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LE TRAVAIL : UNE VALEUR EN VOIE DE DISPARITION ?


Ce texte a été réalisé essentiellement à partir de la première partie du livre de Dominique MEDA "Le Travail une valeur en voie de disparition" chez Aubier. Il se veut donc un condensé avec toutes les limites que cela peut avoir.

Tous les discours actuels de droite comme de gauche, visent à légitimer le travail, (en dehors du travail point de salut). Tous les plans emplois depuis 1974 visent soit à empêcher les gens de ne plus travailler, soit à remettre au travail les millions de personnes qui n'en trouvent pas, soit à les installer dans des sas pour qu'ils ne perdent pas la valeur travail (formation, CES, stage, ...).
Ce qui importe, c'est de sauver le travail, cette activité qui serait fondamentale pour l'homme.
Le travail serait :
* un invariant de la nature humaine, dont on trouve la trace toujours et partout. Cet invariant permet la réalisation de soi (lié à la souffrance).
* il est au centre et au fondement du lien social. Il permet d'être mis en contact avec l'extérieur, la sociabilité. Le lien social est aussi fondé sur la réciprocité, le contrat social, l'utilité sociale. Par le travail, l'être humain est utile à la société et la société a besoin de l'être humain.
* il exprime notre humanité, notre condition d'êtres finis, de créateurs de valeurs, d'êtres sociaux.
Par conséquent il est notre essence et notre fondement.

Pourquoi notre société veut-elle sauver à tout prix le travail ?
Essentiellement parce qu'il structure notre rapport au monde, nos rapports sociaux. Il est le rapport social fondamental. Il modèle notre vision du monde depuis le XVIIème siècle. Il a été construit comme valeur pour répondre à une situation politico-sociale particulière. Sa disparition remettrait en cause les ordres qui structurent nos sociétés.
Certes là où il faut inventer de nouveaux rapports sociaux, il y a de la place pour l'arbitraire, la contestation, la violence et la guerre. Notre tendance immédiate va à la conservation.

NAISSANCE DE LA VALEUR TRAVAIL.

Le travail n'a pas toujours été au centre de la société.

Les sociétés primitives ne connaissent pas la valeur travail. Par contre, elles connaissent des activités qui consistent à pourvoir à leurs subsistances. De ces activités, ne découlent ni hiérarchie sociale, ni directive particulière. Ce n'est pas par le travail que se noue et se conserve le lien social. Ce sont d'autres logiques qui déterminent les règles sociales.

Dans la société grecque, le travail est assimilé à des tâches dégradantes et n'est nullement valorisé. Pour les grecs, les activités humaines sont valorisées en fonction de la plus ou moins grande ressemblance qu'elles peuvent avoir avec l'immobilité et l'éternité. Valorisation de la pensée, de la contemplation, de la science, des activités éthique et politique. Les activités éthiques ne sont pas des instruments au service d'une fin, mais sont réalisées pour elles-mêmes. Les activités politiques permettent à l'homme d'exercer son humanité (la notion de "bien" chez Palton et Aristote est typique de cela).
C'est une pensée qui s'inscrit dans une vision cosmique, où l'homme apprtient à la communauté, la cité. La notion de sujet telle que nous la connaissons n'existe pas.
A ces activités faisant partie de la sphère de la liberté, s'opposent les activités qui nous attachent à la nécessité, tâches dégradantes, serviles. Ces activités sont réalisées par des esclaves qui ne peuvent exercer leur humanité et donc ne sont pas considérés comme des hommes.
Les grecs distinguent le lien politique et le lien matériel. Le Lien matériel fondé sur des capacités différentes et des métiers, oblige les hommes à se servir les uns des autres, et à être dépendant les uns des autres. Le lien politique au contraire est fondé sur l'égalité et l'identité, il unit des égaux. Des égaux qui chez les grecs, sont le résultat d'une hiérarchie (à Athènes 2000 personnes sur 20 ou 30000 sont concernés).
La vision hiérarchiques des êtres chez Aristote va de l'animal à l'esclave, de l'enfant à la femme, de l'homme producteur à l'homme libre pour se terminer par Dieu.
La vraie vie est la vie de loisir, concept qui n'a rien à voir avec ce que nous entendons aujourd'hui par loisir. Pour Aristote, le bonheur de la vie n'appartient pas à ceux qui accomplissent un labeur en vue d'une fin qu'ils ne possèdent pas, le bonheur est une fin qui ne s'accompagne pas de peine, mais de plaisir.
Les grecs avaient à leur portée un certain nombre d'inventions qu'ils auraient pu développer, mais ils ne l'ont pas fait parce qu'ils ne voyaient pas la nécessité de produire plus, conception étrangère à l'idéal de vie de l'époque.

L'empire romain fonctionne sur les mêmes principes, de même que le début de l'ère chrétienne. Par exemple les moines ne travaillent pas. Le passage de l'homme sur la terre doit servir à assurer son salut par la prière et la foi.

DIEU TRAVAILLE-T-IL ?

En créant le monde en 6 jours et repos le septième, Dieu a-t-il travaillé ou bien a-t-il simplement ordonné aux choses de se mettre en place? Est-ce Labor (peine) ou Opus (oeuvre) ? La Genèse est d'abord interprété selon la seconde réponse et ce n'est que lentement qu’au Moyen Age, l'oeuvre de Dieu sera considéré comme travail (Opus devient labor).

Pour l'église, deux principaux obstacles s’opposent au développement de l'intérêt pour le travail : la condamnation de toute activité exercée en vue d'un gain individuel et la surdétermination de l'au-delà par rapport à l'ici-bas. Le marchand s'approprie ce qui n'appartient qu'à dieu et fait mauvais usage. De nombreux métiers sont illicites.
Puis Le travail va être défini comme une loi naturelle à laquelle personne ne peut se soustraire pour subvenir aux besoins de la communauté. Il va devenir un instrument privilégié de lutte contre l'oisiveté, la paresse, les mauvaises tentations qui détournent de la tâche principale : la contemplation et la prière. Cependant le travail n'est pas valorisé, il prend la forme de la pénitence.

Plusieurs moments de rupture. Au VIIIème et IXème siècle, le travail est revalorisé, appuyé sur l'effort producteur, principalement pour la production agricole. Au XIIème et XIIIème siècle, le nombre de métiers interdits est considérablement réduit à condition qu'ils soient réalisés pour le bien de la communauté, les condamnations concernant l'usure sont assouplis.
L'utilité commune justifie le travail et sa rémunération. Il en résulte une nouvelle considération pour le travail du fait de l'ascension sociale des artisans, des commerçants, des techniciens, ... C'est à ce moment que des inventions, rejetées comme curiosité comme le moulin à vent vont être développées. Se dessine un contexte intellectuel qui se refuse encore à faire du travail une activité essentielle et valorisante, mais porte les germes des évolutions futures. Le refus de faire du travail une activité essentielle se traduit dans la structure sociale : dominent ceux qui ne travaillent pas : prêtres, nobles et guerriers; et dans le terme : travail n'est plus Labor mais Tripalium (instrument de torture).
A la fin du Moyen Age, le travail reste dons une activité dégradante. La perspective d'un individu travaillant pour son propre profit grâce au commerce tout comme l'idée d'échange inégal restent fortement condamnés par l’église.
Cependant, la contradiction d'un Dieu travaillant alors même qu'il est tout puissant, immobile, non affecté , inaccessible à la souffrance, ... commence à être résolue par les philosophes. Les épîtres de St Paul sur le travail et Calvin ont de plus en plus d'audience et permettront la glorification du travail manuel.

L'INVENTION DU TRAVAIL

En 1776, Adam SMITH publie son livre "Recherches sur les causes de la richesse des nations". L'ordre des choses s'inverse, à la condamnation de la volonté d'enrichissement succède une frénésie d'expériences, de recherches, de théories visant à augmenter les richesses.
C'est la faculté du travail humain, organisé correctement, qui fascine Smith. Le travail humain est une puissance humaine qui permet de créer de la valeur.
Dans le travail, ce qui intéresse Smith, c'est sa particularité à permettre l'échange. "Des quantités égales de travail doivent être dans tous les temps et dans tous les lieux, d'une valeur égale pour le travailleur. Ainsi le travail, ne variant jamais de sa valeur propre, est la seule mesure réelle et définitive qui puisse dans tous les temps et dans tous les lieux, à apprécier et à comparer la valeur de toutes les marchandises".
Cet instrument de calcul permet de fonder l'échange.
Ainsi les économistes "inventent" le concept de travail : pour la première fois, ils lui donnent une signification homogène. Le travail est construit, instrumental et abstrait. Son essence, c'est le temps.
Le travail devient un facteur de production. Et une distinction s'opère entre le travail productif et le travail improductif : domestique, magistrats, militaires, ecclésiastiques, artistes, ... Malthus proposera que le travail improductif soit appelé "service", le vrai travail étant celui qui est vecteur d'échange, celui qui produit de la richesse, c'est à dire toute activité exercée sur des objets capable d'ajouter de la valeur à cet objet.

En même temps le travail apparaît comme la plus haute manifestation de la liberté de l'individu et en même temps comme la partie de l'activité humaine susceptible de faire l'objet d'un échange marchand.
L'individu acquiert un certain nombre de droits qui ne sont fondées que sur le travail.
Le travail n'est pas l'activité qui permet à l'individu de définir son territoire et d'acquérir les ressources nécessaires à son existence. C'est le travail en société, celui qui permet de négocier ses talents, de vivre avec sa force de travail dans la poche comme objet d'échange.

Ceci nécessite de trouver le prix de ce qui fonde justement la comparabilité de toutes les marchandises, le prix du travail lui-même. Le débat sur la valeur ajoutée : provient-elle de la quantité de travail incorporé par le travailleur ou bien de l'utilité que les acheteurs potentiels lui trouvent; est important surtout par ce qu'il officialise le fait que le travail humain lui-même peut avoir un prix.
Smith prend acte de :
· le travail est désormais le moyen de l'autonomie de l'individu,
· il existe une partie de l'activité humaine qui peut être détachée de son sujet et qui ne fait pas obligatoirement corps avec celui-ci puisqu'elle peut être vendue ou louée.
Smith donne forme aux éléments qui se mettent en place pour constituer le travail salarié.

Le travail est terriblement concret (son essence , c'est la fatigue, l'effort, la peine, condition pour participer à la vie sociale) et abstrait (instrument de comparabilité de toute chose).
Nottons au passage que les travaux philosophiques et mathématiques de Descartes avaient développé la place du sujet et la possibilté de dominer la nature ("se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature " disait-il ).

Le travail devient le nouveau rapport social qui structure la société.

Pourquoi le travail ?
L'effondrement de la conception géocentrique du monde et des rapports homme/nature. La science permet à l'homme d'agir sur la nature, de transformer le monde. Cela nécessite d'agir, le travail est une solution pour accéder à une nouvelle existence, à l'abondance universelle.
La remise en cause des représentations classiques de l'ordre social. La puissance venait de Dieu, la place de chacun dans la société était justifiée par l'ordre divin; l'ordre social devient naturel, immuable. Les philosophes remettent en cause le fondement de cet ordre social en disant qu'il y a un avant et un après de l'ordre naturel. L'après étant l'oeuvre des hommes. La société humaine est l'oeuvre de l'homme et l'ordre social n'est pas un ordre naturel donné de toute éternité. Il est nécessaire alors de déterminer un ordre politique qui donnera la règle de coexistence.
L'apparition de l'individu pose problème. La fin de l'ordre naturel libère une multiplicité d'individus. Il faut trouver ce qui sera susceptible de fonder l'unité de la société, d'organiser les liens entre des éléments qui n'avaient jamais été considérés dans leur isolement. La réponse qui s'élabore est celle du contrat. Cependant celui-ci peut être vu différemment selon qu'il est proposé par les politiques ou les économistes. Pour le politique, le contrat est l'acte par lequel se constitue une autorité politique et qui permet de réaliser l'unité du corps social; cela permet à tous les individus de se reconnaître comme corps politique et de se doter de règles. Pour les économistes, le contrat détermine les conditions de l'échange et énonce les lois d'équivalence de deux grandeurs; il y a une infinité de contrats selon lesquels se règlent les échanges, et c'est cette multiplicité d'échanges qui permet de constituer le lien social; le travail est ainsi le rapport central parce qu'il est le moyen concret par lequel on poursuit l'abondance, il garantit l'intangibilité de l'ordre social. Le lien social n'est pas voulu et construit pour lui-même, il est soumis aux lois de l'économie. La régulation économique installe le travail au fondement de la vie sociale et oblige la société, si elle veut exister à ne pas cesser de produire, d'échanger, de travailler.

Hegel, dans sa philosophie de l'Esprit, légitime la volonté d'aménager la nature pour en faire un monde humain. Le travail est le médiateur entre la nature et l'esprit, par le travail, l'homme se fait toujours plus humain. Le travail de Smith est donc un moment nécessaire qui porte l'esprit à un degré de conscience et d'approfondissement supérieur.
Avec Hegel, le concept de travail est considérablement enrichi et transformé puisqu'il désigne désormais l'activité spirituelle elle-même, l'essence de l'histoire de l'humanité, qui est activité créatrice et expression de soi. Hegel met en évidence l'apport du XIXème siècle : la construction d'une essence du travail, c.a.d. d'un idéal de création et de réalisation de soi.
Marx et les socialistes identifieront cet idéal avec l'essence vraie du travail et le compareront au travail tel qu'il se développe sous leurs yeux. Marx construit une opposition entre le vrai travail, essence de l'homme, et la réalité du travail qui n'en n'est qu'une forme aliénée. Homme et travail sont presque des termes interchangeables. La perspective du communisme est vue comme une réconcialiation de l'humain avec lui-même.
"Supposons, dit Marx, que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre :
1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l'objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute.
2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail, un besoin humain de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité.
3. J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément de toi-même, d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour.
4. J'aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c.a.d. de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre."

Aussi, Marx tire du travail qui se met en place sous ses yeux, la conception du travail aliéné. Le travail réel est une abstraction sans contenu dont le but est extérieur à lui-même. Le travail est aliéné parce qu'il empêche l'homme d'atteindre son but : développer, spiritualiser et humaniser l'humanité. L'ouvrier se retrouve étranger au produit de son travail et il se nie, n'étant pas volontaire mais contraint.

Marx désigne ainsi par le même terme deux notions opposées : le travail essence de l'homme et le travail aliéné. Il pense cependant que le travail essence de l'homme pourra voir le jour, pour cela, il distingue un avant l'abondance et un après.

La lutte pour la réduction du temps de travail est importante. Elle doit permettre d'augmenter le développement des forces productives, de plus économie de temps de travail signifie plus de loisirs, épanouissement personnel.

Chez les socialistes français : St Simon, Proudhon, Fourrier, on retrouve la même histoire du travail : essence de l'homme, critique du travail réel, même nom à deux réalités différentes.

Liberté du travail ou droit au travail?
Les journées de 1848 font apparaître les revendications suivantes. La création étant issue du travail, c'est le travail qui doit être récompensé et non le capital; le travail étant collectif, c'est le collectif qui doit recevoir rémunération. Le travail apparaît comme une liberté dont chacun dispose et dont l'exercice doit pouvoir être assuré et récompensé. Le droit à la vie se confond avec le droit au moyen de pouvoir gagner sa vie et donc le droit au libre exercice d'un travail Il est demandé à l'Etat de prendre sous sa protection l'ensemble des personnes ne disposant que de leur corps pour vivre. La reconnaissance du droit au travail signifie que l'individu dispose d'une créance sur la société et qu'il va pouvoir obliger celle-ci à lui fournir du travail. Louis-Blanc dénonce la pseudo liberté de l'ouvrier obligé de vendre son corps-travail. La vraie liberté du travail ne peut prendre sens que si elle est appuyée sur le droit au travail, sinon les conditions sont toujours inégales.

Le travail épanouissement.

Pour les libéraux, comme pour les socialistes, les individus travaillent ensemble pour augmenter la production, les salaires, la consommation et la satisfaction des besoins.
Pour les socialistes, l'association des travailleurs permet de concilier les deux dimensions du travail : son caractère épanouissant pour chaque individu et son caractère social. Marx a la formule suivante : "De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins". De chacun ses facultés, c'est l'épanouissement pour chacun de son talent créateur dans le travail; à chacun selon ses besoins, c'est la récompense de la production collective.

DE LA LIBERATION DU TRAVAIL AU PLEIN EMPLOI.

A la fin du XIXème siècle, il n'est plus question de rêver de l'essence du travail mais de rendre supportable sa réalité.
L'action de la social-démocratie aboutit à consolider le rapport salarial qui était pourtant au centre des critiques socialistes. Plutôt que de supprimer le travail, il vaut mieux le tourner au profit des salariés. L'intérêt du travail réside dans sa capacité à garantir des revenus décents et un pouvoir de consommation toujours plus grand.

Puisque le travail est à l'origine d'avantages et de la participation aux fruits de la croissance, l'Etat Providence, pourra facilement substituer à l'utopie socialiste d'un travail libéré, une visée plus simple qui consiste à fournir au travailleur, en échange de son effort, une somme croissante de bien-être et à lui garantir le plein emploi.
On passe du travail à l'emploi que l'Etat doit garantir; l'emploi c'est le travail salarié dans lequel le salaire n'est plus seulement la stricte contrepartie de la prestation de travail, mais aussi le canal par lequel les salariés accèdent à la formation, à la protection, aux biens sociaux. L'essentiel est donc que chacun ait un emploi.
Cependant, en développant la productivité, on a de moins en moins besoin de travail humain, donc on s'oblige à inventer de plus en plus d'emplois.
Il y a contradiction entre l'impératif de développer la productivité et l'impératif de garantir le plein emploi pour tous car le travail structure la société.

L'UTOPIE DU TRAVAIL LIBERE

Une partie des hommes politiques défend l'idée que le travail est et sera de plus en plus le moyen de l'accomplissement personnel et l'expression de soi, le lieu de l'autonomie retrouvée. Par conséquent toute idée de réduction de la place du travail dans la vie individuelle et sociale est tenu pour renoncement de l'homme à son essence.

Le travail est-il épanouissant ?
le travail est aliéné par la logique capitaliste, la subordination, la volonté d'abondance et d'humanisation
.
Le travail est un moyen au service de la logique capitaliste. Il est apparu dès le départ pour augmenter les richesses produites, d'acquérir un revenu pour l'individu, de faire du profit pour la classe capitaliste. Il a donc été dès l'origine soumis à une logique d'efficacité . L'émergence du capitalisme et de l'industrialisation a eu pour condition essentielle la libération du travail des anciennes structures dans lesquelles il était auparavant englué et diversifié, et la transformation du travail en une simple force détachable du travailleur. Le travailleur est devenu une marchandise comme les autres, sur un marché comme les autres. Et même si nous sortons du taylorisme, le travail reste pour la pensée économique un pur facteur de production.

La subordination, coeur du travail salarié.
Ce qui distingue le travail salarié du travail indépendant est le lien de subordination qui existe entre le salarié et son employeur. A partir du moment ou le travail salarié est un négoce, celui qui l'achète en a la libre disposition. La jurisprudence définit le contrat de travail comme "une convention par laquelle une personne s'engage à mettre son activité, à la disposition d'une autre, sous la subordination de laquelle elle se place moyennant une rémunération". Le droit collectif ne supprime pas la relation individuelle de subordination, car il n'en reste pas moins que l'employeur reste celui qui embauche, licencie et organise le travail. Dès lors comment concilier la subordination avec l'autonomie et l'épanouissement ? Certains voient dans le travail une avancée qui a permis de délivrer l'homme des anciennes subordinations et de leurs cortèges de hiérarchie et de violence. C'est oublier que le travail est un rapport fondamentalement inégal proche de l'esclavage, à la différence que le maître devait entretenir son esclave alors que le patron verse un salaire nécessaire à l'entretien du travailleur.
Aujourd'hui, même si la figure du patron est souvent remplacée par des pouvoirs anonymes propriétaires, même si les puissances sociales ne sont plus incarnées, elles n'en deviennent que plus étrangères, plus aliénantes, la totalité du corps social étant désormais prise dans un ensemble de relations que personne ne maîtrise plus. Mais la relation d'aliénation constitutive du travail marchand perdure. Les flux internationaux de production et de consommation se sont substitués au patron ou au contremaître.

Le travail, moyen d'aménager le monde, volonté d'abondance.
Si au départ, le travail était justifié par la nécessité d'augmenter le bien-être, il est justifié maintenant, dans une société d'abondance, comme un moyen pour aménager et dominer le monde. Quand aurons-nous atteint l'abondance, la réalisation du bien-être, .. ? N'y a-t-il pas une recherche d'un terme mythique de l'histoire, toujours repoussé ? Du discours de l'abondance, on est passé au discours de la compétitivité. Désormais, nous devons nous développer pour résister aux autres, car l'immobilisme équivaudrait à la disparition du pays de la scène mondiale. Le mouvement a perdu son sens pour devenir soumis au travail, à la technique, aux appareils rationnels; de moyens, ils sont devenus dominateurs.
La société est devenue une société de travailleurs qui ne savent plus pourquoi ils travaillent. Aussi toute éventuelle libération de cet esclavage apparaît terrible, (peur de l'ennui, de la délinquance, de l'individualisme, de la perte de d'intérêt, de sens, ...). Il devient difficile d'imaginer d'autres modes de vie qui ne soient pas liés au travail. Le temps libéré pose problème, car nous ne savons plus ce que signifie la contemplation ou l'action qui portent le principe de leur plaisir en elles-mêmes. Il n'y a plus d'autres rapports au monde qui ne passe par la production ou la consommation.

Le travailleur figure du XXème siècle.

Nous assistons à la réduction des multiples rapports que l'homme entretenait avec la nature (rapports d'écoute, de contemplation, d'action) à une seule : la production-consommation. Dans cette société de travailleurs, où la vie se passe à reproduire les conditions de la vie, nous sommes privés de ce qui fait l'essence de l'homme : la pensée, l'action, l'art, l'oeuvre. L'homme s'est mutilé, son humanité se dégrade, sa dignité n'est pas sauvegardée.

L'impossible travail autonome.

Le caractère aliénant du travail peut-il disparaître du fait de l'appropriation collective des moyens de production et de la fin du salariat. Non, car le problème n'est pas seulement la propriété des moyens de production, mais le caractère même du travail aujourd'hui, le fait que l'efficacité productive reste son but, afin d'accroître toujours les richesses. L'abolition du salariat ne suffit pas à rendre le travail autonome.
Les nouvelles formes que prend le travail (service, surveillance de processus, gestion de flux d'informations, ...) peuvent-elles permettre l'autonomie ? Si l'organisation du travail aujourd'hui laisse quelque peu de place à la personnalité et qu'elle permet un minimum d'expression de soi, elle ne le permet pas pour autant par nature, mais par accident. Une vraie autonomie et expression de soi consiste à se donner sa loi à soi-même, à se fixer des objectifs et les moyens de les atteindre.

Tout travail ne peut être considéré comme une oeuvre. Ce sont les catégories de l'oeuvre qui sont employées pour décrire le travail aujourd'hui; il permettrait à chacun d'exprimer sa singularité à travers des objets, des services, des relations et, en même temps, serait profondément socialisant. Tout travail est conçu comme une oeuvre comme si toute production consistait à mettre sur la place publique une image de soi, faisant de la production l'acte le plus humain qui soit.

Tout se passe comme si le travail avait pris une place telle dans nos sociétés que nous avions décidé qu'il vaut mieux tenter de le rendre épanouissant plutôt que de charger d'autres systèmes de cette fonction.
L'argument le plus répandu est que le travail doit rester central parce qu'il permet la satisfaction de tous les besoins, et pas seulement des besoins matériels : le travail est le moyen de réaliser tous nos désirs. L'homme est un être de désir dont l'essence est de consommer et tout désir a besoin d'un travail pour se réaliser. Mais quel travail ? C'est ici qu'il y a confusion entre le travail au sens large (activité ?) qui peut recouvrir des réalités différentes (écrire un poème, se cultiver, peindre, lire, être citoyen, ...) et ce que nous appelons travail depuis le XVIIIème siècle, qui est d'abord un facteur de production régi par des règles économiques, juridiques, visant à une fin bien déterminée. Comment passe-t-on de l'un à l'autre ? Cette contradiction ne saute plus aux yeux car nous avons intégré le raisonnement humaniste et productiviste.

LE TRAVAIL LIEN SOCIAL ?

Certains défendent que le travail est au fondement du lien social : le travail permet l'apprentissage de la vie sociale et la constitution des identités; il est la mesure des échanges sociaux; il permet à chacun d'avoir une utilité sociale; il est un lieu de rencontres et de coopérations, opposés aux lieux non publics que sont le couple et la famille.
Dans une société régie par le travail, où celui-ci est non seulement le moyen d'acquérir un revenu, mais constitue également l'occupation de la majeure partie du temps socialisé, il est évident que les individus qui en sont tenus à l'écart en souffrent. La volonté des chômeurs de travailler met moins en évidence la volonté d'avoir un travail que le désir de vouloir être comme les autres, d'être utiles à la société, de ne pas être assistés. On ne peut pas en déduire un appétit naturel pour le travail.

Toutes les mesures conservatoires concernant le travail sont prises pour maintenir le lien social.

Mais le travail n'a pas été inventé pour cela. Le travail permet aujourd'hui l'exercice d'une certaine forme de sociabilité, mais c'est essentiellement parce qu'il est la forme majeure d'organisation du temps social et qu'il est le rapport social dominant, celui sur lequel sont fondés nos échanges et nos hiérarchies sociales et non parce qu'il aurait été conçu comme le moyen mis au service d'une fin précise : l'établissement du lien social.
Donc si le travail ne fonde pas par nature le lien social, il faut réfléchir à ce qui pourrait s'en charger.
De quel lien social s'agit-il ?
Chez Smith, le travail est le lien social, car il met obligatoirement les individus en rapport, les oblige à coopérer et les enserre dans un filet de dépendance mutuelle; cette coexistence pacifique est imposée et le lien entre les individus est l'échange marchand et matériel, visible, mesurable, exhibé. La richesse et le travail sont nés matériels et marchands. Le travail est devenu non seulement la mesure des choses, mais de surcroît, la condition de possibilité du lien social.
Le lien social peut être défini autrement et dont l'origine n'est pas dans la production, mais dans la politique où le travail sert simplement à la satisfaction des besoins naturels, est un outil de réalisation des biens utiles et décidés collectivement.

Projet, Appartenance, étiquette Deleuze ?

Le travail renforce-t-il les solidarités ? Permet-il qu'un collectif se mette en place au delà de l'individu ?
Tout d'abord, quelles que soient les avancées en matière de droit collectif du travail, le contrat de travail reste fondamentalement un acte individuel, entre le travailleur et le patron. Le travail reste considéré comme une marchandise vendue par un individu à un autre et comme l'objet d'un échange. Il n'est donc pas un acte collectif. De plus, le travail humain est imbriqué dans un ensemble de machines et de systèmes qui rendent difficile l'évaluation de la part du travail humain.
Il semble devenu de plus en plus difficile de mesurer scientifiquement la contribution du travail humain à la production, sinon par un raisonnement tautologique consistant à dire que cette contribution est mesurée par l'ensemble des salaires ! Sur quoi est fondée la hiérarchie sociale ? Qui a décidé qu'un cadre devait avoir un salaire supérieur à un ouvrier spécialisé ?
Conserver l'idée d'une contribution et d'une rétribution proportionnelles au travail accompli, au diplôme, au mérite, c'est garder l'idée de l'incitation au travail, de l'aiguillon individuel, de la peur de la faim. Pour les mêmes raisons, la protection sociale a été gagnée contre ceux qui pensaient qu'elle dé-inciterait les travailleurs. Aujourd'hui encore, le RMI est maintenu excessivement bas pour maintenir l'incitation individuelle à travailler. Pour bénéficier de la protection sociale, des ASSEDIC, il faut avoir travailler.

Nous sommes loin des discours qui disent que le travail est un lieu de coopération et de solidarité.

Le mythe de l'entreprise citoyenne.
L'entrée en entreprise est toujours présentée comme l'initiation à la vie sociale : en être tenu écarté équivaut à l'exclusion sociale. L'entreprise communique, gère des ressources humaines, les fait communiquer, assurant ainsi la cohésion, la sociabilité des salariés.
Or si l'entreprise a pour fonction de produire, elle n'a pas pour objectif de réaliser une communauté de travail; il peut y avoir entreprise sans travail humain, c'est ce que tend à chercher le capitalisme, car le travail est source de coût.
Enfin l'organisation de l'entreprise est l'antithèse d'une organisation démocratique, elle n'est pas une communauté d'égaux. Les licenciements mettent en évidence le caractère conjoncturel du lien entre le salarié et l'entreprise qui n'est pas affectée par le départ de ceux-ci.
Dans le système capitaliste, La vocation de l'entreprise est de produire et non pas de réaliser une quelconque communauté, un lieu démocratique où s'épanouiraient des salariés.

EN GUISE DE CONCLUSION (personnelle)
La question du travail nous améne à réfléchir et agir sur :
- le problème de la domination (produire quoi, pour quoi faire, comment ?, où s'arrète la satisfaction des besoins ?
- le problème de l'identité, l'être humain pour l'instant ne peut s'en passer, (l'utilité, le sens, ...),
- le problème du lien social, de l'échange hors de la monaie, de la marchandise...

Georges Birault au printemps 1997