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Date: 26 Mar 2004
Subject: [atsx] FW: Hommes violents et fermés
Hommes violents et fermés
Journal LE MONDE 23.03.04
Que se passe-t-il dans la tête d'un homme qui tape sur sa
femme ? Quelques praticiens et chercheurs se sont fait une spécialité
d'observer cette espèce commune, mais méconnue.
Quand Marie-France Maurelet-Debord a rencontré René
pour la première fois, dans son bureau de l'hôtel de
police de Limoges, le mari de Françoise ne lui a pas paru
très différent des autres hommes auxquels il arrive
de taper sur leur femme. "Il a commencé par nier et
fait tout un chambard pour la récupérer", raconte
l'assistante sociale-psychologue. René, la quarantaine, est
agent d'entretien. Françoise, la quarantaine aussi, est "femme
au foyer".
Arrivée "violette de bleus" chez les policiers,
Françoise, dans un "état d'angoisse et d'alcoolémie
extrême", ne souhaite qu'une chose : "être
mise à l'abri". Après avoir juré que sa
femme s'est "cognée toute seule", René finit
par admettre qu'il "la tape", mais "très peu".
Tandis que Françoise, d'abord hospitalisée, décide
de vivre dans un foyer, René entame un "très
long et très gros travail sur lui-même".
L'expérience durera trois ans. "Après plusieurs
entretiens avec moi, il adémarré des séances
avec des psychiatres. Au début, il se sentait contraint t
forcé. Et puis, il s'y est mis", raconte Mme Maurelet-Debord.
A lademande de Françoise, le couple divorce et, quelque temps
plus tard, René est condamné par la justice à
une peine de prison avec sursis. "Il a pris ça comme
une fatalité : son histoire était devenue publique."
Mais il n'arrête pas, pour autant, sa psychothérapie
: "Lui-même avait été élevé
dans un milieu très dur, où la violence était
le seul mode de communication. Il a dûrevoir de fond en comble
son fonctionnement et ses représentations." Françoise,
de son côté, accomplit "un énorme travail
pour s'aimer un peu - elle qui vivait dans la culpabilité
et le mépris d'elle-même", et réussit à
rouver un job. Est-ce parce qu'entre ces deux-là il y avait
de l'amour ? René et Françoise ont fini par "se
remettre ensemble".
Tout arrive dans les couples brisés par la violence, même
les réconciliations. Mais Mme Maurelet-Debord se méfie
des grands mots. La seule leçon qu'elle tire, c'est qu'"on
ne résout pas les violences conjugales si on ne travaille
pas, dans le même temps, avec l'un et avec l'autre" –
le cogneur et sa victime.
Car si les femmes battues sont un phénomène très
observé, on entend rarement les hommes violents, très
réticents à se livrer. "On a pris l'habitude
de prendre les choses par l'autre bout - celui de la victime, et
non celui de l'agresseur, constate le psychologue marseillais Charles
Hein. La violence conjugale reste une histoire privée, alors
qu'il y aurait devoir à faire scandale."
En France, pourtant, l'article du code civil napoléonien
autorisant le mari à battre son épouse a fini par
être abrogé en 1975, et la violence domestique est
désormais punie par la loi. Depuis 1992, le fait qu'un auteur
de violences soit le concubin ou le conjoint de la victime est considéré
par le code pénal comme une "circonstance aggravante".
Pourtant, loin de reculer, le phénomène s'avère
extraordinairement massif et brutal. Près d'une femme sur
dix vivant en couple en est victime : c'est ce qui ressortait de
la première Enquête nationale sur les violences envers
les femmes (ENVEFF), présentée en décembre
2000 par la secrétaire d'Etat aux droits des femmes, Nicole
Péry, et publiée par La Documentation française
en juin 2003. Environ 50 % des femmes victimes d'homicide à
Paris et en proche banlieue entre 1990 et 1999 ont été
tuées par leur mari ou leur conjoint, précisait, en
février 2001, le rapport du professeur Roger Henrion, révélant
également que, sur l'ensemble du territoire national, "trois
femmes meurent tous les quinze jours du fait de violences conjugales".
Soit six femmes chaque mois.
La première fois qu'il a cogné une femme - sa compagne
du moment, très amoureuse et "jalouse" de lui,
assure-t-il -, Serge T., cadre supérieur dans l'industrie,
en a tiré plaisir. "Le fait de taper sur elle, ça
m'a vachement plu, ça a débloqué des trucs,
ça m'a montré, insiste-t-il, que c'est pas dangereux
pour moi de taper sur quelqu'un."
Son amie, "toute bleue" de coups, y a aussi trouvé
son compte. Parole d'homme. "Avec moi, explique Serge T., elle
vit le Prince charmant -moi-, accompagné d'amour impossible
(...). L'autre jour, quand on s'est tapé dessus, elle m'a
dit : j'en ai marre d'être malheureuse à cause de toi.
Je lui ai dit : tu sais à quoi tu joues, c'est pas à
cause de moi que tu es malheureuse, tu sais à qui tu as affaire.
Et puis, je lui ai dit : de toute façon, tu aimes bien être
malheureuse, ça te plaît (...). Elle aime bien ça,
être malheureuse. Elle sait comment ça marche."
Pour Serge T., le plaisir de cogner est devenu un besoin : "On
est accro, quoi..."
Arthur, lui, serait devenu violent, à l'en croire, par accident.
Il ne le regrette pas. Frapper sa femme, dit-il, "ce n'est
pas une maladie". Un soir, le jeune homme a cru surprendre
sa femme en train de "discuter avec quelqu'un dans le noir".
L'idée d'être trompé lui a fait "tellement
mal" qu'il a battu sa femme comme plâtre. "Elle
a eu tellement peur qu'elle n'a jamais recommencé",
se félicite Arthur. Le fait que son épouse vive désormais
dans la crainte de nouvelles violences ne le trouble pas. "Ce
n'est pas la peur qu'elle a, c'est le respect", estime Arthur.
Mais si son épouse était morte, à la suite
des coups donnés ? "Au fond de mon c¦ur, je sais
que je ne la frapperai plus", élude Arthur. Tout de
même, insiste-t-on..
"Ce serait la conséquence de l'amour, finit par dire
Arthur. C'est comme ça, c'est la vie."
Près de vingt ans séparent le témoignage de
Serge T., quadragénaire aisé, vivant seul, et celui
d'Arthur, intervenant anonymement sur les ondes parisiennes d'Africa
n°1. Le premier s'est confié à la fin des années
1980 à Daniel Welzer-Lang, l'un des fondateurs du centre
d'accueil pour hommes violents de Lyon - premier du genre en France
- créé en novembre 1987. Ses confidences figurent
en annexe d'un ouvrage du sociologue, Les Hommes violents, réédité
en 1996 (Indigo & Côté femmes). Le second s'est
exprimé le 28 octobre dernier dans l'émission radiophonique
d'Eugénie Diecky, consacrée ce jour-là aux
"hommes qui battent leurs femmes". Vingt ans séparent
ces deux témoignages, sans que, dans l'intervalle, les choses
aient beaucoup évolué.
Qu'il s'agisse de pervers ou de psychotiques, de tyrans réguliers
ou exceptionnels, les hommes violents, dans leur immense majorité,
sont "dans une dépendance extrême vis-à-vis
de leur compagne", remarque le psychologue Alain Legrand, qui
dirige à Paris l'association SOS-Violences familiales.
"Cette dépendance ne relève pas du besoin ou
du désir - et bien des femmes se trompent en prenant la jalousie
pour une preuve d'amour. Pour l'homme violent, poursuit le psychologue,
la moindre critique - a fortiori, la moindre insulte - est insupportable,
car il a aussitôt l'impression que tout ce qu'il fait est
mal. Il prend la partie pour le tout. C'est ce qu'on appelle la
faille narcissique. La conjonction de tensions "normales"
et le surgissement d'images enfouies produit, chez lui, une situation
irréaliste.
Il se dit : c'est elle ou c'est moi. Sa compagne devient alors un
objet dangereux, qui met en péril son intégrité."
Ce processus pathologique est, paradoxalement, solidement balisé
: "Si sa femme lui chauffe les bretelles pendant une soirée
chez des amis, dit le psychologue Pascal Cuénot, il va attendre
qu'elle et lui soient dans leur voiture pour la prendre à
partie. L'homme violent sait parfaitement différer sa violence.
Il sait très bien où s'arrêter. Quand il tue,
c'est soit accidentel, soit prémédité."
Au-delà de ces commentaires, le flou reste absolu. "Il
n'existe aucune étude épidémiologique, en France,
sur les hommes agresseurs", note Charles Hein.
"C'est à force d'écouter les femmes battues
que j'ai commencé à m'interroger sur les hommes violents",
raconte Claudine Petelot, elle aussi psychologue, et qui a longtemps
travaillé comme "écoutante" à la
Fédération nationale Solidarité femmes. "A
ne s'occuper que des victimes, j'ai fini par avoir l'impression
de mettre un emplâtre sur une jambe de bois", ajoute
la jeune femme, qui a rejoint l'équipe d'Alain Legrand, installée
dans le 12e arrondissement de Paris. Une permanence téléphonique
et des séances de psychothérapie sont offertes aux
hommes qui en font la demande. Beaucoup de ces patients consultent,
non pas spontanément, mais sous la pression des tribunaux,
dans le cadre des "obligations de soins" ordonnées
par les juges..
"Les hommes qui font la démarche de leur propre chef,
ce sont vraiment des exceptions", souligne Claudine Petelot.
C'est pourtant parce que "la violence conjugale se tricote
à deux", selon la formule d'une psychologue de Montpellier,
Ginette Lespine, et parce que la colère des agresseurs se
retournait contre elles, que les militantes du centre d'accueil
pour femmes battues de Belfort se sont, un jour de 1989, demandé
"comment faire" avec les hommes violents. Ces derniers,
décidés à récupérer leurs compagnes
venues chercher refuge dans les locaux de Solidarité femmes,
étaient devenus une menace pour le centre d'hébergement
lui-même.
"Sauf au moment de la crise, quand leur compagne décide
de les quitter et qu'ils voient leur système s'effondrer,
les hommes violents sont dans le déni et le clivage",
explique une responsable du centre d'accueil, Anne Bonnaudet. C'est
dans ce ou ces deux jours de "crise", et seulement dans
ces moments-là, que l'homme violent est "demandeur".
L'intervention d'un tiers - psychologue ou éducateur - peut
alors, parfois, permettre d'entamer ce "travail sur soi-même"indispensable
pour briser la "spirale de la violence"dans laquelle le
couple s'est enfermé.
"On voulait une association d'hommes pour les hommes, on pensait
que le contact serait plus facile", précise Anne Bonnaudet.
L'intuition était bonne : créée à l'initiative
des féministes travaillant au centre pour femmes battues,
l'association Parenthèses à la violence, où
officie Pascal Cuénot, s'occupe, elle, des agresseurs. Du
moins, de certains d'entre eux : tandis que Solidarité femmes
accueille "plus de mille femmes" chaque année,
Parenthèses à la violence ne reçoit, dans le
même temps, qu'"une vingtaine d'hommes" violents.
"Un homme ne dit jamais d'emblée qu'il est violent,
commente Daniel Welzer-Lang, aujourd'hui maître de conférences
à l'université de Toulouse-Le Mirail. On ne bat pas
une femme, même avec une rose, dit le proverbe : aux yeux
de la société, un homme qui cogne une femme, c'est
un pauvre type, un homme qui n'a pas su imposer son autorité.
Pourtant, ce sont des hommes qui souffrent beaucoup."
Quant à ceux - psychologues, sociologues, éducateurs
spécialisés - qui s'intéressent aux hommes
violents, ils sont aussi des oiseaux rares. La plupart se sont inspirés
de l'expérience québécoise et, notamment, des
enseignements du psychologue clinicien Robert Philippe.
Au début des années 1990, la liste de ces pionniers
français n'est pas longue : Daniel Welzer-Lang et Gérard
Petit, à Lyon ; Charles Hein et Michel Sylvestre, à
Marseille ; Alain Legrand et Claude Mastre, à Paris ; puis
Pascal Cuénot à Belfort ; et enfin Magali Barre, à
Limoges. Dix ans plus tard, la liste s'est réduite comme
une peau de chagrin. A Lyon et à Marseille, l'expérience
a tourné court - faute de subventions - et les centres d'accueil
ont fermé. A Paris (SOS-Violences familiales), Belfort (Parenthèses
à la violence) et Limoges (Mots pour maux), les centres qui
marchent encore survivent au jour le jour. En cette fin d'hiver,
l'association d'Alain Legrand n'a que 3 000 euros en caisse. "Le
ministère des droits des femmes devrait nous verser 6 000
euros - du moins, on l'espère !", ajoute, amer, le psychologue.
"La fermeture des centres en France est une victoire de la
victimologie, estime l'universitaire Daniel Welzer-Lang. L'Etat
défend la veuve et l'orphelin, il assure le service minimum."
"Parler des seules victimes permet d'occulter les rapports
sociaux de sexe, analyse, de son côté, la sociologue
Sybille Schweier. On évite ainsi de mettre en cause la domination
masculine et les relations hommes-femmes."
La France n'est pas le Québec. Elle n'est pas non plus l'Allemagne,
où existent "une vingtaine d'associations pour hommes
violents", rappelle Sybille Schweier. La résistance
de ces derniers à reconnaître leur conduite et à
vouloir faire l'effort de changer conforte l'inertie des pouvoirs
publics. Coauteur de Vivre sans violences (Eres, 2004), un ouvrage
collectif où est retracée l'expérience de son
association marseillaise, Charles Hein s'amuse de la capacité
des Français à croire " que, tant qu'il n'y a
pas de demande pour régler un problème, c'est qu'il
n'y a pas de problème". Et conclut : "Puisque les
hommes agresseurs ne sont pas demandeurs, c'est sans doute qu'ils
n'existent pas !"
Catherine Simon
Journal Le Monde ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.03.04
Article diffusé sur la liste ATSX (Antisexiste)
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