Peu de concepts ont provoqué autant de divagations que celui
de "catharsis" ! Le fragment qui la mentionne pour la première
fois dans La Poétique d'Aristote ne comporte que dix mots, mais
on n'a pas cessé de disserter sur ces dix mots depuis dix siècles
et le problème n'a rien perdu de son actualité. Dans notre
société, les images - notamment cinématographiques
et télévisuelles - jouent massivement sur nos nerfs :
meurtres en séries et parfois en direct, viols, violences en
tous genres... Le spectacle du serial killer nous épargne-t-il
le risque de le devenir ? Tel est l'enjeu de la "catharsis"
Du théâtre comme maison de redressement moral
Rappelons d'abord le texte d'Aristote : "Donc la tragédie
est l'imitation d'une action de caractère élevée
et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé
d'assaisonnement d'une espèce particulière suivant les
diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action
et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et
crainte, opère la catharsis propre à pareilles émotions.
J'appelle "langage relevé d'assaisonnement" celui qui
a rythme, mélodie et chant ; et j'entends par "assaisonnement
d'une espèce particulière" que certaines parties
sont exécutées simplement à l'aide du mètre,
tandis que d'autres, par contre, le sont à l'aide du chant"
A partir de la redécouverte d'Aristote en Occident au Moyen Age,
de nombreux auteurs ont tenu sur la "catharsis" théâtrale
un point de vue moralisateur. Lessing a excellé dans ce sens,
et son point de vue a été longtemps dominant. La tragédie
assurerait la métamorphose des passions en capacités vertueuses.
La catharsis est alors, selon les auteurs, pensée soit comme
une "purgation", soit comme une "purification".
Traduit par "purgation", le mot fait référence
à la façon dont l'âme est débarrassée
de ses émotions excessives par le spectacle. Au contraire, traduit
par "purification", il désigne la façon dont
les émotions sont épurées à l'intérieur
de l'âme par le moyen du spectacle, comme par une alchimie de
séparation du pur et de l'impur. Dans le premier cas, c'est l'âme
qui est épurée : c'est la catharsis "dionysiaque".
Dans le second, ce sont les passions seules : c'est la catharsis "apollinienne".
Ainsi la mise en scène de la cruauté, de l'ambition ou
de la colère libérerait les spectateurs de ces mêmes
tendances chez eux
Le spectacle de la violence serait le gardien des vertus civiques. Pourtant,
le texte d'Aristote ne parle pas de "catharsis" pour les passions
en général, mais seulement pour la crainte et pour la
pitié. C'est pourquoi, pour certains auteurs, les effets de la
catharsis seraient limités à ces deux formes d'émotions.
La tragédie permettrait seulement à ses spectateurs de
s'affermir contre les risques que pourraient entraîner des craintes
ou des pitiés excessives dans la vie courante, autrement dit
de s'immuniser contre les écarts de celles-ci en les modérant.
C'est en ce sens que Racine a pu écrire que la tragédie,
en "excitant la terreur et la pitié, purge et tempère
ces sortes de passion"
Bernays balaiera l'ensemble de ces distinctions comme autant de variantes
de la même funeste tendance moralisatrice
Une définition transférée du physique au psychique
A partir d'une étude de la Politique, Bernays (1858) montre que
le point de vue d'Aristote n'est ni moral ni hédoniste. "C'est
un point de vue pathologique" écrit-il (souligné
par l'auteur). Aristote, qui était fils de médecin, aurait
été guidé dans l'emploi du mot "catharsis"
par une préoccupation thérapeutique et non morale. Preuve
en est que le philosophe compare la "catharsis" procurée
par la musique et la tragédie à un soulagement de phénomènes
morbides physiques. Il écrit, rappelle Bernays, qu'un traitement
qui utilise des moyens cathartiques "élimine la substance
pathogène" en agissant par "allégement"
de celle-ci. La catharsis théâtrale opérerait de
la même façon par un allégement des excitations
violentes présentes chez le spectateur. Bernays conclut : "La
catharsis est une définition, transférée du physique
au psychique, du traitement d'un (être humain) oppressé,
(traitement) qui ne cherche pas à transformer (ou à refouler)
l'élément qui oppresse, mais (qui) veut (au contraire)
exciter cet élément et le mettre en avant par poussées
pour provoquer par là le soulagement de l'oppressé"
Enfin, Bernays ajoute : "Il arrive dans les explications d'Aristote
que ce n'est pas le matériau morbide qui apparaît comme
l'objet de la catharsis, mais l'être humain déséquilibré".
La voie était ouverte pour les travaux d'un très proche
parent de Bernays, Sigmund Freud
Un concept "breuerien" Jacob Bernays était l'oncle
paternel de Martha Bernays, la femme de Freud. Mais, dans les faits,
Jacob Bernays était pour Martha beaucoup plus qu'un oncle. Martha,
orpheline de père très tôt, avait trouvé
en lui un véritable père de substitution. Pourtant, lorsque
Freud, dans les Etudes sur l'Hystérie (1895), parle de la "catharsis"
comme d'un "traitement", on ne peut pas savoir s'il avait
à l'esprit les recherches de Bernays. Il est impossible de savoir
avec certitude s'il avait travaillé ou même seulement lu
le livre de l'oncle de sa femme... même si c'est très probable.
Par contre, il est certain que Freud avait à l'esprit les recherches
de Breuer. Breuer est en effet le premier à avoir introduit ce
mot pour désigner le traitement des malades mentaux. Alors que
sa patiente, Anna O. (la première patiente de la psychanalyse...)
lui parlait de "cheminy sweeping" (littéralement "ramonage
de cheminée") et de "talking cure" (littéralement
"cure de parole") pour désigner le nouveau traitement
des névroses que Breuer mettait au point avec elle, celui-ci
préféra le mot de "catharsis"
Cette méthode est décrite par Breuer lui-même (1895)
comme une façon d'aider les patients à se remémorer
leurs expériences traumatiques oubliées et à décharger
les émotions empêchées ou contenues qui s'y rattachent.
Le patient est invité à épancher sa rage, ses larmes,
et à se soulager par l'expression des paroles et des sentiments
jusque-là retenus. Freud applique lui-même cette technique
pour la première fois en 1889 avec Emmy Von N. Mais très
vite, il lui préfère une autre technique dans laquelle
il tente l'effacement sous hypnose des souvenirs traumatiques. Enfin,
abandonnant l'hypnose, découvrant le refoulement et les diverses
manifestations du retour du refoulé, Freud orientera la psychanalyse
comme thérapie vers l'"association libre". La "catharsis",
depuis, constitue une sorte de préhistoire de la psychanalyse..
Explosion ou processus ? Pour Breuer et Freud, la catharsis est assez
différente de ce qu'elle était pour Bernays. Il ne s'agit
pas d'un simple exutoire - comme physiologique - d'énergies jusque-là
contenues. Elle s'enracine dans une conception de l'appareil psychique.
Pour eux, elle doit renouer avec le processus traumatique originel "avec
autant d'intensité que possible (de telle façon) qu'il
soit remis in statu nascendi, puis verbalement traduit". Pour qu'il
y ait "abréaction" du traumatisme, il faut donc que
les affects jusque-là retenus soient exprimés par la parole.
Pour Freud, la catharsis est inséparable de la mise en mot, elle
associe la reviviscence des affects sous une forme inchangée
et leur traduction immédiate en paroles. Que les éprouvés
doivent être convertis en paroles a sans doute pour le lecteur
un parfum d'évidence. C'est devenu une idée "classique".
Cela ne doit pas pour autant nous empêcher de nous interroger.
L'affect converti en paroles est en effet objectivé et socialisé.
Mais l'expression émotive et motrice d'affects jusque-là
retenus est déjà une forme d'objectivation puisque, une
fois exprimé, l'affect vient se situer dans le temps : après
l'expression de l'affect, il y a un "avant" et un "après"
de cette expression. Par ailleurs, les conditions d'expression des affects
font que - quel que soit ce qu'en dise Freud -, ils sont toujours "traduits".
L'expression "in statu nascendi" est un fantasme ! Faut-il
rappeler qu'il est interdit de casser les objets dans le bureau du psychanalyste
? L'expression affective et motrice des affects reçoit toujours
une forme de traduction adaptée aux circonstances indépendamment
de leur mise en mots éventuelle. Pour ces deux raisons, l'expression
émotive et motrice de la catharsis avant même toute mise
en mot représente déjà une amorce de symbolisation
sur un mode sensori-affectivo-moteur
Enfin, si un témoin assiste à cette expression, et même
si aucun mot n'est échangé, cette expression est également
une forme de socialisation, c'est à dire une manière de
symbolisation à part entière. Cette forme de symbolisation,
parallèle à la symbolisation verbale, est essentielle.
La catharsis "complète" ne passe pas seulement par
la symbolisation verbale, mais comporte une part de réactions
affectives, sensorielles et motrices à travers lesquelles les
affects retenus reçoivent une mise en forme spécifique.
Ces considérations vont se révéler très
précieuses pour comprendre comment fonctionne la catharsis au
spectacle. Mais tout d'abord, il nous faut préciser la nature
de la "substance pathogène" postulée par Aristote
et allégée par la catharsis
La "substance pathogène"
Toutes les composantes de chaque nouvelle expérience nécessitent
de recevoir une inscription psychique qui participe à leur symbolisation.
Les obstacles qui peuvent l'entraver sont de plusieurs types. Freud
en a pointé un dans l'existence d'un conflit entre désir
et interdit, conflit générateur du mécanisme du
refoulement. Un autre obstacle consiste dans l'existence d'un clivage
du moi avec déni, soit que l'expérience nouvelle se greffe
sur un clivage préexistant, soit qu'elle le produise. Ce dernier
cas survient notamment en cas d'expérience particulièrement
violente contre laquelle le sujet se préserve. La douleur enfouie
peut alors surgir à l'occasion du récit de l'événement
et entraîner la maladie du sujet, voire sa mort, comme pour cette
religieuse tombée dans un coma mortel au moment où elle
essayait de raconter à ses amis les crimes abominables auxquels
elle avait assistés au Rwanda. Enfin, un clivage avec déni
peut se mettre en place sous l'effet de l'environnement social, en particulier
lorsqu'il existe un conflit entre ce qu'un sujet éprouve et ce
que son entourage peut accepter de ses éprouvés et de
ses paroles. Tel est notamment le cas lorsqu'il existe un secret familial
Dans les cas où il existe un clivage avec déni, les éléments
de l'expérience nouvelle sont symbolisés seulement en
partie. L'autre partie est enfermée dans une sorte de vacuole
psychique
- une inclusion au sein du Moi
- d'où ils sont tenus à l'écart du fonctionnement
global de la personnalité. Ce que réalise l'expérience
cathartique, c'est une ouverture de cette véritable boîte
de Pandore. Les éléments psychiques qui y étaient
gardés enfermés à l'écart du fonctionnement
courant de la personnalité
- et dont, pour cette raison, le sujet avait pu oublier l'existence
- font un retour brutal à la conscience.
Ces éléments sont essentiellement émotionnels,
mais parfois il s'y ajoute des impulsions d'acte ou des mots restés
en souffrance. Le sujet plongé "en catharsis" se sent
poussé à commettre certains actes ou des mots lui sortent
malgré lui de la bouche ! Le problème est que cette explosion
est le plus souvent suivie par une phase de reconstitution de la vacuole
psychique qui s'y est épanchée. Jusqu'à ce qu'une
nouvelle explosion cathartique se produise, et ainsi de suite... L'évolution
favorable de l'explosion cathartique est souvent empêchée
par l'existence d'une imago de fixation interdictrice. Le repérage
de ces imagos et leur désinvestissement progressif par le sujet
représente un élément essentiel du travail du psychanalyste.
C'est pourquoi, même si l'explosion cathartique déroute
le psychanalyste, elle ne se tient pas pour autant à l'écart
des effets de son travail. Le psychanalyste contribue, en dehors des
moments d'explosion cathartique à lever les imagos de fixation
interdictrices qui bloquent le processus de l'introjection. C'est pourquoi
il ouvre la voie à une évolution favorable de l'expérience
cathartique au cas où elle se produirait La catharsis interrompue
par le spectacle La catharsis au spectacle est assez différente
de ce qu'elle est en cure. Ici, le patient est invité à
formuler des énoncés chargés d'affects qui correspondent
aux situations spécifiques qu'il a vécues. Au spectacle
au contraire, on regarde, on écoute, on éprouve par identification
aux personnages de la scène ou de l'écran, et parfois
(rarement) on manifeste activement ce qu'on ressent. C'est pourquoi
un spectacle est capable de provoquer le retour brutal d'émotions,
de pensées ou d'images jusque-là tenus à l'écart
de la conscience, mais qu'il est incapable d'assurer à lui seul
les conditions qui permettent au sujet de faire face à ce retour
dans de bonnes conditions
Le sujet qui vit une expérience cathartique y est toujours confronté
au risque d'une submersion de sa personnalité par les affects,
les images et les impulsions d'acte non maîtrisables qui caractérisaient
l'expérience traumatique initiale. Ainsi s'explique qu'un fragment
de spectacle apparemment anodin puisse provoquer des réactions
d'une grande violence chez certains spectateurs. Une femme dut quitter
la salle de projection où passait le film Pétain au moment
du mitraillage, par l'aviation allemande, des colonnes de réfugiés
: elle avait perdu ses deux parents dans une situation semblable
Il peut arriver que la situation psychiquement élaborée
ne concerne pas une situation vécue personnellement mais une
situation vécue par un ascendant. Le spectacle qui en réalise
une forme de mise en scène bouleverse alors le sujet non pas
dans ses souvenirs personnels d'une situation effectivement vécue
par lui, mais dans ses souvenirs de situations imaginées par
lui au contact d'un parent porteur d'un secret douloureux. Par exemple,
une scène de viol d'une servante par un noble vue au cinéma
par une de mes patientes l'indisposa si fort qu'elle dût quitter
la salle. Il s'avéra que cette scène correspondait à
un événement crucial de son histoire familiale : sa grand-mère,
blanchisseuse dans un château à la fin du siècle
dernier, avait probablement été violée de la même
façon par le maître de maison et sa mère était
née de cette union. Ma patiente n'ignorait pas cette situation
pour l'avoir entendu évoquer par sa mère, mais la voir
représentée était plus qu'elle ne pouvait supporter.
En effet, elle luttait en permanence contre les images de ce viol tout
comme sa mère, toute sa vie, avait lutté contre elles.
Dans ces deux exemples, l'effet cathartique du spectacle s'était
trouvé brutalement interrompu par le spectateur lui-même.
Faut-il alors renoncer à croire que le spectacle puisse être
cathartique et le rendre à son seul effet divertissant ? Heureusement,
l'expérience cathartique au spectacle peut aussi évoluer
favorablement
Du lien social
Avec l'expérience cathartique, le sujet plonge dans un bain d'émotions,
de sentiments et d'états du corps qui étaient tenus jusque-là
à l'écart de sa conscience. Pour la première fois,
il fait corps avec leur expression en s'y identifiant totalement. Si
cette expression n'est pas entravée, elle participe à
une forme de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur d'émotions,
de pensées et d'états du corps restés jusque-là
en souffrance. Cette mise en sens est comparable à une "dépossession"
spontanée par laquelle un sujet se libérerait du démon
qui le hantait en lui donnant une figure à travers ses mimiques,
ses cris et ses gestes. Mais faute d'un rituel social qui objective
cette dépossession en la nommant il y a tout lieu de craindre
que le démon ne reprenne bientôt sa place dans le sujet
! De même, lorsque la catharsis n'est pas suivie d'une symbolisation
de l'expérience traumatique étayée sur le lien
social, il y a tout lieu de craindre que les barrages soudainement rompus
à sa faveur ne se reconstituent rapidement. Sa logique propre
est celle d'un soulagement, puis d'un retour à l'état
de charge initial, jusqu'à l'explosion suivante, et ainsi de
suite
L'évolution favorable de l'expérience cathartique nécessite
d'abord qu'un témoin en reçoive l'écho et assure
ainsi un début d'introjection dans le Moi conscient du spectateur
des émotions, des sentiments et des représentations qui
s'y manifestent. Le travail de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur
peut alors avoir un effet sédatif durable sans pour autant que
le sujet ait conscience de ce qui s'est passé
L'effet thérapeutique de la catharsis existe parfois sans qu'il
y ait eu mise en mot de l'événement traumatique qui est
à son origine. Mais en général, cet effet reste
très fragile tant que l'explosion cathartique ne trouve pas un
prolongement dans la symbolisation verbale. C'est le cas lorsque le
sujet nomme ce qui s'est passé pour lui avec des proches ou des
amis
Enfin, pour si importante qu'elle soit, cette forme de symbolisation
verbale avec des proches ne saurait être confondue avec la symbolisation
verbale achevée telle qu'elle est menée au cours d'un
travail psychothérapeutique et surtout psychanalytique. Dans
cette dernière, l'événement initial resté
en souffrance et qui a causé l'explosion émotionnelle
de la catharsis sans pour autant la signer se trouve reconnu et nommé
; et les effets complexes de cet événement sur le sujet
sont eux aussi reconnus et explorés
On comprend mieux, maintenant l'ambiguïté du mot de "catharsis".
Il désigne à la fois une intention autothérapeutique
inconsciente et une expérience émotionnelle consciente.
Mais la logique de la seconde correspond bien rarement aux attentes
de la première ! Revenons en maintenant à Aristote. Si
la pitié et la crainte étaient les deux seuls sentiments
retenus par lui comme susceptibles d'être touchés par un
effet cathartique du théâtre, nous en voyons mieux la cause.
Ces deux sentiments, à la différence de la colère
ou de l'indignation, ne s'accompagnent pas d'un effet visible. Le spectateur
qui retrouve, face à un spectacle, des sentiments de peur ou
de pitié, les éprouve dans le secret de son coeur. Aristote
aurait pu y ajouter la tristesse : on pleure beaucoup au spectacle
- les femmes notamment
- et cela peut se faire sans trop déranger nos voisins... Par
contre, la colère ou l'indignation, éprouvées et
manifestées pendant un spectacle
- non pas contre celui-ci, mais en empathie avec lui
- risqueraient bien de perturber le spectacle ! On voit cela parfois,
pourtant, lorsque le public n'est pas lissé par une culture de
la retenue émotionnelle.
J'ai le souvenir d'un western vu dans un cinéma de quartier.
Le public, essentiellement constitué de travailleurs immigrés,
semblait avoir pris le "méchant" du film comme cible
de toutes ses frustrations rentrées. Cela fonctionnait d'autant
mieux que les traumatismes subis et refoulés étaient,
pour l'ensemble de ces spectateurs, des traumatismes communs. Non seulement
les insultes hurlées par les plus actifs parmi les spectateurs
ne gênaient pas les autres, mais encore elles les libéraient,
par identification, des humiliations subies dans leur vie quotidienne
et auxquelles ils n'avaient pu réagir que par une colère
silencieuse
L'expressivité de chacun, soutenue, encouragée et prise
en relais par les autres, assurait une catharsis réussie à
travers une symbolisation sensori-affectivo-motrice et verbale soutenue
par le groupe. De même au Japon, apparurent après la guerre
de très nombreux films "lacrymogènes" classés
en trois catégories : "un, deux ou trois mouchoirs".
Les japonais avaient tant de larmes à verser ! La défaite
militaire, leurs illusions perdues, l'humiliation de l'occupation, Hiroshima
et Nagasaki, leurs morts soi-disant "pour la patrie", etc.
Ces films permettaient probablement aux Japonais d'exorciser une tristesse
que les convenances sociales
- et notamment l'obligation faite par le gouvernement d'appliquer aux
occupants américains les traditionnelles lois de l'hospitalité
japonaise
- empêchaient de verser en d'autres circonstances..
Efficacité et limites de la catharsis
A un moment où l'Eglise excommuniait les acteurs et accusait
les auteurs de théâtre de pervertir la société,
certains ont été tentés de promouvoir le théâtre
en une institution de redressement moral rivale de l'Eglise. Grâce
à la "catharsis", la tragédie promettait la
transformation des vices en vertus par le plaisir là où
l'Eglise exhortait au même résultat par la souffrance !
Mais ceux qui ont engagé la catharsis du côté de
la morale l'ont fourvoyée. Son efficacité ne vient pas
de l'évacuation de désirs refoulés, mais du déverrouillage
de sensations et d'émotions liées à une expérience
traumatique antérieure. La catharsis ne peut éviter un
destin de serial killer que dans la mesure où celui-ci aurait
été déterminé par des expériences
traumatiques restées en souffrance ! Enfin, comme l'avait entrevu
Aristote, l'explosion cathartique survient d'autant plus facilement
qu'elle est collective. Alors s'associent en elle plusieurs spectateurs
ayant vécu des expériences traumatiques proches, voire
semblables. L'effet résolutoire de l'expression cathartique est
inséparable du lien social. On peut même dire que la catharsis
est une forme de lien social, le plus intense peut-être qu'un
spectacle puisse créer. Le caractère collectif d'un spectacle
ne suffit pourtant pas à assurer l'efficacité cathartique.
La dévotion au spectacle envisagé comme produit culturel
à apprécier
- ou à rejeter avec les nuances d'usage
- empêche le plus sûrement que cet effet puisse opérer.
Spectateurs, encore un effort de spontanéité pour que
le spectacle vous devienne cathartique !
Pourtant, la catharsis a aussi des limites. Si son explosion a parfois
des effets sédatifs durables, c'est parce qu'elle réalise
une forme de symbolisation sensori-affectivo-motrice soutenue par une
communion imaginaire, intellectuelle et affective au sein d'un groupe.
Mais jamais une explosion cathartique ne peut guérir d'un traumatisme
en une seule fois. Et il est peu probable que, même répétée,
elle ne puisse guérir d'un traumatisme grave autour duquel la
personnalité s'est organisée. Son effet est heureusement
considérablement renforcé si un début de symbolisation
verbale est assuré dans les échanges avec des proches
et des amis. Aller au spectacle accompagné et prendre un pot
ensemble à la sortie sera toujours irremplaçable... même
si ce n'est pas suffisant pour résoudre, dans tous les cas, les
violentes irruptions affectives de l'expérience cathartique
Les Cahiers de médiologie - n°1 : "La querelle du
spectacle"
Article trouvé sur la page: http://www.mediologie.com/numero1/art20.htm