situation matérielle devient plus précaire. Il souffre de violents maux de dos. Dans leur petit logement, les disputes avec sa compagne se succèdent. Avant même la naissance de sa fille il déménage et loue une pièce dans un village voisin. Là, il semble avoir vécu extrêmement isolé. Tous ces détails seront vraisemblablement présentés devant le tribunal comme autant de « problèmes personnels ». Peut-être les experts affirmeront-ils que tout est lié à quelque traumatisme infantile - ou, pour faire plus moderne, génétiquement déterminé. Il crève cependant les yeux que de telles affaires « privées » sont avant tout déterminées par une pression sociale extrême.
En juillet 2000, Werner Braeuner s'inscrit pour un stage de formation de constructeur 3D-CAD proposé par son bureau de chômage. Il l'interrompt en novembre, parce que « ça ne mène à rien ». La moitié du temps, il n'y a là-bas littéralement rien à faire. Ce sentiment est familier à tous ceux qui ont dû suivre, volontairement ou pas, ce genre de formation simulée. Dans le seul but de pouvoir prétendre qu'« il se fait quelque chose contre le chômage », on réquisitionne la seule chose qui nous reste : notre temps. La déception est d'autant plus amère pour ceux qui avaient sincèrement souhaité cette formation et qui se retrouvent à ingurgiter un savoir obsolète dispensé dans des salles d'attente par des formateurs sans qualification. Une issue de sortie en trompe l'oeil est encore moins supportable que l'immobilité forcée. Mais malheur à qui se libère de son propre chef de la place qu'on lui a assignée et du rôle qu'on lui a imparti. Car là, il commet un acte de rupture sociale. Le chômeur se mue en délinquant : dès lors il ne relève plus de la « tolérance répressive » mais sera l'objet d'une sanction. Avant de laisser tomber son stage, Braeuner écrit deux lettres au directeur de son agence pour lui expliquer les raisons de sa décision. La réponse abrupte lui parvient à la mi-janvier. Ses allocations sont supprimées. Peu après il rencontre Herzberg par hasard à l'agence et tente en vain de le convaincre. La loi ne prévoit pas d'exception, lui assène ce dernier. Pas de discussion, pas d'issue. Braeuner pense d'abord à se suicider. S'il l'avait fait, il serait mort en bon chômeur, honoré de trois lignes dans la presse locale. « Un désespéré a mis hier fin à ses jours. Il était sans travail depuis huit ans. » Le lecteur aurait éprouvé un vague sentiment de pitié en maudissant l'épidémie naturelle qui sévit sous le nom de « chômage » et détruit implacablement des vies humaines. Cependant la tragédie serait restée discrète. On ne publie pas la statistique mensuelle des suicides de chômeurs, quoique celle-ci contribue concrètement à améliorer la situation économique. Mais en fin de compte ce n'est pas directement contre lui-même que Braeuner dirige d'abord son désespoir. Peut-être pense-t-il que cela rendrait par trop service à l'injustice institutionnelle. Toujours est-il que c'est contre celui qui incarne à ses yeux le mécanisme de son exclusion qu'il se retourne ce matin là.
De la victime elle-même, on sait peu de chose. Sur la photo, Klaus Herzberg ressemble à ce qu'on se représente d'un employé de 60 ans. Ce que l'on voit de son domicile correspond également au pavillon typique de la classe moyenne, avec garage et gazon bien entretenu. Si l'on en croit le Bild (mais qui peut encore croire ce journal ?), il aurait été ce matin-là tout à la joie anticipée de pouvoir annoncer le midi à la presse que « le taux de chômage avait chuté de 6,9 % (12 174) ». Les plumitifs ajoutent, sans craindre le ridicule: « quelqu'un voulait empêcher cela à tout prix » - comme si l'usage de la violence pouvait empêcher les nouvelles de paraître ! Les détails sordides ne nous sont pas épargnés : Klaus Herzberg a été mortellement blessé « par plusieurs coups portés à la tête avec un racloir triangulaire ». Ce n'est pas un beau spectacle. Il laisse derrière lui une femme et deux enfants. On imagine les larmes, le vide, les questions sans réponses. En revanche, nous ne saurons jamais ce que ressentait le directeur de l'agence lorsque les chômeurs le suppliaient de ne pas leur couper les aides (4). Avait-il des remords de conscience ? Ou se réjouissait-il d'avoir pris des tire-au-flanc au piège ? Se rendait-il seulement compte des existences brisées qui se cachent derrière les statistiques qu'il avait pour fonction de faire baisser ? 6,9 % ce mois-ci, quel beau chiffre ! Finalement, ces questions importent peu. « La mort n'a pas touché la personne de Klaus Herzberg, mais l'institution de l'Arbeitsamt [l'équivalent de notre ANPE et de nos Assedic NDT] », voilà comment s'exprime Jagoda, président du Bundesanstalt für Arbeit [le grand chef du chômage], aux obsèques. Pareille affirmation est ambiguë. Sans doute, une agression personnelle ne peut-elle être une solution, puisque l'employé est impersonnel et interchangeable. Mais par ailleurs, c'est précisément l'anonymat sans visage de la bureaucratie qui en fait la matrice du monstre. De crainte d'être stigmatisé de soixante-huitard arriéré, plus personne n'ose aujourd'hui parler de « violence structurelle ». Et cependant, c'est ici à un cas éclatant de violence structurelle que nous avons affaire. Des slogans démagogiques sont convertis en ordonnances et directives qui, en descendant les échelons, se muent à leur tour en ordres à faire exécuter - Combien faut-il en radier aujourd'hui, monsieur le directeur ? Assurément, un clic de souris est plus propre qu'un coup de racloir triangulaire, et une radiation des statistiques n'est pas, loin sans faut, une exécution capitale, seulement une mort institutionnelle. Mais il ne faut pas beaucoup d'imagination, même de la part d'un bureaucrate, pour s'en représenter les conséquences. Il faut le dire clairement : l'« institution de l'Arbeitsamt » et, au-delà, la fabrique de désespoir dénommée politique de l'emploi ont une part de responsabilité dans la mort de Klaus Herzberg.
Il ne s'agit peut-être là que d'un signe avant-coureur. Depuis quelques semaines, une mise en scène médiatique fait rage d'un bout à l'autre de la République, à laquelle on a donné le nom de « débat sur la paresse ». Il s'agit très prosaïquement d'employer contre les chômeurs des mesures plus coercitives. Quiconque n'acceptera pas la première offre d'emploi, quelle qu'elle soit et quel qu'en soit le salaire, se fera couper les allocations. Cette version moderne de la malédiction biblique a néanmoins un angle mort : qu'adviendra-t-il de tous ceux qui, pour une raison ou une autre ne s'accommoderont pas de telles exigences ? Les défenseurs de la tolérance-zéro ont-ils pris en compte ses inévitables conséquences ? Vont-ils s'accommoder de ce qu'il en coûtera socialement ? Faute d'une prétendue « couverture sociale » ce sont des linceuls sociaux qui pourraient bien se multiplier. Regardons les USA, pays de l'économie miracle, où le recyclage des exclus en furieux de la gâchette est devenu la norme et dont le goulag compte deux millions de détenus. Certes, de telles conditions concourent à assainir le marché du travail - d'une part la demande en forces de sécurité, vigiles, policiers, techniciens d'alarme et autres profiteurs de la peur est en hausse constante, d'autre part les coûts salariaux baissent grâce à un large prolétariat carcéral. Mais est-ce bien dans ce monde là que nous voulons vivre ? A cet égard, le cas Braeuner est un avertissement à prendre au sérieux.
Le procès va débuter le 3 août. La procédure s'y déroulera dans la perspective individualisante de la justice, une apaisante illusion où le mauvais individu paie pour ses péchés, après quoi tout rentre dans l'ordre. Pour toutes les raisons évoquées plus haut, il ne faut pas laisser tomber Werner Braeuner. Si la notion de circonstances atténuantes a un sens, c'est bien ici. Chez de nombreux peuples primitifs, en cas de crime, ce n'est pas seulement l'auteur mais toute la société qui est punie, et tous se flagellent mutuellement. Chacun se sent coresponsable du fait qu'une rupture de la règle sociale ait pu avoir lieu. Il ne serait guère imaginable de remettre ces usages en honneur ici aujourd'hui. Toutefois, il est à souhaiter que ceux qui n'ont pas renoncé à toute valeur humaine saisissent cette occasion de mettre en accusation publique la logique sociale qui enfante de tel cas tragiques. Tant qu'il en est encore temps.
Guillaume Paoli

NOTES
1. Au cas où nous n'aurions pas été assez clairs : Les Chômeurs Heureux ne nient pas le désespoir régnant, au contraire, ils développent à son encontre des mesures préventives.
2. Intimidés par la presse locale qui a stigmatisé cet acte de désespoir comme un « phare politique » conscient : « C'est ainsi qu'il militait dans le réseau "Hoppetosse" qui appelle sur Internet à la "résistance créative contre le capitalisme" » - entendez : le meurtre fait partie de la résistance créative !
3. Ce Beck est un de ces sociologues citoyennistes appartenant à la BAG, et la récolte des asperges fait partie de ces travaux, comme les vendanges, dévolus aux chômeurs [Note des traducteurs].
4. "En me coupant les allocations, vous me rompez le cou et vous le faites de bon coeur" (lettre de Braeuner à Herzberg le 12 Janvier).

Extrait de "müßiggangster" la revue berlinoise des Chômeurs Heureux, Juin 2001. (traduit de l'allemand)


On peut écrire à Werner Braeuner il parle couramment le français) à l'adresse suivante :
JVA Verden, Stifthofstr. 10, 27283 Verden
ou le soutenir en passant par son avocat :
Michael Brennecke 63 Obernstrasse, D-28832 Achim
Pour qui veut envoyer son obole :
RA Brennecke, Kreissparkasse Achim, BLZ 291 526 70, Compte n° 100 680
avec la mention Werner Brauener
Mél pour signer la pétition de soutien :
<wbraeuner.support@free.fr>

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Message Internet From: "Les amis de Werner Braeuner" <wbraeuner.support@free.fr>
Subject: Werner Braeuner's trial "Libération" this morning
Date: Sat, 4 Aug 2001 11:46:56 +0200

Chômage: la détresse en procès en Allemagne
Solidarité européenne pour le meurtrier d'un directeur d'ANPE.
Par LORRAINE MILLOT

Sans emploi depuis 1992, Werner Braeuner a tué le 6 février le directeur de son ANPE, qui venait de décider de supprimer ses allocations.

Le samedi 4 et dimanche 5 aout 2001 Verden envoyée spéciale

Quelques caméras, une trentaine de spectateurs, ni banderole ni manifestation: le procès de Werner Braeuner, 46 ans, chômeur accusé d'avoir tué le directeur de son agence pour l'emploi, s'est ouvert vendredi dans la petite ville de Verden, au nord de l'Allemagne. En France, quelques militants qui le connaissaient via les forums de chômeurs sur l'Internet voudraient en faire le procès du chômage. Un jeune Français - qui ne veut pas dire son nom - a fait le voyage jusqu'à Verden et distribue un appel à la solidarité: «Ce qui est criminel ici, c'est la logique sociale!», dénonce le tract, signé du Groupe des éléments incontrôlés. Il appelle à «organiser des actions dans [la] ville». Sans succès jusqu'à présent.

Il faut dire que les faits, tels que décrits par l'acte d'accusation lu vendredi, sont accablants: le 6 février, vers 8 heures du matin, Werner Braeuner guette le directeur de son ANPE, Klaus Herzberg, 63 ans, devant son pavillon et le frappe avec un outil pointu. «Entre 25 et 30 fois», souligne le parquet. Selon le procureur, Werner Braeuner agit par «haine et colère» à la suite des «conflits continuels» qui l'opposaient à son ANPE. Il avait pris le directeur de l'agence comme «symbole» et voulait «lancer un signal».

«Etre salis.» En Allemagne, le cas n'a pas encore suscité beaucoup d'intérêt. Effrayés par le crime, les mouvements de chômeurs ne se sont guère solidarisés: «Le premier réflexe a été de prendre ses distances, pour ne pas être salis, explique un militant de Cologne. Ce n'est qu'après les appels venus de France qu'on a commencé à s'intéresser à son cas.» De France, une militante d'AC! (Agir contre le chômage), Danielle Rétorré, qui avait échangé quelques e-mails avec Werner Braeuner, s'est reconnue dans son drame: «J'imagine que ce gars vivait un peu comme moi, réfugié à la campagne, derrière son ordinateur. Nous ne faisons pas l'apologie de sa solution, précise-t-elle. Mais il faut savoir qu'on peut mettre la vie des gens en danger en leur coupant leurs allocations comme ça.» Depuis Angers, cette militante a activé ses réseaux, mobilisé AC!, réuni une trentaine de signatures, dont celles de l'Apeis (Association pour l'emploi, l'information et la solidarité) et celle du mouvement de chômeurs anglais (Brighton & Hove Unemployed Workers Center) et convaincu un Français vivant à Berlin, militant du mouvement allemand des Chômeurs heureux, de rédiger un texte de soutien. «La seule chose qui soit étonnante est que de tels éclats ne se produisent pas plus souvent», y explique Guillaume Paoli.

Regrets. Pour ce premier jour d'audience, Werner Braeuner a préparé une longue déclaration, lue par son avocat, où il assure «regretter profondément»: «Je ferais tout pour que cet acte, devant lequel je suis là complètement impuissant et qui m'est encore incompréhensible jusqu'à aujourd'hui, n'ait jamais eu lieu», explique-t-il.

Il dément en revanche avoir tué «par haine ou colère», pour, «lancer un signal». Il était venu trouver le directeur pour le convaincre de revenir sur sa décision de lui couper ses allocations, dit-il. «M. Herzberg était mon dernier espoir», le seul qui pouvait l'empêcher de tomber dans l'aide sociale, le plus bas échelon du système social allemand. «Vous auriez dû réfléchir à tout ça plus tôt, vous êtes complètement fou, disparaissez, foutez le camp», aurait répondu Herzberg, «avec un petit sourire», ajoute l'accusé, seul témoin de la scène. C'est à ce moment-là que «tous [s]es plombs ont sauté», résume-t-il. Sitôt après les faits, il s'était rendu à la police de la ville voisine de Brême.

Tout en cherchant à écarter l'idée de préméditation, l'avocat de Braeuner, Michael Brennecke, voudrait aussi faire de ce procès, celui de «la prétendue politique de l'emploi». «Sans le chômage et tout le système de prétendues mesures de retour à l'emploi, qui ont démoli mon client, les faits ne pourraient pas s'expliquer», dit-il, promettant d'apporter au tribunal des études sur les effets psychologiques du chômage de longue durée.

Isolement. Ingénieur mécanicien de formation, Werner Braeuner était sans emploi depuis avril 1992: la firme qui lui assurait alors un revenu mensuel de quelque 10 000 marks brut (5 000 euros) avait fait faillite. Dans sa déclaration lue vendredi, il raconte la longue descente aux enfers qui s'ensuivit: les candidatures à envoyer pour des emplois qui, à l'évidence, ne correspondent pas à ses qualifications, les formations enchaînées, cours d'anglais, cours de français, formation de soudeur, formation aux relations publiques, sans que jamais l'espoir d'un emploi ne se réalise. D'espérance en déception, le soupçon se fait certitude: ces formations ne servent qu'à le «garer» provisoirement en dehors des statistiques du chômage.

Supportant de moins en moins les reproches ou les bons conseils de ses parents et amis, il se retrouve seul. Quelques mois, il vit avec une femme.

Mais les disputes n'en finissent plus. Il la quitte deux mois avant la naissance de leur fille pour se réfugier dans une chambre louée à un fermier, où il s'enferme et boit.

En juillet 2000, il tente encore une nouvelle formation, au dessin industriel, mais il abandonne en novembre, excédé par la lenteur des cours.

Dans un fax au directeur de l'agence pour l'emploi, le 12 janvier de cette année, il l'accuse de lui avoir menti, en soutenant que la loi l'oblige à suspendre ses allocations. «Vous me brisez le cou», accuse Braeuner, ajoutant: «A part la couleur du costume, qu'est-ce qui vous différencie d'un sbire nazi?» Ces excès de langage ont contribué à isoler Braeuner. Ainsi, le Bild, le grand quotidien populaire allemand, a prestement résumé l'affaire: «Sur l'Internet, au lieu de chercher du travail, il cherchait des camarades de souffrance [...] il fuyait la réalité dans la virtualité.» «La fuite dans la réalité virtuelle serait bien plutôt de courir désespérément après un travail qui n'existe pas!», rétorque Guillaume Paoli.

Faibles dons. Mais, depuis les appels venus de France, l'affaire commence à faire du bruit en Allemagne. «Nous recevons des lettres de toute l'Europe, rapporte l'avocat de Braeuner. Pour les dons, en revanche, sur le compte de soutien que nous avons mis en place, nous n'en sommes qu'à 300 marks (150 euros).» Le procès ne donnera guère de temps à la mobilisation: seules trois autres journées d'audience sont prévues, ce qui pourrait permettre un verdict dès le 13 août.


Le texte qui suit a été écrit un peu après à l'annonce du geste désespéré de Werner. Il répondait à une demande pour expliquer ce qui était luiétait arrivé. Ce texte est resté inédit.

Werner a tué son directeur d’Anpe

Werner est allemand, il était au chômage depuis 9 ans. Il a revendiqué son acte comme étant un acte politique.
Il était engagé, via Internet, dans les luttes de chômeurs-euses et participait au réseau « Hopetosse », réseau qui appelle « à la résistance créative contre le capitalisme ». Il intervenait souvent dans le forum d’AC en France. Il réclamait de meilleurs minimas sociaux pour les personnes au chômage.
Symboliquement il a choisi de mettre en oeuvre son acte le jour, où le directeur en question devait annoncer la publication des chiffres du chômage.
La réaction officielle a été de le présenter comme un fou, mais aussi de saisir son ordinateur pour étudier les mouvements européens anti-capitalistes (il avait laissé cette machine chez lui sans prendre aucune précaution de sécurité, il était en lien, par Internet interposé, avec beaucoup de gens engagé-es politiquement en Europe). Les dirigeants allemands sont venus nombreux à l’enterrement du directeur de l’Anpe. Il a été affirmé qu’il était « l’avocat des pauvres ». Les autorités ont fait l’apologie de « ce grand humaniste ».
Le geste de Werner a suscité des réactions mitigées. Avant que le cachot de Werner ne devienne son caveau, nous devons essayer de comprendre son acte ou tenter de le faire. Pourquoi la colère interne de Werner est-elle devenue meurtre ?
La première chose que nous pouvons noter, c’est sa parole personnelle qui le place sur un terrain politique, il revendique son geste comme un acte politique. Ensuite, nous devons noter le contexte européen des mesures de gestion du chômage de masse qui sont liées à ce qui s’est passé. Ces mesures sont à peu près partout les mêmes. En France il s’agit du Pare, en Angleterre cela s’appelle le New Deal. Il s’agit de transformer les chômeurs en travailleurs-euses précaires corvéables à merci, même s’ils sont plus pauvres comme travailleurs-euses que sans travail. La situation faite aux personnes au chômage a tendance à les pousser à bout. Les programmes de traitement du chômage présente les mesures comme « un nouveau départ », alors que ce sont des outils pour créer une main d’oeuvre flexible et mobile et la payer le moins cher possible. Ces mesures doivent permettre un contrôle social renforcé afin que perdure le système d’exploitation et de domination du capitalisme. Pour Werner, son directeur d’Anpe est devenu le symbole même de ces mesures d’oppression.
Dans le contexte socio-politique nous devons intégrer toute l'idéologie libérale du risque, cette idéologie est transmise en France par la CFDT et par François Ewald, qui tente de récupérer l’oeuvre de Michel Foucault pour le bénéfice des patrons. Il s’agit bien d’une offensive du capitalisme et de ses défenseurs.
Werner était ingénieur, il avait une autre vision du monde plus idéaliste, il était préoccupé par les questions philosophiques. Son agence pour l’emploi avait fait pression sur lui afin qu'il fasse un stage. Il devient partout en Europe extrêmement difficile de refuser n'importe quelle proposition de l’Anpe sans mettre en cause les prestations sociales que l’on reçoit, c'est un peu marche ou crève. Soit on rentre dans un travail, n'importe lequel de préférence, soit on accepte une formation non choisie, qui, la plus part du temps, n'en ait pas vraiment une. Les travaux proposés sont en général mal payés, ils ne procurent que peu de valorisation, ils sont précaires le plus souvent, parfois pénibles, selon des horaires à temps partiel ou répartis en plusieurs moments dans la journée, ou encore décalés. Un travail, où on se doit d’être disponible rapidement, le téléphone portable permettant d’être joint partout et à n’importe quelle heure, merci la communication moderne ! Les stages sont appelés « prestations aux chômeurs », ils sont aussi, de plus en plus souvent, dits « de dynamisation ». En France il a été supprimé 30% de budget pour des stages de formations qualifiantes cette année, ils sont de plus en plus souvent remplacés par des stages d’insertion, où le savoir être est plus important que le savoir-faire, ils vont finir par ressembler aux prestations de la scientologie. C’est bien le formatage du comportement qui est visé, comme dans les nouvelles méthodes de management. Les budgets de ces stages sont en constante augmentation, 40% de plus pour cette année, le double l'année prochaine. Ces chiffres ont été donnés par une Anpe locale lors d’une réunion avec un chef d'agence.
Werner avait commencé un de ces stages. S’il refusait, il perdait ses allocations. Puis, il aurait décidé que finalement cela le menait à rien, il aurait arrêté. Il aurait eu droit alors au RMI, c'est là que ce directeur a dû faire du zèle, car Werner a été presque exclu de cette mesure, ses prestations ont été diminuées. Pourtant, même lorsqu'elles sont entières, ces prestations sociales permettent juste de survivre. Les difficultés financières sont telles, qu’on reste juste « la tête hors de l’eau » et qu’au moindre besoin supplémentaire ou au moindre pépin, c’est la catastrophe. Le mental est absorbé presque entièrement par la survie et il est assez difficile de penser à autre chose. Werner était pris entre les absurdités administratives et les conflits légaux. Son sort, de fait, sortait du champ de l'application strict du code du travail. Les membres des associations de chômeurs-euses allemand-es confirment ce point. Un employé des services sociaux avait essayé de l’aider dans ses démarches pour qu’il retrouve ses droits, mais cela était assez compliqué sur le plan juridique. En tout cas, ce point relativise l’humanisme du directeur de l’Anpe en question, l’abus de pouvoir était manifeste, mais l’idéologie, qui prétend connaître ce qui est bien pour les personnes à leur place, permet de justifier ce style de mesure. On rencontre beaucoup de comportements similaires dans le cadre du travail social ou de l’éducation, le leitmotiv est toujours « le bien de la personne » ou « le bien de l’enfant ». Comme dans l’ingérence humanitaire, la notion « le bien de ... » permet de mettre en oeuvre des mesures qui maintiennent la domination en place et facilite sa reproduction. La psychologie est rapidement invoquée pour dire que la personne a besoin d’aide et que les observateurs-trices extérieur-es savent mieux que la personne elle-même ce qui est bon pour elle. Sur ce plan, effectivement Werner avait des difficultés. Il se nommait lui-même « Aidos », ce qui veut dire « le timide », « l’humble ». Il venait de perdre son père dans le courant de l’année, il vivait une séparation affective avec sa compagne après la naissance de sa fille depuis l’été dernier.
La personne, qui lui louait sa chambre dans une ancienne ferme, parle de Werner comme d’un homme non violent, qui vivait de façon isolée et qui passait beaucoup de temps devant son ordinateur. Cette personne a ajouté que « Le bien aimé directeur de l’Anpe aurait pu être la figure de père positive pour lui, mais il le voyait comme un bureaucrate qui appliquait des lois méprisantes (ou méprisables, la traduction n’étant pas complètement sûre) ».
L’explication psychologique par le meurtre du père est-elle suffisante pour essayer de comprendre le geste de Werner ? Ce n’est pas sûr !
Les réactions de certaines personnes lient le geste de Werner à la lutte de classe. D’autres font silence, comme si le poids de cet acte était trop lourd à porter. Il semble bien que beaucoup de gens au chômage de puis longtemps aient eu ce genre d’idée, ce type de pulsion de mort, et comme c’est trop violent, trop dur à assumer, que cela provoque un fort sentiment de culpabilité, on le refoule vite au fond de soi.
Cet assassinat s’inscrit dans un nouveau cours du capitalisme, un cours où la subjectivité des humains est mobilisée et convoquée pour le bon fonctionnement du système. Les mesures qui ont été appliquées à Werner sont des mesures qui accentuent l’individualisation des parcours des personnes. Le lien entre le social et le psychologique permet d’occulter le poids de l’injonction collective et contribue à ce que les humains vivent leurs situations de façon plus individuelle. Dans la Revue Multitudes G. Lazzarato parle du « gouvernement par l’individualisation » à propos de la refondation sociale proposée par le Medef et qui accentue ce qui avait été inauguré avec le RMI, où il est prévu que le volet insertion doit permettre de rendre à la société ce qu’elle a donné pour la survie des personnes (cf Multitudes, numéro 4, Mars 2001, page 153 à 162). Les mesures contenues dans le Pare sont basées là-dessus, le projet est individuel et c’est à soi-même qu’il faut s’en prendre si cela ne marche pas.
D’autre part, Werner était, comme beaucoup de personnes aujourd’hui, un utilisateur régulier et important d’Internet. Son isolement pratique était compensé par ses liens internautiques au niveau européen. Il discutait avec beaucoup de monde en Europe. Il parlait l’anglais et le français. Les discussions, que les gens avaient avec lui, par mail, étaient appréciées parce que son point de vue était incisif et aussi parce que son français était « savoureux, amusant, indéfinissable ». Il faisait preuve « d’une grande lucidité et d’humour » selon un de ses correspondants. Il semble bien que Werner mettait en oeuvre au travers d’Internet un lien entre des personnes vivant en Europe de façon humaniste et culturelle. Il est significatif qu’après son geste criminel et avant de se rendre à la police, il s’adresse à une personne vivant en France pour informer la sphère militante de son histoire. Les liens tissés par Internet sont donc aussi des liens affectifs et émotionnels. La communication directe favorise cela. Il ne me semble pas qu’il soit question, dans les événements récents, d’une démarche collective faite par Werner avec des chômeurs-euses dans son Anpe. Il est resté, semble-t-il, piégé par le juridisme galopant de nos sociétés.
La sérialisation concernant Werner avait donc deux volets : 1 / l’aspect collectif mis en oeuvre par la société, celui des mesures « d’accompagnement du chômage » proposées par les gestionnaires du capitalisme, 2 / et son activité personnelle qui était beaucoup centrée sur Internet ces derniers temps. Il est exact qu’il a vécu le désespoir des personnes en chômage de longue durée, sa démarche a eu un coté suicidaire. Il a exercé sa violence interne contre son directeur d’Anpe. Est-ce que cela en fait un héros ? De mon point de vue, non ! A mon avis, l’histoire de Werner est à relier à l’exercice de la politique capitaliste qui prend toute la vie, la biopolitique du contexte postmoderne. Dans les mesures de traitement du chômage, la politique convoque la vie des personnes au niveau intime, la subjectivité est mobilisée soit pour s’intégrer au système avec un travail ou soit pour rester intégré-es comme bénéficiaires des minimas sociaux, mais en acceptant l’assistanat et donc le fait que l’on décide pour vous, ce que refusait Werner. Il s’agit bien d’une gouvernementalité des populations.
Les réactions à cette gestion individualisée des populations sont assez variées et, dans ce cadre, il est difficile de mettre en oeuvre des luttes collectives. L’individualisation vécue par l’intermédiaire d’Internet donne un nouveau souffle à l’existentiel et crée de nouveaux liens humains. Ces liens sont réels malgré l’aspect virtuel de la communication en question. Les mouvements politiques en lutte contre le capitalisme sont en difficulté, parce que les multiples modalités de l’individualisation désorganisent le sentiment collectif et détruisent ce qui restait de conscience de classe. Le poids de l’existentiel est maintenant une donnée à intégrer dans notre vision politique, sinon on ne comprend rien à ce qui se passe et nous sommes déchiré-es, désemparé-es face à des choix tels que Werner les a mis en oeuvre. D’un coté, on comprend son geste, et de l’autre, on ne peut pas le soutenir, nous sommes pris dans une double contrainte qui tend à bloquer toute tentative de penser ce qui s’est passé. C’est bien ce lien entre le personnel et le politique qui, aujourd’hui, nous pose problème. Notre subjectivité, notre existentiel est présent dans notre façon de faire de la politique, dans nos façons de « faire groupe ». Werner nous interroge de façon brutale sur notre manière de nous engager individuellement et collectivement contre le capitalisme.
Suivant les situations et les choix personnels, on peut observer plusieurs façons de vivre cela. La manière individuelle et la manière collective, et souvent les deux sont emmêlées. La façon collective se vit souvent en groupe, où, parfois, la façon de fonctionner collectivement protège un peu de la violence personnelle, parce que la violence peut rester symbolique, orale. Le « faire groupe » canalise l’énergie des personnes selon des modalités, où l’autonomie personnelle doit tenir compte de la collectivité dont on est membre. Le groupe dispense ainsi de se poser trop de question sur soi-même, sur son rapport au désir de politique, sur ses rapports à la violence, sur ses désirs de mort contre les autres, sur son estime de soi, sur sa propre image de soi, sur sa place dans la communauté humaine, ses réussites, ses échecs, sur son narcissisme, sur sa volonté de toute puissance. Le groupe donne accès à une bonne estime de soi assez facilement, les grand idéaux humains sont à la base de l’engagement politique radical, de l’engagement libertaire. L’activisme, qui existe souvent dans les groupes, rend les questions existentielles moins prégnantes, moins préoccupantes, on est une particule dans un ensemble, où « l’être ensemble » suffit à répondre à la question métaphysique, à nous donner une raison de vivre. Si la voie individuelle est plus développée pour notre parcours personnel, par choix ou pour des raisons liées aux circonstances, on doit se confronter, à un moment ou à un autre, à ce type de question. Parfois, cela conduit à envisager un travail sur soi, travail sur soi que l’on peut mettre en oeuvre de façon instituée ou non, on peut être amener à demander de l’aide pour avancer quand on souffre trop. Quand ce n’est pas le cas, la voie personnelle peut conduire à des dérapages comme celui de Werner et dont a été victime son directeur de l’Anpe locale. Bien qu’en étant en relation avec beaucoup de personnes, par l'intermédiaire de son ordinateur, il n’a parlé de son projet avec personne. Ensuite, le discours de lutte de classe peut très bien servir de rationalisation a posteriori, une rationalisation qui recouvre la dérive psychique et qui déplace le problème du fonctionnement personnel vers le collectif en accusant la gestion de la politique qui prend toute la vie de détruire les personnes et de les soumettre à un contrôle social inadmissible. L’interrogation éthique entre les fins et les moyens nous montre facilement que, dans le cas de Werner, les moyens font partie de la fin, ceux-ci sont contraires à l’esprit de nos luttes anticapitalistes et libertaires, même si on peut expliquer beaucoup choses par le contexte. Philippe Coutant Nantes le 3 Avril 2001


Le contact de Werner :
Werner Braeuner, JVA Verden, Stifthofstr. 10, 27283 Verden