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MEMOIRE ET CREATION
Serge TISSERON


Pour Freud, les obstacles de mémoire étaient essentiellement de l'ordre de désirs coupables. Nous savons aujourd'hui qu'ils peuvent être aussi liés à des situations de honte ou de douleur extrême.

1 - Clivage et déni du traumatisme
L'oubli des événements vécus dans la honte ou la douleur n'obéit pas au même mécanisme que l'oubli de ceux qui sont vécus dans la culpabilité. Les seconds sont effacés par le refoulement et recouverts par l'amnésie : c'est en particulier le cas des réalisations et des désirs de la sexualité infantile, frappés progressivement d'interdit par la constitution du Surmoi. Au contraire, l'oubli d'un événement vécu avec une souffrance extrême se fait par l'enfermement de cet événement (avec l'ensemble des sentiments qui l'ont accompagné et des images des protagonistes qui y étaient impliqués) dans un lieu totalement isolé du reste de la personnalité et inaccessible au sujet lui-même. Il peut s'agir de situations traumatiques liées à des événements physiques (comme une explosion, un tremblement de terre, un naufrage ...) ou relationnels (comme un viol ou une agression). Dans tous les cas, le mécanisme en jeu n'est pas le refoulement, mais une forme de clivage. Nicholas Abraham et Maria Torok ont désigné la vacuole psychique qui en résulte sous le nom d'"inclusion au sein du Moi ".
Cette inclusion contient l'ensemble des éléments qui ont accompagné la situation pour le sujet, c'est-à-dire des éléments visuels, cénesthésiques, moteurs, affectifs, mais aussi les représentations que le sujet a eu de lui-même et des autres dans la situation et leurs résonances inconscientes.

On voit donc qu'à la différence du refoulement qui efface de la mémoire des représentations mentales chargées de désirs coupables, cette forme d'oubliqu'est l'inclusion concerne des événements qui ont effectivement eu lieu. Leur enterrement psychique répond à la nécessité de se protéger contre la douleur qui a accompagné l'événement, ou même contre le risque de destruction psychique qu'il a fait courir au sujet. Il résulte de cette particularité une conséquence essentielle. Alors que le refoulement est défini en termes de conflit incessant entre un désir et l'interdit qui lui correspond (conflit dont témoignent divers "retours de refoulé"), l'enterrement dans le moi d'une situation indicible est en principe réalisé une fois pour toutes.

Il arrive que ce clivage avec déni soit réussi. Le sujet semble vivre comme si de rien n'était. En fait, plus la situation a été intensément traumatique et plus sa mise à l'écart de la conscience est difficile. Comme l'enfermement a été global, le retour à la conscience des éléments clivés l'est aussi. Le souvenir traumatique, quand il revient, s'impose avec la même violence sensorielle que lors de la situation inaugurable elle-même. Ce n'est que progressivement, au fur et à mesure de son élaboration par la psyché, que le travail du refoulement proprement dit peut s'installer. L'un des signes en est que la situation traumatique ne fait plus retour au psychisme du sujet avec ses caractères originaires, mais sous une forme symbolique. Tel sujet traumatisé par une explosion n'est plus réveillé dans son sommeil par le
souvenir de cette explosion, mais par exemple par la menace d'un lion qui rugit de façon menaçante. Une telle évolution montre que le travail d'élaboration psychique de l'événement dont le refoulement fait partie - est en bonne voie.

Mais revenons-en au clivage de l'événement traumatique tel que nous l'évoquions. Ce clivage n'est jamais totalement réussi ou totalement échoué. Il est toujours partiel. Pour comprendre ce caractère partiel, il faut maintenant nous intéresser au destin des composantes de l'événement qui ne sont pas clivées. Celles-ci reçoivent leur place dans le fonctionnement psychique du sujet en se liant à ses expériences précédentes et en devenant disponibles pour ses expériences ultérieures. Pour cela, les différentes composantes de l'expérience doivent recevoir chacune une mise en forme symbolique.

2 - Le travail de la symbolisation
Dans la mesure où toute expérience complexe du monde fait intervenir des composantes sensori-affectivo-motrices, imagées et verbales, le processus de la symbolisation doit également faire intervenir une forme de symbolisation dans chacun de ces domaines :
sur le mode sensori-affectivo-moteur, sur le mode représentatif et sur le mode verbal.

Si l'idée d'une symbolisation imagée et d'une symbolisation verbale ne pose probablement pas de problème au lecteur, peut-être n'en va-t-il pas de même avec la symbolisation sensori-affectivo-motrice. Pourtant, elle n'est pas moins
importante que les autres formes de symbolisation puisqu'elle concerne les actes auxquels nous nous sentons poussés et que nous réalisons de façon partielle ou déplacée. Comme la symbolisation imagée et la symbolisation verbale, la symbolisation sensori-affectivo-motrice peut intervenir à plusieurs niveaux de complexité. En voici un exemple simple. Imaginons un homme qui s'est senti humilié par un autre. Il a eu envie de répondre à cette humiliation en le frappant. Supposons que cet homme humilié renferme en lui sa colère. Il clive l'ensemble des expériences qui ont accompagné l'humiliation et les enferme dans une vacuole psychique. Il peut, plus tard, en éprouver des maux de tête : c'est une forme de manifestation de cette inclusion. Supposons qu'il frappe ses enfants : c'est une forme de déplacement de la colère, d'un objet vers un autre objet.

Supposons qu'il aille dans une salle de gymnastique et frappe un punching ball : c'est déjà une forme de symbolisation à un niveau élémentaire puisqu'il ne frappe pas une autre personne réelle, mais un objet. Enfin, supposons que cet homme humilié et qui a retenu sa colère fasse semblant de donner des coups de poing à l'un de ses amis, pour "rire" : il s'agit d'une forme d'élaboration sur un mode sensori-affectivo-moteur complet de l'agression subie.

Nous voyons donc que :
- La symbolisation sensori-affectivo-motrice a une participation du côté des affects, tant positifs (comme la joie) que négatifs (comme l'angoisse, le dépit ou la colère) ; et une participation du côté moteur (qui consiste clans les potentialités d'action, c'est-à-dire dans les actes que le sujet se sent porté à réaliser), - La symbolisation imagée a une participation du côté de la perception, de ses traces, et donc des images qui leur sont liées (ou de celles que leurs transformations peuvent engendrer) ;

- Enfin, la symbolisation verbale a une participation du côté du langage verbal.

Ces trois séries de particularités constituent un ensemble indissociable, chacune participant à l'appropriation psychique de son histoire pour tout être humain.

Le travail de symbolisation n'est donc pas à proprement parler une restitution de la mémoire. Il ne restitue rien, puisqu'il permet au sujet d'accéder à des formes de représentations qui n'existaient pas pour lui jusque-là. Cette approche recoupe exactement le point de vue développé par Bion. La capacité de rêverie de la mère, telle que l'a définie cet auteur, correspond à une élaboration, par celle des messages de l'enfant, dans le sens d'une intégration et d'une transformation. Il s'agit là d'une activité de symbolisation qui, pour Bion, n'est pas étayée sur le langage. C'est pourquoi il parle de capacité de rêverie maternelle, et non pas de capacité de mise en mots. Ce travail de symbolisation de la rêverie maternelle porte sur diverses formes de représentations jusque-là fragmentaires et dispersées auxquelles il donne une cohérence. Ce qui était jusque-là dispersé à travers des activités perceptives indépendantes est construit en un ensemble fonctionnel à un niveau d'élaboration cognitive supérieure. Je complète seulement le point de vue de Bion en précisant que les représentations dispersées et fragmentaires qui sont constituées en entités complexes dans le travail de la symbolisation concernent les trois grands domaines complémentaires d'expériences sensori-affectivo-moteur, imagé et verbal.

Il est bien évident que seule la symbolisation verbale permet de reconnaître et d'explorer l'ensemble des effets complexes d'un événement sur un sujet, notamment dans ses résonances inconscientes. Mais le travail de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur peut avoir un effet sédatif durable sans pour autant que le sujet ait eu conscience que son travail de symbolisation était mené en liaison avec un événement traumatique inaugural, et sans pour autant non plus que le sujet ait mis en mots cet événement. Cela est en particulier le cas lorsque la
symbolisation sensori-affectivo-motrice a été soutenue par une communion imaginaire, intellectuelle et affective au sein d'un groupe, ou bien lorsqu'elle a été reçue par un autre sujet mis par le transfert en position de mère primitive. Pourtant, en règle générale, cet effet sédatif de la symbolisation sensori-affectivo-motrice reste fragile tant qu'elle n'a pas reçu un prolongement dans la symbolisation verbale. C'est ce prolongement que nous essayons de lui donner dans le travail psychothérapique. Il nous faut pourtant garder à l'esprit que la symbolisation verbale à elle seule - et notamment à travers l'interprétation -peut rendre fou si elle n'est pas articulée sur la symbolisation sensori-affectivo-motrice. Et également que cette symbolisation n'est pas toujours indispensable. Je me souviens avoir eu en psychothérapie pendant deux ans une fillette très perturbée qui passa ses séances avec moi à jouer au "pompiste" (elle me "mettait de l'essence") et à la maîtresse (elle me grondait parce que "je ne faisais pas bien"). J'acceptai de jouer sans comprendre la raison de ces jeux... Après que sa psychothérapie fut considérée comme terminée par l'entourage parce qu'elle allait beaucoup mieux, j'appris par la grand-mère que la fillette avait été victime d'un viol de la part de son beau-père trois ans auparavant. Le sens de ses jeux s'expliquait donc par une forme de mise en sens sur un mode sensori-affectivo-moteur de ce traumatisme initial : elle me mettait un tuyau dedans (comme son beau-père lui avait introduit son propre "tuyau") ; et elle me grondait parce que je ne savais pas faire (comme on peut imaginer que son beau-père l'avait grondée parce qu'elle ne "savait pas faire"). Je n'ai pas jugé utile de faire revenir cette fillette pour lui parler (ou la faire parler) de cet événement. J'ai estimé que la symbolisation sur un mode affectivo-moteur à travers ses jeux avait permis que les processus normaux se remettent en route comme semblait le montrer son évolution favorable. J'ai proposé à la grand-mère d'être particulièrement disponible à la parole de sa petite-fille et de la ramener au cas où un problème nouveau apparaîtrait. Il est probable que, si j'avais connu l'existence de ce traumatisme, je me serais comporté différemment dans la psychothérapie de cette fillette, mais pas forcément de manière plus efficace.

3 - Causes et effets de l'échec de la symbolisation L'approche de la vie psychique, aussi bien subjective qu'intersubjective, en termes de symbolisation ou de non symbolisation des diverses composantes de toute nouvelle expérience, permet également de penser différemment la nature des obstacles à la mémoire.

L'échec de la symbolisation complète d'un événement peut être provoqué par quatre grandes séries de causes : (1) des conflits psychiques personnels de l'ordre du désir et de l'interdit (c'est le cas qu'envisageait Freud), (2) un caractère traumatique de l'expérience qui submerge les possibilités d'élaboration psychique du sujet, par exemple dans les catastrophes naturelles, mais aussi dans certaines situations relationnelles comme l'abus sexuel (c'est ce qu'avait commencé à envisager Ferenczi) , (3) la honte qui empêche de parler un événement à des tiers, rendant du même coup l'introjection complète de cet événement très problématique* [Je renvoie sur cet aspect le lecteur à La honte, Psychanalyse d'un lien social, (Paris, Dunod, 1993)] ; (4) enfin les effets sur soi des secrets des générations précédentes : une culpabilité ou une honte graves vécues à une génération et cachées aux enfants portent leur ombre sur la propre vie psychique des générations suivantes" (Je renvoie sur cet aspect le lecteur à Le psychisme à l'épreuve des générations, Clinique du Fantôme, (Paris, Dunod, 1995).

Dans tous les cas, il en résulte une symbolisation selon certaines modalités et pas selon d'autres. C'est ainsi, par exemple, qu'un sujet peut raconter unesituation terrible qu'il a vécue comme quelque chose qui aurait été vécu par quelqu'un d'autre.
L'événement paraît symbolisé et intégré. En fait, il ne l'est pas du tout. Ce qui se passe, c'est que le contenu sensori-affectivo-moteur de l'expérience douloureuse est totalement clivé. Mais, parce qu'il est clivé, il risque justement à tout moment de faire un retour brutal qui submerge le sujet, notamment à l'occasion d'une situation anodine qui réveille le souvenir complexe du trauma initial ! D'autres fois, c'est l'impulsion motrice qui est clivée des autres éléments de l'expérience et qui revient d'une façon isolée, par exemple à travers des actes "manqués" ou des séquences de comportement auxquelles un sujet se sent irrésistiblement entraîné malgré lui sans en comprendre le sens. D'autres fois encore, le sujet peut souffrir d'images terrifiantes qui sont en rapport avec le traumatisme (en particulier des cauchemars) et qui traduisent l'échec de ses mécanismes de défense face à celui-ci.

Il en résulte que lorsqu'un enfant est soumis à un parent qui a partiellement et insuffisamment symbolisé certains événements de sa propre histoire, il est soumis à des messages contradictoires ou paradoxaux toutes les fois où cette symbolisation partielle est mise à l'épreuve dans la communication du parent avec son enfant.

Par exemple, un homme, victime d'un viol quand il avait sept ans, s'était mis à toucher son propre fils différemment lorsque celui-ci avait eu le même âge, sous l'effet de ce secret douloureux.

L'enfant avait bien perçu le changement d'attitude de son père sur un mode sensori-affectivo-moteur, mais il n'en avait reçu aucune confirmation verbale. Ce sont de telles contradictions entre les divers canaux de communication qui sont responsables d'effets sur plusieurs générations des traumatismes graves non élaborés par un sujet.

4 - La communication perturbée
S'il y a trop de discordances entre les divers canaux de communication à partir desquels sont réalisées les diverses
composantes de la symbolisation, il peut en résulter pour l'enfant de graves erreurs d'interprétation. Ce n'est donc pas le clivage - et ni, bien entendu, le refoulement - qui est responsable en premier lieu du caractère particulier des objets psychiques qui résultent pour un enfant de l'expérience d'objets psychiques partiellement symbolisés chez les ascendants. Ces objets psychiques de l'enfant sont d'abord caractérisés par le fait qu'ils sont constitués, dans l'expérience de communication avec le parent, à travers certaines modalités de la symbolisation - par exemple
mimogestuelle ou vocale - et qu'ils ne sont pas confirmés - voire qu'ils sont démentis - selon les autres registres de la symbolisation. La personnalité de l'enfant est obligée au clivage pour tenir compte de ces perturbations dans la constitution de ses propres objets psychiques.

Ces discordances le conduisent à la création d'objets psychiques partiellement symbolisés, c'est-à-dire symbolisés selon une modalité et pas selon les autres. Et ces clivages et les dénis qui les accompagnent sont à la base de désordres qui minent les possibilités de penser, de communiquer et d'apprendre de l'enfant.

Quel que soit notre attachement à Freud et notre désir de placer nos pas dans les siens, nous devons reconnaître qu'il n'avait pas pensé cela. Une telle approche ne relève pas, encore une fois, d'une théorie des instances psychiques, mais d'une théorie du lien social.

5 - Symboliser pour soi
Envisageons maintenant les effets de tout cela sur la création. Je ne prononcerai pas, dans ce qui suit, le mot de "sublimation" pour une raison bien simple. Ce mot a été créé par Freud pour désigner l'issue heureuse du refoulement d'un conflit entre désirs et interdits (l’issue malheureuse de ce conflit étant la fabrication d'un symptôme). Or nous avons vu que le traumatisme résulte de bien d'autres causes que les conflits entre désirs et interdits, et qu'il produit d'autres effets que le refoulement.

Tout créateur tente de donner forme à des impressions évanouies ou enfouies de son histoire passée, proche ou ancienne. Sa démarche tente de recomposer dans une figure unique les morceaux de puzzle d'une expérience originaire mal assimilée. Autrement dit, les images qu'il crée participent pour lui d'un processus d'appropriation symbolique - sous une forme originale et toujours à inventer - d'expériences du monde restées en défaut de symbolisation. Ses tentatives sont le témoignage de son désir d'y parvenir.
L'oeuvre est jugée réussie, pour son créateur comme pour son spectateur, à la mesure de sa capacité à pouvoir tenir ensemble les diverses composantes de l'expérience.

Le support de la création peut être la toile, le bois, la pellicule photographique ou tout autre matériau. Sa logique est toujours celle d'une recomposition. Le peintre et le sculpteur s'y lancent en tentant d'organiser l'ensemble des éléments de l'expérience initiale à travers des jeux de formes, de couleurs et de matières.

Les expériences visuelles, mais aussi les expériences corporelles, affectives, vocales et comportementales qui ont accompagné l'expérience initiale y trouvent chacune une forme d'équivalence.

D'autres créateurs choisissent de travailler des matières qui ne sont pas des images. Pour le chanteur et le musicien, c'est dans le choix des sons, des rythmes, des suspensions et des respirations de son instrument que s'effectue la tentative de recomposition. Pour le poète, ce sont les composantes phonétiques et vocales de la parole qui constituent la matière première de cette tentative. Pour le chorégraphe, c'est le travail sur son propre corps. Et pour le penseur, le philosophe ou le psychanalyste, c'est le langage parlé ou écrit. Voyons maintenant à quels types d'expériences correspondent ces formes incomplètes de symbolisation.

Certaines des expériences soumises à l'introjection sont partagées par l'ensemble des êtres humains. D'autres au contraire sont particulières à chaque individu ou à chaque groupe humain. Certaines sont liées à des conflits entre désir et interdit et d'autres pas. Enfin, le créateur est parfois conscient et parfois inconscient de la façon dont son oeuvre tente la familiarisation et l'introjection d'une expérience pénible. Il arrive que des artistes nous mettent sur la voie de telles expériences difficiles à introjecter et autour desquelles leur oeuvre tourne sans qu'on n'ait aucune raison d'en douter. Joseph Beuys a parlé de son coma consécutif à un accident d'avion pendant la guerre et de sa réanimation par application de graisse et de feutre. Niki de Saint Phalle a évoqué les sévices sexuels dont elle avait été victime
alors qu'elle était enfant, qui portent un jour nouveau sur son oeuvre, mais aussi sur le nom d'artiste qu'elle s'est choisie.
Enfin, certaines fois, le créateur ne tente pas l'introjection d'événements directement vécus par lui, mais celles d'événements vécus par des générations précédentes, notamment des traumatismes.
C'est maintenant que je vais préciser.

6 - Symboliser pour l'autre

Un enfant dont les parents n'ont pas symbolisé un événement est soumis, autour de cet événement, à des messages tronqués, parcellaires, contradictoires. Si de tels messages sont nombreux, il peut y perdre toute forme de curiosité. Il peut aussi viser une adaptation comportementale. Il peut enfin mobiliser toute son intelligence pour tenter de comprendre ce qui se passe. Cette compréhension passe alors par une tentative de visualiser l'objet caché, c'est-à-dire à travers des images psychiques.

En effet, dans une telle situation, l'enfant ne sait pas que ce dont le parent ne lui parle pas a été mal symbolisé par lui. Il vit cette situation comme un secret qu'on lui cache.

Si un enfant soumis à de telles influences se construit des scénarii imaginaires, c'est sous l'effet des émotions intenses qu'il vit au contact de ses parents : la colère, la honte, la culpabilité, le sentiment d'être rejeté du groupe familial censé partager un secret dont lui-même est exclu... C'est à partir de ce socle émotif que l'enfant soumis à un secret se construit ses premiers scénarii psychiques, parce qu'il n'a pas pu exprimer la violence de ses sentiments à ses parents. Mais les images qu'il organise sous l'effet de ses sentiments violents sont très vite détachées d'eux. En effet, dans la mesure où ces scénarii sont liés aux sentiments violents qui ont été à leur origine, ils font constamment courir à l'enfant le risque d'une déstabilisation psychique. C'est pourquoi, de la même façon que l'enfant s'est construit des scénarii intérieurs à partir de ses sentiments parce que ses sentiments ne pouvaient pas trouver de place dans la relation avec ses parents, il va maintenant séparer ces scénarios des sentiments qui sont à leur origine parce que ces sentiments le menacent dans la relation avec ses parents. Ainsi s'explique que les scénarios imaginaires que l'enfant âgé de moins de cinq ans s'est construit en réaction à un secret familial puissent subsister inchangés dans la vie psychique de l'adulte qu'il devient.

C'est avec ces questions, tout autant qu'avec ses expériences libidinales propres restées en attente d'introjection, que l'adulte créateur va renouer. Tel fut le cas d'Hergé. Il a construit son oeuvre à partir de rêveries qu'il avait constituées entre trois et six ans pour tenter de se représenter le contenu du secret qu'on lui cachait *** [Voir Tintin chez le psychanalyste, (Aubier 1985) et Tintin et le secret d'Hergé (Hors collection, 1993)].

Ces rêveries, d'abord conscientes, étaient en effet devenues inconscientes sous l'effet de l'indisponibilité de ses parents à répondre à ses questions. D'abord constituées comme une façon d'être plus proches de ses parents, elles s'étaient rapidement imposées pour le jeune Hergé comme un obstacle à la communication avec eux par les malaises que produisaient sur eux les questions inspirées par ces rêveries. Ainsi s'explique qu'elles aient pu organiser les Aventures de Tintin à la fois de façon souterraine et extrêmement rigoureuse.

Toute création est ainsi à la fois le témoin d'un processus d'introjection psychique laissé en souffrance et la tentative d'en constituer l'auxiliaire. Elle est, en cela un processus toujours inachevé. Cet inachèvement n'est pas son échec, mais sa fatalité. Elle "rate" ce qu'elle tente, ou plutôt, elle le réussit d'une façon toujours imparfaite et toujours à parfaire. Enfin, la multiplicité des causes possibles de "ratage" d'une introjection nous oblige à une grande modestie par rapport au déchiffrage des images. Le plus souvent, il est impossible de faire face à une oeuvre s'il s'agit de l'exploration et de la mise en scène de conflits entre désirs et interdits, d'une expérience traumatique par sa violence propre, par l'impossibilité d'en parler à des tiers, ou des effets sur le créateur du secret inavouable d'un autre ! Et cela d'autant plus que ces différents types de causalité combinent souvent leurs effets. Il est plus facile de parler de "secret derrière les images" que de savoir à la fois, de quel type de "secret" il s'agit !


Le lien d'origine : http://perso.wanadoo.fr/fripsi/Tisseron.html