Préliminaire : La violence institutionnelle, son lien
avec la loi, la nécessité du « tiers symbolique
».
Cest par la loi et ses interdits que lon devient humain.
Jemploie le terme de « loi » au sens général
telle que lutilise lanthropologie, la sociologie et la psychanalyse,
je ne me réfère pas ici à des formes particulières
de la loi que jaborderai ultérieurement. Il nexiste
pas de culture sans lois. Ces deux aspects de lhumanité
sont indissociables. La culture commence avec la mise en place dun
ensemble symbolique qui règle la hiérarchie des êtres
et les relations déchanges. La loi est primordiale au sens
où elle institue le règne du signifiant, de la parole.
Cest par ce système symbolique que nous humain(e)s nous
accédons au sens, à la signification. La transmission
de ce sens se faisait, et se fait encore en partie, par des récits
mythiques qui expliquent lorigine et permettent lavenir
des communautés humaines. Cest ce que soutient, entre autres,
Levi-Strauss :
« Toute culture peut-être considérée comme
un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels
se situe le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques,
lart, la science, la religion » .
La loi qui nous fait advenir humain est basée sur des interdits
: linceste en particulier. Cest le premier universel humain,
il est de fait le prototype de la notion duniversel. Il existe
sous des formes culturelles variées, mais a également
laspect dune loi générale. Cest lui
qui est considéré comme la base de la culture humaine.
Il est basé sur la prise de conscience de la séparation
entre lidentique et le différent. Ainsi il modèle
la pensée, pousse à léchange (lexogamie),
il donne une base à la logique . Sous une forme de rituel il
installe une instance symbolique qui est le lieu de linterdit
et ce quelque soit les formes particulières dans lesquelles il
se réalise. Ce qui ne veut pas dire que linceste ne se
pratique pas, mais cest justement parce quil nest
jamais acquis définitivement et si tentant quil faut insister
autant sur sa condamnation.
Deux autres interdits fondamentaux sont linfanticide et le parricide
ou le matricide. Ces deux types de crime ont toujours un statut spécial
dans les civilisations humaines. Ils sont dérivés de linceste
et liés à la reproduction de la structure familiale.
Autres interdits importants à relever : le cannibalisme et le
meurtre. Je parle ici du crime intra-spécifique, à lintérieur
de lespèce humaine, pas de la guerre ou du meurtre politique.
Cest à dire que malgré linterdit « Tu
ne tueras point ! », il était possible de tuer facilement
en situation de conflit guerrier. Ce qui est toujours le cas. De plus,
lautorité politique ne sest pas privée déliminer
physiquement beaucoup de gens sans quelle soit condamnée
pour autant. Le cannibalisme, lui, est condamné dans sa forme
première, le fait de se nourrir de la chair dun autre humain(e),
mais nest-il pas encore bien vivant dans le fonctionnement du
capitalisme contemporain ? Que dire de léconomie dusure,
des pressions sur les salarié(e)s, du pillage des ressources
mondiales, etc. ?
Ces interdits ont été véhiculés par la morale
et les religions principalement (par exemple « les Dix Commandements
» dans le contexte judéo-chrétien). Avec la modernité,
la notion de personne a pris plus dampleur et la loi humaine sest
enrichie de linterdit de torture ou demprisonnement pour
opinion. Sur le plan politique, à partir de lidée
dégalité, on en est arrivé après bien
des vicissitudes à proposer : une personne humaine = une voix.
De ce point de vue, les droits de la personne humaine sinscrivent
dans la continuité du renforcement de la loi et de son enrichissement.
Les débats actuels sur la notion de « revenu » ou
sur « les sans-papiers » indiquent bien que nous essayons
daller dans le même sens : une augmentation du respect des
personnes et de leurs opinions (ce qui ne veut pas dire que lon
en tienne compte réellement, surtout dans le contexte actuel
du relativisme et de lindividualisme). Ce qui est en cause cest
la définition même de lhumain. Que faut-il pour vivre
dans cette société ? Une identité, de quoi vivre,
donc les papiers et le revenu sont des enjeux qui concerne la loi et
son contenu !
On peut résumer ce tableau historique (certes un peu trop succinct)
comme une tendance vers la fin de la maltraitance des corps. Cest
ce que constate Foucault dans Surveiller et punir à propos des
brimades physiques. Cette évolution saccompagne du développement
dun savoir sur lhumain et de la mise en place dun
appareillage social de contrôle. Laugmentation du poids
du mental dans la vie sociale a comme corollaire la domination mentale.
Cette tendance est visible surtout en Occident. Ailleurs la façon
dont sont traité(e)s les opposant(e)s est souvent violente pour
les corps et vise bien la destruction des êtres physiquement.
Il faut nuancer le constat parce que, dans le contexte de déréglementation
actuel, la barbarie possède à la fois un visage soft et
un visage très hard, même si on ne torture plus ou si légalité
est proclamée. La destruction des humain(e)s continue dans des
modalités toujours plus sophistiquées mais qui sont toujours
aussi brutales . Car il sagit encore et toujours de contrôler
les corps, le concept de biopolitique rend bien compte de cela. Ce sont
tous les aspects de la vie (corps et esprit) qui sont pris dans les
filets de la domination capitaliste. Ce qui a changé ce sont
les moyens, ils sont plus complexes et techniques, moins directs, presque
invisibles. Cest ce constat qui est à la base de la notion
de domination mentale. Le contrôle des esprits permet de domestiquer
les corps en préservant lillusion de liberté des
individu(e)s. De ce fait on peut se demander si la domination n'est
pas de plus en plus mentale, les technologies qui sont mises en oeuvre
pour contrôler lopinion, l'information, influencer le sens
commun et clore les débats sont devenues suffisamment efficaces
pour éviter à la domination de toujours avoir recours
aux CRS. Ceci ne veut pas dire qu'il n'y pas un aspect militaire et
policier dans lexercice du pouvoir, mais la surveillance et la
répression semblent complémentaires des procédés
de manipulations mentales développées par le spectacle.
Ils atteignent une puissance nouvelle qu'il nous faut prendre en compte.
Tout le monde se croit libre et pourtant tout le monde fait la même
chose, ceci devrait nous étonner. Encore une fois l'étude
de la servitude volontaire, la servitude libérale est à
l'ordre du jour.
La double articulation du symbolique :
Pour expliquer le fonctionnement de la loi, on peut se référer
à la thèse dEdouardo Colombo sur la complémentarité
de loi familiale et de la loi sociale (patriarcale et étatique).
Cest une articulation entre la sphère privée et
la sphère sociale, une double articulation du symbolique . On
peut remarquer à la fois une continuité et une séparation
entre les sphères privées et publiques. Du côté
personnel, il sagit dune transmission et dune intériorisation
des normes, des valeurs, par linscription dans un système
relationnel et laccès à lordre des significations
par lacquisition du langage ; du côté de la société,
il sagit de la prise de conscience dun fonctionnement collectif
et dun rapport de force social. Suivant les analyses, on peut
insister plus ou moins sur lindividu(e) ou sur la société.
La difficulté cest que la loi cest à la fois
la loi du « nom du Père » (nommée ainsi par
la psychanalyse freudienne et lacanienne puis par Pierre Legendre à
sa suite ) et la loi de lÉtat. Lacan dans la dernière
partie de son oeuvre évoque la possibilité de se passer
du père, ce qui ouvre des perpectives assez novatrices puisque
la place du père peut être occupée par une autre
personne. Cette position atténue fortement lobligation
dune liaison entre le lieu de lautorité et la forme
autoritaire de son énonciation. Dautre part, ceci permet
de comprendre pourquoi la loi qui énonce linterdit prend
autant de formes différentes dans les civilisations humaines.
Souvent, les théories philosophiques ont essayé de trouver
une origine divine ou transcendantale à cette loi, mais aujourdhui
plus rien de tout cela ne résiste aux critiques. Celles-ci tendent
à montrer en premier lieu le caractère construit de la
notion de loi, et, dautre part, quil est nécessaire
de renforcer régulièrement la croyance dans cette loi
pour quelle fonctionne correctement. Labsence de fondement
est clairement démontrée, par exemple, à propos
de la notion de « loi naturelle » et du « droit naturel
» qui sont deux nominations abusives dun processus culturel.
Les discussions sur le fondement du droit font toujours appel à
des choix idéologiques. Aujourdhui, le contexte idéologique
post-moderne renvoie toutes les théories dos à dos. Il
ne reste que létat de fait et lintérêt
individuel ou étatique : le rapport de force et le cynisme. Certaines
approches se réfèrent au seul droit positif avec la notion
de texte supérieur ou de loi suprême dont découle
tout lédifice juridique. Dans ce cadre, cest ce texte
qui contient les principes et ce qui importe cest le fonctionnement
du droit pas son fondement.
La violence institutionnelle serait donc, en partie, ce qui institue
lhumain par la violence de linterdit, la loi. Dun
autre point de vue, Leroi-Gourhan arrive à la même conclusion.
A propos de loutil et du langage, il parle de « la mise
hors de soi » ou de « prises de distances » :
« Toute lévolution humaine concourt à placer,
en dehors de lhomme ce qui, dans le reste du monde animal, répond
à ladaptation spécifique. Le fait matériel
le plus frappant est certainement la « libération »
de loutil, mais en réalité le fait fondamental est
la libération du verbe et cette propriété unique
que lhomme possède de placer sa mémoire en dehors
de lui-même, dans lorganisme social. »
Linstitution a toujours été un outil de
domination.
Le caractère conventionnel de la loi réelle est facilement
mis en évidence, sa relativité dans lespace et dans
le temps est indéniable. Par contre, on constate aussi sans grandes
difficultés que la loi a toujours été conjointe
dun système de domination (loi machiste des pères
et loi de linstitution collective : royauté, État).
Celle-ci justifie toujours linégalité sociale.
La forme prise a été le moralisme si souvent critiqué.
Les débats sur la morale ont fait dire au début de ce
siècle à Paul Rée que la morale était une
nécessité pour la vie en société et que
la notion de bien et de mal étaient des subterfuges sans fondements.
Ce qui était une énonciation assez scandaleuse à
lépoque, il prenait Kant à contre-pied et bousculait
ainsi le bel édifice de la philosophie classique qui essayait
de fonder la morale et de défendre lexistence dun
sujet libre, conscient et volontaire.
Si la loi humaine est résultat dune décision, son
contenu peut être évalué. Cest ce quavait
déjà mis en évidence Rousseau avec son «
contrat social ». La question de la définition de ce contenu
fait débat, et cest un enjeu majeur de la politique aujourdhui.
Face au vide et à labsurdité de ce monde, à
la prégnance de largent, de la marchandise et du spectacle,
on se prend à rêver dégalité et de
justice assez vite et de possibles décisions politiques.
Il est possible de distinguer deux types de violence institutionnelle
:
1/ Celle de la domination citée plus haut,
2/ Celle que nous inventons et utilisons dans nos structures militantes
et alternatives où la loi existe aussi : on ny fait pas
nimporte quoi. Cest entre autres par la structure organisationnelle
que nous nous instituons comme sujets politiques, ce qui nous permet
dagir collectivement, de construire une puissance politique en
vue de la transformation sociale et politique.
La loi existe dans la militance.
La question éthique en milieu libertaire est un souci important
et provoque toujours des débats très forts. La liaison
entre le contenu de la loi et léthique est évident,
car il sagit de savoir ce qui est bien ou mal au niveau individuel
et collectif.
Cest bien au nom dune loi que nos interdits et nos condamnations
sexercent. Même si on nemploie pas toujours le mot
« loi », on y préfère en général
le mot « politique ». Il y a régulièrement
des évaluations, des jugements sur les activités, les
comportements, les thèses.
De plus, en milieu militant on peut aussi constater des évolutions
: la sensibilité, lattention aux problèmes de lécologie,
du féminisme ou de lhomosexualité na pas toujours
eu cours de la même manière quaujourdhui.
La nécessité du « tiers symbolique » (nommée
ici loi) pour devenir humain et pour la construction de lhumanité
est fondamentale. Même si on sait aujourdhui que trop dinstitution
tue le sujet, il faut réaffirmer quil nexiste pas
de sujet sans institution.
Ceci est valable aussi pour la militance. Mais une fois cette nécessité
constatée, nécessité pour la vie en commun (lêtre
ensemble des philosophes, la vie sociale pour les sociologues), nécessité
pour accéder à lordre des significations par le
langage (les structures du langage pour les linguistes et létude
du psychisme humain pour les psychologues), il faut ensuite remarquer
que le contenu de la loi réelle est questionnable et nest
pas complètement identifiable à la loi symbolique, que
le contenu de la loi réelle peut se discuter. Cest pour
cette raison que se justifie létude des règles ou
lois pratiques pour évoluer dans un sens plus conforme aux besoins
de lhumanité. Souvent, les libertaires affirment ne pas
avoir de règles ou de lois, mais leurs façons de condamner
prouvent quils ont des valeurs, des éléments de
référence pour argumenter leurs jugements. La règle
ou la loi peut être exprimée clairement ou restée
en partie non-dite et inconsciente. Il est important dexaminer
nos règles et nos lois pour en comprendre la nécessité,
savoir quelles existent, comment elles fonctionnent, mais aussi
pour les évaluer, juger de leur bien-fondé et éventuellement
les faire évoluer dans un sens qui nous conviendrait mieux ou
conviendrait mieux à lidée que lon se fait
de lhumanité. Cest pour cette raison que nous allons
essayer détudier quelques points significatifs de notre
militance.
I / Lexistence de frontières mentales
Le point de départ vis à vis de cette notion, pour moi,
a été lanalyse de D. Bigo sur lÉtat
de population. La question du danger et de lidentité rend
la question des modes de vie et de la culture très sensible.
Pour surveiller lennemi potentiel, il faut le définir et
mettre en place une suspicion généralisée des personnes
étrangères ou dorigine étrangère.
Dans un contexte de pluralité des mondes, il nexiste pas
seulement des frontières physiques, mais aussi des frontières
spirituelles, des frontières culturelles et symboliques. Le différentialisme
culturel au service de la séparation permet en partie de justifier
lapartheid social. Ne sommes-nous pas là face à
de nouvelles variétés de la biopolitique ? En effet, la
gestion des populations devient importante pour la domination et sa
reproduction. Dans ce cadre, la frontière devient aussi mentale
et la mondialisation accentue le phénomène.
La question de lidentité est difficile et le thème
du danger devient central dans les préoccupations de nos sociétés.
Les États de population impliquant de définir et de surveiller
les populations dangereuses ou potentiellement dangereuses, pour remarquer
la différence on sappuie sur le faciès et les comportements,
les habitudes de vie, les façons de shabiller ou de parler,
de faire la fête. On se place face à une norme et un racisme
diffus, mais puissant qui donne un contenu culturel à notre supériorité.
La domination due au système est aussi mentale et passe par lindividu(e),
par son adhésion et son conditionnement, celui-ci se croit libre
et différent(e) alors quil ou elle est comme tout le monde
et se décline à lidentique de façon illimitée.
Si on porte le regard sur nos pratiques politiques et associatives ou
syndicales, ne sommes-nous pas normatifs dans notre façon de
militer, de développer des identités, des formes symboliques,
des ensembles culturels ?
Les chapelles militantes sont nombreuses, le sens commun militant dun
groupe, dun courant tend souvent à discréditer les
autres façons dêtre en politique. Les apports critiques
venant de lextérieur (ou de lintérieur) sont
assez difficiles à accepter. Les systèmes idéologiques
de la militance sont en général peu ouverts.
Exister par la différence, cest aussi valable pour nous.
Le besoin didentité et de sens dans un monde vide et absurde
est très fort. La politique donne une bonne image de soi et un
sentiment de différence par rapport au commun des mortel-les,
ce qui nous permet daccéder à la valorisation symbolique.
La militance est un des moyens datteindre une certaine «
auto-réalisation », un « auto-accomplissement de
soi » que nous interdit le système capitaliste et sa machinerie
sociale complexe. Cest un des points que soulève Human
Bomb dans La société industrielle et son avenir, où
il se livre à une critique acerbe du « progressisme »
militant. Cette critique, nous ferions bien de lintégrer
et de la tourner sur nous-mêmes avant de proclamer si fort que
nous sommes révolutionnaires. Si nous militons, cest aussi
pour exister pour nous-mêmes et pas seulement comme trop souvent
on voudrait le faire croire pour les autres. Ceux et celles pour qui
nous prenons fait et cause sont souvent dexcellents prétextes
à nos besoins existentiels .
Lindividualisme et les affinités électives
sont complémentaires.
Les affinités électives existent en lien avec lindividualisme
qui est à la base de la société. Je nemploierai
pas le terme « néo tribalisme » développé
par Maffesoli . Il ne me semble pas adapté au contexte post-moderne.
La tribu on ne la choisissait pas, cétait une communauté
basée sur les liens de sang, même si le terme est élargi
et employé dans un sens métaphorique, ce nest pas
tout à fait de cela quil sagit pour nos pays. Les
affinités électives, les communautés, nommées
néo-tribus, existent parce que lindividualisme est très
fort et que les personnes se sentent isolées les unes des autres.
Le besoin de se regrouper en communautés éphémères,
où le plaisir lié au copinage est la base du regroupement,
cest une nécessité complémentaire de lindividuation
capitaliste. On peut illustrer notre propos par lexemple de la
danse actuelle où les individu(e)s se côtoient sans se
toucher. La communion collective passe par la présence dans un
même lieu et par la technique qui permet lécoute
de la musique. Dans les danses tribales des sociétés primitives,
lindividu(e) ne sexprime que comme partie dun tout,
voire du cosmos, il, elle appartient à la communauté.
La danse, dans ce cadre, est partie intégrante dun rituel
collectif.
Il faut également souligner limportance des mythes dans
les tribus. La légitimation passe par un récit qui fonde
la vie commune. Dans le contexte post-moderne la fiction na plus
le même rôle ; on peut considérer que la fiction
cest le « monde » lui-même, il est construit
par les médias et le sens commun de la pensée dominante.
Dautre part, il existe un bricolage idéologique important
au niveau personnel, les personnes ont tendance à se faire elles-mêmes
leur formation intellectuelle ou idéologique avec ce quelles
ont à leur disposition ou trouvent sur leur chemin, dans leurs
rencontres. La constitution des opinions est conjointe des circuits
de vie, de lexistentiel.
Dans le même temps, il est facile de constater que les humain(e)s
bougent beaucoup dans leurs façons de sassocier, la rotation,
le turn-over est réel et massif. Une autre caractéristique
de notre situation, cest la pluralité des mondes et labsence
de circulation ou le peu de circulation didées ou dinformations
entre les mondes (sauf par lintermédiaire des grands médias
qui sadressent à toutes et tous indifféremment).
Les personnes humaines bougent, sont nomades, mais la pensée
des « mondes » organisés évolue peu, les représentations
restent assez stables. On voit bien comment sont liées pouvoir
et représentations, la domination maîtrise les énoncés,
le pouvoir tient le miroir. La maîtrise des images identificatoires
est une des clés de la domination au niveau idéologique.
Les mondes militants sont souvent liés à des réseaux
et à des domaines de luttes particuliers : Immigration, droit
dasile, tiers-mondisme et solidarité internationale, chômage
et précarité, syndicalisme, antifascisme, lutte des femmes,
écologie et anti-nucléaire, antimilitarisme, luttes contre
le centralisme nationaliste, squats, luttes dans le domaine culturel,
etc. Les frontières existent dans la militance et entre les militances,
mais aussi entre les mondes associatifs, les mondes culturels, les mondes
sportifs, les classes sociales, les quartiers, les régions, les
générations, etc. Latomisation et le particularisme
identitaire sont deux aspects de la domination contemporaine, une conséquence
de ce que Deleuze et Guattari nomment déterritorialisation.
Peut-on échapper aux institutions totales ?
Cette définition convient bien pour les associations ou regroupements
qui incluent la militance dans beaucoup daspects de la vie, toute
la vie ou presque est concernée. On lutte ensemble, on milite
ensemble, mais on boit aussi des coups ensemble, on cause, on mange
ensemble, on chante, on fait la fête, les activités ludiques
se conjuguent au militantisme, des relations affectives fortes se nouent,
on est bien ensemble, toute déchirure prend un aspect dramatique,
etc. Cette notion a été évoquée par certaines
personnes pour décrire le Gasprom et ses difficultés (il
sagit de lAsti de Nantes où certaines tensions sont
apparues, entre autres, en Décembre 1997 et Janvier 1998. Cest
une association dont jai été membre pendant longtemps,
son but est la solidarité avec les étrangers). Les relations
humaines et affectives ont brouillé si fortement le débat
politique que beaucoup de gens disent navoir pas compris ce qui
sest passé et sont incapables dexaminer rationnellement
le fait quils et elles ont voté une motion préconisant
lunité avec la social-démocratie au pouvoir.
Cette hypothèse dinstitution totale semble valable pour
un certain nombre de nos regroupements militants. Il semble bien que
ce genre dinstitution totale corresponde aux besoins des personnes
pour exister dans un cadre collectif et ce dans le contexte de la post-modernité
où lindividualisme et affinités collectives sont
la règle.
Les frontières mentales et les territoires organisationnels sont
à relier aux constats suivants :
1 / Il est très difficile dexister de façon autonome
et originale dans cette société. Ce phénomène
a été décrit dans lHomme unidimensionnel
de Marcuse, il est également évoqué par lHomme
sans qualités de Musil.
2 / Les organisations se sentent propriétaires des idées
et tendent à perdurer pour elles-mêmes comme toutes les
institutions. Cest pourquoi laspect identitaire est si important
dans les groupes.
En cas de conflit, la violence des mises à mort symboliques est
réelle. Le maintien des frontières mentales peut conduire
à la mort mentale si le flux des idées se tarit ou si
lorganisation fournit seule le prêt à penser et le
cercle des relations humaines.
II / Le pouvoir en milieu militant :
Ce sujet est rarement évoqué, il est même plutôt
tabou. Jai déjà abordé ce thème dans
deux textes :
« Comment devenir un bon dirigeant politique en 10 leçons
? » en Juin 96.
« Est-il possible de vivre en paix avec la chefferie militante
? » en Janvier 98 (publiés en annexe).
A chaque fois, le contexte était difficile dans la militance
locale et cétait un moyen pour moi de tenter de men
sortir et dessayer de poser publiquement le problème. Ce
qui sest passé depuis me renforce dans la conviction que
la question vaut toujours le coup dêtre soulevée
ici ou là-bas, hier comme aujourdhui et sans-doute encore
demain.
Le pouvoir prend de multiples formes.
Le plus courant dans la pratique militante cest le pouvoir charismatique,
mais il peut être aussi organisationnel, informationnel, machiste,
ethnique, urbain, générationnel, centraliste, financier,
technique, parisien, symbolique. Dans ce domaine on peut observer le
poids important de "lAura" acquise par la participation
à des événements historiques voire mythiques comme
36 en Espagne ou Mai 68 ; on peut également vérifier le
prestige dû à la position dintellectuel reconnu ;
la valeur de lorigine sociale, la classe ouvrière en particulier
; lautorité que confère lorigine familiale
par le lien avec les grands ancêtres ; le respect que procure
le fait davoir été victime de la répression,
etc. Tout ceci donne un label difficile à contester, parfois
même incontestable.
Largument dautorité na pas quune seule
forme. Lexistence de féodalités dans le milieu libertaire
néchappe à personne et personne nen parle
évidemment. Si on en parle, cest en catimini, et ceci ne
fait quamplifier le malaise. Etonnant comment au nom de la «
cause » on fait silence !
La solidarité entre les pouvoirs et le machisme semble bien être
une des caractéristiques majeures de cet aspect de notre vie
militante.
Pour sen rendre compte il suffit dobserver nos moeurs avec
un tout petit peu dattention :
Qui dirige dans les groupes politiques ?
Qui parle dans les débats ?
Dans les initiatives militantes et les réunions qui prend majoritairement
les notes ?
Le rapport à « la » vérité cause de
bien des soucis :
La question de la vérité est un enjeu puisque cest
en son nom que lon dit avoir raison et que les autres sont des
mauvais(e)s. Mais qui détient la vérité en politique
?
La volonté de vérité est suspecte nous a enseigné
Nietzsche, la posture des partis peut être comparée à
celle des prêtres dénoncée par ce fou illuminé
de poésie : le ressentiment. Zarathoustra énonce que Dieu
est mort, le monde est désenchanté et nous sommes condamné(e)s
à vivre dedans. Toutes nos tentatives de lenchanter à
nouveau sont vouées à léchec. La clôture
sur « lun » que véhicule la notion de parti
ou dorganisation est une figure de la prétention à
« la » vérité.
La position des humain(e)s qui pensent être porteurs de la vérité
leur permet de transformer leurs croyances en certitudes. Être
porteur de la vérité donne le droit de se sentir dans
la bonne position et davoir le beau rôle. Le passage de
la théorie à la pratique est facilité parce quon
a raison. La vérité est un bien précieux quil
faut garder à tout prix quitte à construire des délires
pour sarranger du réel.
Il faut se poser la question, à mon avis, de savoir si on ne
confond pas trop souvent sujet et organisation comme sur le plan personnel
on confond si souvent individu(e) et sujet . Le sujet peut être
individuel ou collectif de temps en temps. Croire que le regroupement
politique est toujours un sujet est un leurre qui est dangereux. Dautre
part, le souci de pureté est également nuisible, il permet
lexclusion, lisolement dans une position élitiste
et méprisante pour les autres. Lorganisation est une variété
dinstitution qui a ses exigences propres, elle aussi a besoin
dun système de pouvoir et dobéissance afin
de fonctionner et de continuer quels que soient les aléas de
la vie politique. Au contraire le sujet est lié au désir,
ce qui donne un fonctionnement très différent ne visant
pas la durée, mais la satisfaction du désir de liberté,
dégalité et de justice.
Le fonctionnement autoritaire et sectaire chez les libertaires est assez
courant même si ce nest pas admis ouvertement. La question
du respect des personnes nest pas souvent abordée, elle
ne semble pas faire de difficultés quand tout va bien, mais en
cas de désaccords et de rejet, le respect peut faire problème.
Les disqualifications, la mise en place de procès existe souvent,
même si ce nest pas dit comme cela, mais on demande des
comptes et on invective assez facilement. Le discrédit cours
vite, comme la rumeur, il fonctionne à lambiance, son efficacité
est redoutable .
Quand je parle de violence institutionnelle en milieu militant, je nomme
ainsi ce qui institue par le regroupement collectif le sujet politique,
ce qui définit et transmet le contenu de la règle, de
la loi. Parfois celle-ci nest pas explicitée complètement,
mais son existence est indéniable. En milieu militant on ne fait
pas nimporte quoi au risque de critiques très virulentes
ou de processus dexclusion et de condamnations violents. Il faut
mettre cela en rapport avec les problèmes existentiels qui sont
à la base de notre engagement. La déstabilisation mentale
de la personne qui quitte un groupe est réelle et forte, la destruction
psychique et la castration mentale peuvent être au bout du chemin
militant. On se rend compte à ce moment là quil
est difficile au sujet dexister hors du groupe, hors de linstitution
totale. Si on veut permettre lautonomie réelle des personnes
et lexistence des sujets politiques, il me semble nécessaire
de plaider pour plus de souplesse dans notre vision de lengagement
et dans notre façon de concevoir les organisations.
La question de la croyance nest pas réservée aux
sphères religieuses, elle nous concerne aussi. Notre besoin de
certitude, notre désir de croyance, dabsolu et de pleinitude
existe et est inclus dans notre fonctionnement mental individuel et
collectif. La croyance ne se donne pas comme telle, elle est incluse
dans un ensemble dit de vérité où la cohérence
fait bloc pour légitimer une idéologie, même si
dans cet ensemble didées il existe de nombreux points de
savoir déjà démontrés et vérifiés.
Le fait de questionner un petit point de détail de cette vérité
peut mettre en danger lensemble de la théorie, ce qui explique
la violence des réactions devant la mise en cause de cette vérité
et les accusations de trahison si couramment employées dans nos
milieux. Si cette affirmation semble trop forte, il suffit de se rappeler,
par exemple, les mots employés lors de la scission entre les
deux CNT. Cétait il y a quelques temps en France, ce phénomène
na rien dexotique. On peut mopposer le caractère
exceptionnel de cette situation, mais, pour ne citer que deux autres
cas récents et connu(e)s dun grand nombre de personnes
dans la mouvance libertaire : Que dire des débats autour de la
mobilisation contre la tenue du G7 à Lyon ? Comment appréhender
les déchirures lors du mouvement des chômeurs(euses) et
précaires sur la notion de radicalité au début
de 1998 ?
Je ne pense pas quil existe une position plus éclairée
quune autre, puisquil nexiste pas de position de vérité
absolue. Ce quil est possible dencourager cest lattention
au doute et à la confrontation, à la curiosité,
à louverture qui peuvent tempérer ce genre de dérapage
et de clôture .
III / Le multiple :
Il se constate facilement avec la :
- Multiplicité des bases de la révolte.
- Multiplicité des formes de révoltes.
- Multiples lieux et multiples subjectivités.
- Multiplicité des approches critiques. Pour développer
les théories critiques il faut confronter les écoles,
les niveaux humains (psychologie, sociologie, psychosociologie, langage,
histoire, économie, cultures, idéologies, mentalités,
etc.), les courants didées, etc.
En conséquence, il est donc nécessaire de favoriser les
transversalités, les échanges, de ne pas hésiter
à citer ses sources, même si elles ne sont pas orthodoxes
ou si elles viennent de la bourgeoisie (universitaire ou non), daccepter
la pluralité, la multiplicité des démarches en
acceptant la discussion raisonnée et de dépasser les frontières
mentales trop étriquées de nos organisations respectives.
Toute approche particulière montre ses limites si on la pousse
jusquau bout. Le développement maximal de chaque théorie
critique met en évidence quelle contient un aspect erroné.
Chaque discipline intellectuelle a besoin dêtre complétée
par dautres approches. Pour illustrer notre propos, on peut prendre
lexemple en philosophie des thèses qui défendent
la primauté de lidée sur la matière, thèses
qui ont conduit certains penseurs à affirmer quil nexistait
que de lidée et que les choses nexistaient que si
on les pensait, ce qui est absurde. A linverse certaines écoles
de pensée affirment la priorité de la matière sur
lidée et refusent tout rôle important à lidée
(donc à la culture, au symbolique et à lidéologie),
ce qui est aberrant. Pour donner un autre exemple, on peut partir de
lindividu(e) et dire que tout passe par lui et minimiser ou nier
les phénomènes sociaux (ce que font certaines théories
psychologiques). On peut aussi insister de façon outrancière
sur le fonctionnement collectif et dénier toute importance aux
problèmes personnels (ce que faisaient certaines variétés
de marxismes et font encore certaines théories sociologiques).
IV / Le rapport moyens / fins
On constate facilement qu'au nom dun idéal on peut parfois
faire nimporte quoi. Il est possible de devenir un soldat au nom
du collectif (le guerrier du Service dOrdre par exemple), de manier
la violence sans état dâme contre les faschos, les
flics parfois, de temps en temps contre le P.S., mais aussi contre dautres
organisations si nécessaire. On peut le constater à Nantes
ou à Paris.
Souvent, la fin est censée justifier les moyens. Comme si, en
sidentifiant au collectif, on avait le droit demployer la
violence, dêtre sectaire, duser dautorité.
La fin ne se discutant pas, il ny a pas dautorisation à
demander avant dagir ni dexamen à posteriori. Pourtant,
en suivant le conseil de Foucault, létude peut porter sur
le pourquoi mais aussi sur le comment. Dans ce cadre, le lien avec la
notion de vérité est à noter. En son nom les moyens
sont considérés comme légitimes, si on détient
la vérité il ny a pas de raison de se poser des
questions ou daccepter les critiques. Le passage à lacte
est autorisé par la possession de la vérité.
Mais comment avec des moyens violents, sectaires, autoritaires peut-on
prétendre aller vers une fin libertaire ?
Je considère, comme beaucoup dautres personnes, que les
moyens sont constitutifs des fins.
Les fins sont rationalisables et rationnelles, on peut en débattre
collectivement. Mais les moyens sont humains et (parfois, souvent, tout
le temps ?) que peu rationnels (affectivité, désirs, peurs,
sensibilité, aspects identitaires, croyances, opinions, mythes,
besoins existentiels, imaginaire, etc.) et, là, il ny a
pas beaucoup de débats. Si le débat existe, il se focalise
surtout sur la période révolutionnaire, pour ma part je
parle daujourdhui, en particulier des rapports entre personnes
militantes ici et maintenant.
Encore une fois il me semble fondamental de promouvoir la sortie de
la violence. Comment dialoguer et échanger des idées si
linsulte et les coups font office darguments ? Il est quand
même étonnant que des personnes qui saffirment libertaires
et disent vouloir libérer lhumanité de loppression
soient incapables dadmettre les règles de base de ce qui
est censé définir la civilisation. Ce sont les conditions
mêmes du débat qui sont en cause : laccès
à une parole universelle. Ceci peut sembler anodin et désuet
pour les grand-es révolutionnaires que nous sommes, mais les
événements récents montrent que ceci doit être
réaffirmé.
V / Luniversel
Après avoir souvent constaté que ce qui est valable pour
les autres nest pas valable pour soi, je pense que la notion duniversel
est à rediscuter. Si on accepte cette modalité dêtre,
cest le règne du particulier, ce qui rend impossible toute
discussion raisonnée et détruit toute possibilité
daction collective. Au contraire, je pense quon peut accepter
une version simple de luniversel où les mots ont le même
sens pour tout le monde ou à peu près. Je ne refuse pas
la polysémie, je noublie pas la coupure entre le signe
et le contenu, mais un minimum de cohérence me semble indispensable.
Dautre part, je pense que les critiques sont valables pour toutes
et tous indistinctement, donc y compris pour les personnes ou les groupes
qui les énoncent. Cest une condition de base pour faire
de la politique et intervenir dans le champ collectif. Sil y a
divergence sur le sens des mots, des idées le débat démocratique
doit être ouvert et on doit essayer de préciser lacception
que lon emploie. Je pense que cest une nécessité
de situer qui parle et doù on parle.
VI / Au multiple et aux moyens constitutifs des fins sopposent
les frontières mentales et « lun » organisationnel
:
La question du « tiers institutionnel » est sans cesse ramenée
sur lautorité humaine pratique et structurelle : organisations
et chefferies, État et pères en tout genre. Mais on ne
devrait pas oublier son origine et sa valeur, elle est imaginée
et symbolique, donc « sur-humaine ». Elle permet la constitution
de lhumain, mais nest pas quhumaine au sens où
elle est une fiction nécessaire pour quadvienne lhumanité,
une condition de possibilité de lhumain. De ce point de
vue elle a un aspect extérieur à lhumanité.
En même temps on ne peut pas la séparer de lhumain,
en effet dun autre coté elle nest pas complètement
externe à lhumanité, car sans la loi celle-ci ne
serait pas devenue ce quelle est. On le constate la loi est un
effet, un acquis de la culture, sa source cest lhumanité.
Cela dépend du point de vue doù on part : lhumanité
comme espèce ou lhumanité comme culture, mais on
voit bien quil soit délicat de séparer les deux.
Il est également important de remarquer que cette fiction nécessaire
(le « tiers symbolique ») nest jamais totalement accessible
:
- Elle est en partie le résultat des luttes passées et
fruit de lévolution historique.
- Son contenu culturel est large et pluriel, cest à dire
ne nous appartenant jamais complètement.
- La présence des aspects mythiques est indéniable.
- Le fonctionnement du récit a un rapport avec la croyance.
- Cette fiction est construite socialement.
- La coupure signifiant - signifié, signe - contenu rend impossible
lénonciation totalisante.
- La relativité des cultures est réelle, etc.
Cest pour cette raison ou ces raisons que létude
des modèles est si fondamentale et que je plaide pour plus de
rigueur théorique et de souplesse organisationnelle afin que
la transversalité puisse se mettre en oeuvre et soit féconde.
Ce qui fait difficulté ce sont les modèles dans lequel
lexistentiel militant se réalise. En fait il ny a
pas ou peu de débats de fond sur les références
théoriques ou les buts généraux, le communisme
libertaire ou la révolution ne font pas problème en eux-mêmes.
On peut dailleurs facilement constater que les grands buts humains
sont nécessaires pour justifier le sacrifice à la cause,
pour rationaliser la soumission militante. Ce qui est en question, encore
une fois, cest la tactique et la stratégie, la vie militante
et existentielle au quotidien.
La voie libertaire en visant lautonomie, lauto-institution
humaine sans hiérarchie, lauto-organisation, nommée
si souvent autogestion, reste un idéal difficile à atteindre.
La réflexion des libertaires se porte donc toujours sur le contenu
des idées et sur le fonctionnement, sur le pourquoi mais aussi
sur le comment qui éclaire autant et parfois beaucoup plus. Cest
à dire que je pense quil est possible et nécessaire
de jouer sur le décollement possible entre le tiers institué
et linstituant, sur lécart entre les idées
de référence si belles et la réalité militante
si froide et si triste. Cet écart permet de critiquer la discordance
entre les idées et les actes, mais il peut également être
utilisé pour évoluer vers une meilleure cohérence.
Comme pour la loi, on ne peut identifier totalement la personne qui
dit la loi et la loi elle-même. Il est nécessaire de permettre
la variation, la création par le jeu sur lécart
possible.
Si les personnes militantes sidentifient totalement à leur
organisation, il y a une difficulté, le « soi » est
fait de culture et de politique, mais pas que de cela. Dautre
part, il faut bien que lorganisation serve le « moi »
de la personne militante à un moment ou à un autre. Létude
du don et du contre-don montre quil y a nécessité
dun retour, dune circulation de la valorisation symbolique
et de lamour en compensation du sacrifice militant. Qui na
pas joué à Zorro dans la solidarité et lentraide
?
Pour essayer de modéliser le fonctionnement humain, militant
ou non, on peut proposer un schéma où deux triangles représentent
les trois pôles où on peut repérer le tiers symbolique
si souvent confondu avec le pouvoir et linstitution.
Le
pouvoir
La loi des pères, la famille, le miroir
L'État, l'institution |
Le tiers symbolique
Les représentations, la culture.
La notion d'humanité (fiction construite)
|
|
Le réel,
la vie, l'humanité pratique |
L'image de soi, la conscience de soi
L'imagination, le moi
|
[Note du gestionnaire du site : Les triangles se chevauchent dans
le dessin d'origine]
Le fait que nous puissions faire bouger, faire retour et faire évoluer
nos représentations montre que ces deux triangles peuvent se
superposer, quils sont généralement collés
lun à lautre, mais aussi quils ne sont pas
identiques. La subversion des images, la création, les hypothèses
nouvelles sont notre chance. En ce sens, la politique, au sens de la
lutte pour la liberté, légalité et la justice,
appartient à la sphère culturelle, champ où les
représentations peuvent naître et mourir ou se transformer.
Si notre visée nest pas une visée de pouvoir, mais
de liberté, nos actes et nos pensées politiques travaillent
partout à la fois et fortement au niveau symbolique.
En conséquence, je proposerai dêtre prudent avec
la notion de vérité. Le constat de la liaison entre la
vérité et la subjectivité suffit à proposer
une attitude ouverte où la transversalité permet de prendre
de la hauteur, surtout si on admet conjointement la relativité
des situations et des approches critiques.
Sélever pour essayer de répondre à la question
« quest-ce quêtre humain ? » est une nécessité
liée à la crise de la militance, crise qui entre en résonance
avec la crise de notre civilisation.
Cest à partir de ces questionnements que jaffirme
quil est impossible de répondre de façon péremptoire
à la question de savoir qui est révolutionnaire, libertaire
ou non. Qui doit ou qui peut définir le contenu de la notion
de « révolutionnaire » ou de « libertaire »
? Est-ce lorganisation dont on est membre, la répression
de lennemi, les autres structures qui vous reconnaissent comme
tel et / ou soi-même par lauto-proclamation parce qu'on
se sent libertaire ou révolutionnaire ?
Nous savons que le fonctionnement individuel sintègre dans
des fonctionnements collectifs et des modèles mentaux qui sont
liés à lhistoire sociale. Dans le contexte de crise
généralisée où nous sommes plongé(e)s,
je pense quil est nécessaire dêtre prudent
sur les jugements de valeur et sur les anathèmes. Il me semble
fondamental de tenter de dépasser lidentitaire qui survalorise
lego militant pour enfin pouvoir sortir de latomisation
organisationnelle, du séparatisme et de léparpillement
(à quand une fédération libertaire européenne
?) afin de donner de la force à la politique, identifiée
comme lieu de la transformation sociale.
Comment développer sa puissance ou la puissance collective sans
opprimer ? Cest une exigence éthique, certes, mais comment
supporter dénoncer de belles idées politiques et
des contredire dans la pratique ? Comment vivre notre militance ? restent
des questions préoccupantes.
Philippe Coutant Nantes, le 22 Décembre 1998
Ce texte a servi de base à un débat lors du vingtième
anniversaire de la librairie La Gryffe à Lyon en Mai 1998. Lors
de ce débat la question du machisme chez les hommes militants libertaires
a été soulevée. La suite du débat est expliquée dans le texte
"Anarchie
ou patriarchie" disponible sur cette page :
"Anarchie ou patriarchie"
Ce texte a été retravaillé pour le publication dans
la revue Réfractions
http
//refractions.plusloin.org/