Pour Freud, les obstacles de mémoire étaient essentiellement
de l'ordre de désirs coupables. Nous savons aujourd'hui qu'ils
peuvent être aussi liés à des situations de honte
ou de douleur extrême.
1 - Clivage et déni du traumatisme
L'oubli des événements vécus dans la honte ou la
douleur n'obéit pas au même mécanisme que l'oubli
de ceux qui sont vécus dans la culpabilité. Les seconds
sont effacés par le refoulement et recouverts par l'amnésie
: c'est en particulier le cas des réalisations et des désirs
de la sexualité infantile, frappés progressivement d'interdit
par la constitution du Surmoi. Au contraire, l'oubli d'un événement
vécu avec une souffrance extrême se fait par l'enfermement
de cet événement (avec l'ensemble des sentiments qui l'ont
accompagné et des images des protagonistes qui y étaient
impliqués) dans un lieu totalement isolé du reste de la
personnalité et inaccessible au sujet lui-même. Il peut s'agir
de situations traumatiques liées à des événements
physiques (comme une explosion, un tremblement de terre, un naufrage ...)
ou relationnels (comme un viol ou une agression). Dans tous les cas, le
mécanisme en jeu n'est pas le refoulement, mais une forme de clivage.
Nicholas Abraham et Maria Torok ont désigné la vacuole psychique
qui en résulte sous le nom d'"inclusion au sein du Moi ".
Cette inclusion contient l'ensemble des éléments qui ont
accompagné la situation pour le sujet, c'est-à-dire des
éléments visuels, cénesthésiques, moteurs,
affectifs, mais aussi les représentations que le sujet a eu de
lui-même et des autres dans la situation et leurs résonances
inconscientes.
On voit donc qu'à la différence du refoulement qui efface
de la mémoire des représentations mentales chargées
de désirs coupables, cette forme d'oubliqu'est l'inclusion concerne
des événements qui ont effectivement eu lieu. Leur enterrement
psychique répond à la nécessité de se protéger
contre la douleur qui a accompagné l'événement, ou
même contre le risque de destruction psychique qu'il a fait courir
au sujet. Il résulte de cette particularité une conséquence
essentielle. Alors que le refoulement est défini en termes de conflit
incessant entre un désir et l'interdit qui lui correspond (conflit
dont témoignent divers "retours de refoulé"),
l'enterrement dans le moi d'une situation indicible est en principe réalisé
une fois pour toutes.
Il arrive que ce clivage avec déni soit réussi. Le sujet
semble vivre comme si de rien n'était. En fait, plus la situation
a été intensément traumatique et plus sa mise à
l'écart de la conscience est difficile. Comme l'enfermement a été
global, le retour à la conscience des éléments clivés
l'est aussi. Le souvenir traumatique, quand il revient, s'impose avec
la même violence sensorielle que lors de la situation inaugurable
elle-même. Ce n'est que progressivement, au fur et à mesure
de son élaboration par la psyché, que le travail du refoulement
proprement dit peut s'installer. L'un des signes en est que la situation
traumatique ne fait plus retour au psychisme du sujet avec ses caractères
originaires, mais sous une forme symbolique. Tel sujet traumatisé
par une explosion n'est plus réveillé dans son sommeil par
le
souvenir de cette explosion, mais par exemple par la menace d'un lion
qui rugit de façon menaçante. Une telle évolution
montre que le travail d'élaboration psychique de l'événement
dont le refoulement fait partie - est en bonne voie.
Mais revenons-en au clivage de l'événement traumatique tel
que nous l'évoquions. Ce clivage n'est jamais totalement réussi
ou totalement échoué. Il est toujours partiel. Pour comprendre
ce caractère partiel, il faut maintenant nous intéresser
au destin des composantes de l'événement qui ne sont pas
clivées. Celles-ci reçoivent leur place dans le fonctionnement
psychique du sujet en se liant à ses expériences précédentes
et en devenant disponibles pour ses expériences ultérieures.
Pour cela, les différentes composantes de l'expérience doivent
recevoir chacune une mise en forme symbolique.
2 - Le travail de la symbolisation
Dans la mesure où toute expérience complexe du monde fait
intervenir des composantes sensori-affectivo-motrices, imagées
et verbales, le processus de la symbolisation doit également
faire intervenir une forme de symbolisation dans chacun de ces domaines
:
sur le mode sensori-affectivo-moteur, sur le mode représentatif
et sur le mode verbal.
Si l'idée d'une symbolisation imagée et d'une symbolisation
verbale ne pose probablement pas de problème au lecteur, peut-être
n'en va-t-il pas de même avec la symbolisation sensori-affectivo-motrice.
Pourtant, elle n'est pas moins
importante que les autres formes de symbolisation puisqu'elle concerne
les actes auxquels nous nous sentons poussés et que nous réalisons
de façon partielle ou déplacée. Comme la symbolisation
imagée et la symbolisation verbale, la symbolisation sensori-affectivo-motrice
peut intervenir à plusieurs niveaux de complexité. En voici
un exemple simple. Imaginons un homme qui s'est senti humilié par
un autre. Il a eu envie de répondre à cette humiliation
en le frappant. Supposons que cet homme humilié renferme en lui
sa colère. Il clive l'ensemble des expériences qui ont accompagné
l'humiliation et les enferme dans une vacuole psychique. Il peut, plus
tard, en éprouver des maux de tête : c'est une forme de manifestation
de cette inclusion. Supposons qu'il frappe ses enfants : c'est une forme
de déplacement de la colère, d'un objet vers un autre objet.
Supposons qu'il aille dans une salle de gymnastique et frappe un punching
ball : c'est déjà une forme de symbolisation à un
niveau élémentaire puisqu'il ne frappe pas une autre personne
réelle, mais un objet. Enfin, supposons que cet homme humilié
et qui a retenu sa colère fasse semblant de donner des coups de
poing à l'un de ses amis, pour "rire" : il s'agit d'une
forme d'élaboration sur un mode sensori-affectivo-moteur complet
de l'agression subie.
Nous voyons donc que :
- La symbolisation sensori-affectivo-motrice a une participation du
côté des affects, tant positifs (comme la joie) que négatifs
(comme l'angoisse, le dépit ou la colère) ; et une participation
du côté moteur (qui consiste clans les potentialités
d'action, c'est-à-dire dans les actes que le sujet se sent porté
à réaliser), - La symbolisation imagée a une participation
du côté de la perception, de ses traces, et donc des images
qui leur sont liées (ou de celles que leurs transformations peuvent
engendrer) ;
- Enfin, la symbolisation verbale a une participation du côté
du langage verbal.
Ces trois séries de particularités constituent un ensemble
indissociable, chacune participant à l'appropriation psychique
de son histoire pour tout être humain.
Le travail de symbolisation n'est donc pas à proprement parler
une restitution de la mémoire. Il ne restitue rien, puisqu'il permet
au sujet d'accéder à des formes de représentations
qui n'existaient pas pour lui jusque-là. Cette approche recoupe
exactement le point de vue développé par Bion. La capacité
de rêverie de la mère, telle que l'a définie cet auteur,
correspond à une élaboration, par celle des messages de
l'enfant, dans le sens d'une intégration et d'une transformation.
Il s'agit là d'une activité de symbolisation qui, pour Bion,
n'est pas étayée sur le langage. C'est pourquoi il parle
de capacité de rêverie maternelle, et non pas de capacité
de mise en mots. Ce travail de symbolisation de la rêverie maternelle
porte sur diverses formes de représentations jusque-là fragmentaires
et dispersées auxquelles il donne une cohérence. Ce qui
était jusque-là dispersé à travers des activités
perceptives indépendantes est construit en un ensemble fonctionnel
à un niveau d'élaboration cognitive supérieure. Je
complète seulement le point de vue de Bion en précisant
que les représentations dispersées et fragmentaires qui
sont constituées en entités complexes dans le travail de
la symbolisation concernent les trois grands domaines complémentaires
d'expériences sensori-affectivo-moteur, imagé et verbal.
Il est bien évident que seule la symbolisation verbale permet de
reconnaître et d'explorer l'ensemble des effets complexes d'un événement
sur un sujet, notamment dans ses résonances inconscientes. Mais
le travail de symbolisation sur un mode sensori-affectivo-moteur peut
avoir un effet sédatif durable sans pour autant que le sujet ait
eu conscience que son travail de symbolisation était mené
en liaison avec un événement traumatique inaugural, et sans
pour autant non plus que le sujet ait mis en mots cet événement.
Cela est en particulier le cas lorsque la
symbolisation sensori-affectivo-motrice a été soutenue par
une communion imaginaire, intellectuelle et affective au sein d'un groupe,
ou bien lorsqu'elle a été reçue par un autre sujet
mis par le transfert en position de mère primitive. Pourtant, en
règle générale, cet effet sédatif de la symbolisation
sensori-affectivo-motrice reste fragile tant qu'elle n'a pas reçu
un prolongement dans la symbolisation verbale. C'est ce prolongement que
nous essayons de lui donner dans le travail psychothérapique. Il
nous faut pourtant garder à l'esprit que la symbolisation verbale
à elle seule - et notamment à travers l'interprétation
-peut rendre fou si elle n'est pas articulée sur la symbolisation
sensori-affectivo-motrice. Et également que cette symbolisation
n'est pas toujours indispensable. Je me souviens avoir eu en psychothérapie
pendant deux ans une fillette très perturbée qui passa ses
séances avec moi à jouer au "pompiste" (elle me
"mettait de l'essence") et à la maîtresse (elle
me grondait parce que "je ne faisais pas bien"). J'acceptai
de jouer sans comprendre la raison de ces jeux... Après que sa
psychothérapie fut considérée comme terminée
par l'entourage parce qu'elle allait beaucoup mieux, j'appris par la grand-mère
que la fillette avait été victime d'un viol de la part de
son beau-père trois ans auparavant. Le sens de ses jeux s'expliquait
donc par une forme de mise en sens sur un mode sensori-affectivo-moteur
de ce traumatisme initial : elle me mettait un tuyau dedans (comme son
beau-père lui avait introduit son propre "tuyau") ; et
elle me grondait parce que je ne savais pas faire (comme on peut imaginer
que son beau-père l'avait grondée parce qu'elle ne "savait
pas faire"). Je n'ai pas jugé utile de faire revenir cette
fillette pour lui parler (ou la faire parler) de cet événement.
J'ai estimé que la symbolisation sur un mode affectivo-moteur à
travers ses jeux avait permis que les processus normaux se remettent en
route comme semblait le montrer son évolution favorable. J'ai proposé
à la grand-mère d'être particulièrement disponible
à la parole de sa petite-fille et de la ramener au cas où
un problème nouveau apparaîtrait. Il est probable que, si
j'avais connu l'existence de ce traumatisme, je me serais comporté
différemment dans la psychothérapie de cette fillette, mais
pas forcément de manière plus efficace.
3 - Causes et effets de l'échec de la symbolisation L'approche
de la vie psychique, aussi bien subjective qu'intersubjective, en termes
de symbolisation ou de non symbolisation des diverses composantes de toute
nouvelle expérience, permet également de penser différemment
la nature des obstacles à la mémoire.
L'échec de la symbolisation complète d'un événement
peut être provoqué par quatre grandes séries de causes
: (1) des conflits psychiques personnels de l'ordre du désir et
de l'interdit (c'est le cas qu'envisageait Freud), (2) un caractère
traumatique de l'expérience qui submerge les possibilités
d'élaboration psychique du sujet, par exemple dans les catastrophes
naturelles, mais aussi dans certaines situations relationnelles comme
l'abus sexuel (c'est ce qu'avait commencé à envisager Ferenczi)
, (3) la honte qui empêche de parler un événement
à des tiers, rendant du même coup l'introjection complète
de cet événement très problématique* [Je renvoie
sur cet aspect le lecteur à La honte, Psychanalyse d'un lien social,
(Paris, Dunod, 1993)] ; (4) enfin les effets sur soi des secrets des générations
précédentes : une culpabilité ou une honte graves
vécues à une génération et cachées
aux enfants portent leur ombre sur la propre vie psychique des générations
suivantes" (Je renvoie sur cet aspect le lecteur à Le psychisme
à l'épreuve des générations, Clinique du Fantôme,
(Paris, Dunod, 1995).
Dans tous les cas, il en résulte une symbolisation selon certaines
modalités et pas selon d'autres. C'est ainsi, par exemple, qu'un
sujet peut raconter unesituation terrible qu'il a vécue comme quelque
chose qui aurait été vécu par quelqu'un d'autre.
L'événement paraît symbolisé et intégré.
En fait, il ne l'est pas du tout. Ce qui se passe, c'est que le contenu
sensori-affectivo-moteur de l'expérience douloureuse est totalement
clivé. Mais, parce qu'il est clivé, il risque justement
à tout moment de faire un retour brutal qui submerge le sujet,
notamment à l'occasion d'une situation anodine qui réveille
le souvenir complexe du trauma initial ! D'autres fois, c'est l'impulsion
motrice qui est clivée des autres éléments de l'expérience
et qui revient d'une façon isolée, par exemple à
travers des actes "manqués" ou des séquences de
comportement auxquelles un sujet se sent irrésistiblement entraîné
malgré lui sans en comprendre le sens. D'autres fois encore, le
sujet peut souffrir d'images terrifiantes qui sont en rapport avec le
traumatisme (en particulier des cauchemars) et qui traduisent l'échec
de ses mécanismes de défense face à celui-ci.
Il en résulte que lorsqu'un enfant est soumis à un parent
qui a partiellement et insuffisamment symbolisé certains événements
de sa propre histoire, il est soumis à des messages contradictoires
ou paradoxaux toutes les fois où cette symbolisation partielle
est mise à l'épreuve dans la communication du parent avec
son enfant.
Par exemple, un homme, victime d'un viol quand il avait sept ans, s'était
mis à toucher son propre fils différemment lorsque celui-ci
avait eu le même âge, sous l'effet de ce secret douloureux.
L'enfant avait bien perçu le changement d'attitude de son père
sur un mode sensori-affectivo-moteur, mais il n'en avait reçu aucune
confirmation verbale. Ce sont de telles contradictions entre les divers
canaux de communication qui sont responsables d'effets sur plusieurs générations
des traumatismes graves non élaborés par un sujet.
4 - La communication perturbée
S'il y a trop de discordances entre les divers canaux de communication
à partir desquels sont réalisées les diverses
composantes de la symbolisation, il peut en résulter pour l'enfant
de graves erreurs d'interprétation. Ce n'est donc pas le clivage
- et ni, bien entendu, le refoulement - qui est responsable en premier
lieu du caractère particulier des objets psychiques qui résultent
pour un enfant de l'expérience d'objets psychiques partiellement
symbolisés chez les ascendants. Ces objets psychiques de l'enfant
sont d'abord caractérisés par le fait qu'ils sont constitués,
dans l'expérience de communication avec le parent, à travers
certaines modalités de la symbolisation - par exemple
mimogestuelle ou vocale - et qu'ils ne sont pas confirmés - voire
qu'ils sont démentis - selon les autres registres de la symbolisation.
La personnalité de l'enfant est obligée au clivage pour
tenir compte de ces perturbations dans la constitution de ses propres
objets psychiques.
Ces discordances le conduisent à la création d'objets psychiques
partiellement symbolisés, c'est-à-dire symbolisés
selon une modalité et pas selon les autres. Et ces clivages et
les dénis qui les accompagnent sont à la base de désordres
qui minent les possibilités de penser, de communiquer et d'apprendre
de l'enfant.
Quel que soit notre attachement à Freud et notre désir de
placer nos pas dans les siens, nous devons reconnaître qu'il n'avait
pas pensé cela. Une telle approche ne relève pas, encore
une fois, d'une théorie des instances psychiques, mais d'une théorie
du lien social.
5 - Symboliser pour soi
Envisageons maintenant les effets de tout cela sur la création.
Je ne prononcerai pas, dans ce qui suit, le mot de "sublimation"
pour une raison bien simple. Ce mot a été créé
par Freud pour désigner l'issue heureuse du refoulement d'un
conflit entre désirs et interdits (lissue malheureuse de
ce conflit étant la fabrication d'un symptôme). Or nous
avons vu que le traumatisme résulte de bien d'autres causes que
les conflits entre désirs et interdits, et qu'il produit d'autres
effets que le refoulement.
Tout créateur tente de donner forme à des impressions évanouies
ou enfouies de son histoire passée, proche ou ancienne. Sa démarche
tente de recomposer dans une figure unique les morceaux de puzzle d'une
expérience originaire mal assimilée. Autrement dit, les
images qu'il crée participent pour lui d'un processus d'appropriation
symbolique - sous une forme originale et toujours à inventer -
d'expériences du monde restées en défaut de symbolisation.
Ses tentatives sont le témoignage de son désir d'y parvenir.
L'oeuvre est jugée réussie, pour son créateur comme
pour son spectateur, à la mesure de sa capacité à
pouvoir tenir ensemble les diverses composantes de l'expérience.
Le support de la création peut être la toile, le bois, la
pellicule photographique ou tout autre matériau. Sa logique est
toujours celle d'une recomposition. Le peintre et le sculpteur s'y lancent
en tentant d'organiser l'ensemble des éléments de l'expérience
initiale à travers des jeux de formes, de couleurs et de matières.
Les expériences visuelles, mais aussi les expériences corporelles,
affectives, vocales et comportementales qui ont accompagné l'expérience
initiale y trouvent chacune une forme d'équivalence.
D'autres créateurs choisissent de travailler des matières
qui ne sont pas des images. Pour le chanteur et le musicien, c'est dans
le choix des sons, des rythmes, des suspensions et des respirations de
son instrument que s'effectue la tentative de recomposition. Pour le poète,
ce sont les composantes phonétiques et vocales de la parole qui
constituent la matière première de cette tentative. Pour
le chorégraphe, c'est le travail sur son propre corps. Et pour
le penseur, le philosophe ou le psychanalyste, c'est le langage parlé
ou écrit. Voyons maintenant à quels types d'expériences
correspondent ces formes incomplètes de symbolisation.
Certaines des expériences soumises à l'introjection sont
partagées par l'ensemble des êtres humains. D'autres au contraire
sont particulières à chaque individu ou à chaque
groupe humain. Certaines sont liées à des conflits entre
désir et interdit et d'autres pas. Enfin, le créateur est
parfois conscient et parfois inconscient de la façon dont son oeuvre
tente la familiarisation et l'introjection d'une expérience pénible.
Il arrive que des artistes nous mettent sur la voie de telles expériences
difficiles à introjecter et autour desquelles leur oeuvre tourne
sans qu'on n'ait aucune raison d'en douter. Joseph Beuys a parlé
de son coma consécutif à un accident d'avion pendant la
guerre et de sa réanimation par application de graisse et de feutre.
Niki de Saint Phalle a évoqué les sévices sexuels
dont elle avait été victime
alors qu'elle était enfant, qui portent un jour nouveau sur son
oeuvre, mais aussi sur le nom d'artiste qu'elle s'est choisie.
Enfin, certaines fois, le créateur ne tente pas l'introjection
d'événements directement vécus par lui, mais celles
d'événements vécus par des générations
précédentes, notamment des traumatismes.
C'est maintenant que je vais préciser.
6 - Symboliser pour l'autre
Un enfant dont les parents n'ont pas symbolisé un événement
est soumis, autour de cet événement, à des messages
tronqués, parcellaires, contradictoires. Si de tels messages
sont nombreux, il peut y perdre toute forme de curiosité. Il
peut aussi viser une adaptation comportementale. Il peut enfin mobiliser
toute son intelligence pour tenter de comprendre ce qui se passe. Cette
compréhension passe alors par une tentative de visualiser l'objet
caché, c'est-à-dire à travers des images psychiques.
En effet, dans une telle situation, l'enfant ne sait pas que ce dont
le parent ne lui parle pas a été mal symbolisé
par lui. Il vit cette situation comme un secret qu'on lui cache.
Si un enfant soumis à de telles influences se construit des
scénarii imaginaires, c'est sous l'effet des émotions
intenses qu'il vit au contact de ses parents : la colère, la
honte, la culpabilité, le sentiment d'être rejeté
du groupe familial censé partager un secret dont lui-même
est exclu... C'est à partir de ce socle émotif que l'enfant
soumis à un secret se construit ses premiers scénarii
psychiques, parce qu'il n'a pas pu exprimer la violence de ses sentiments
à ses parents. Mais les images qu'il organise sous l'effet de
ses sentiments violents sont très vite détachées
d'eux. En effet, dans la mesure où ces scénarii sont liés
aux sentiments violents qui ont été à leur origine,
ils font constamment courir à l'enfant le risque d'une déstabilisation
psychique. C'est pourquoi, de la même façon que l'enfant
s'est construit des scénarii intérieurs à partir
de ses sentiments parce que ses sentiments ne pouvaient pas trouver
de place dans la relation avec ses parents, il va maintenant séparer
ces scénarios des sentiments qui sont à leur origine parce
que ces sentiments le menacent dans la relation avec ses parents. Ainsi
s'explique que les scénarios imaginaires que l'enfant âgé
de moins de cinq ans s'est construit en réaction à un
secret familial puissent subsister inchangés dans la vie psychique
de l'adulte qu'il devient.
C'est avec ces questions, tout autant qu'avec ses expériences
libidinales propres restées en attente d'introjection, que l'adulte
créateur va renouer. Tel fut le cas d'Hergé. Il a construit
son oeuvre à partir de rêveries qu'il avait constituées
entre trois et six ans pour tenter de se représenter le contenu
du secret qu'on lui cachait *** [Voir Tintin chez le psychanalyste,
(Aubier 1985) et Tintin et le secret d'Hergé (Hors collection,
1993)].
Ces rêveries, d'abord conscientes, étaient en effet devenues
inconscientes sous l'effet de l'indisponibilité de ses parents
à répondre à ses questions. D'abord constituées
comme une façon d'être plus proches de ses parents, elles
s'étaient rapidement imposées pour le jeune Hergé
comme un obstacle à la communication avec eux par les malaises
que produisaient sur eux les questions inspirées par ces rêveries.
Ainsi s'explique qu'elles aient pu organiser les Aventures de Tintin
à la fois de façon souterraine et extrêmement rigoureuse.
Toute création est ainsi à la fois le témoin d'un
processus d'introjection psychique laissé en souffrance et la
tentative d'en constituer l'auxiliaire. Elle est, en cela un processus
toujours inachevé. Cet inachèvement n'est pas son échec,
mais sa fatalité. Elle "rate" ce qu'elle tente, ou
plutôt, elle le réussit d'une façon toujours imparfaite
et toujours à parfaire. Enfin, la multiplicité des causes
possibles de "ratage" d'une introjection nous oblige à
une grande modestie par rapport au déchiffrage des images. Le
plus souvent, il est impossible de faire face à une oeuvre s'il
s'agit de l'exploration et de la mise en scène de conflits entre
désirs et interdits, d'une expérience traumatique par
sa violence propre, par l'impossibilité d'en parler à
des tiers, ou des effets sur le créateur du secret inavouable
d'un autre ! Et cela d'autant plus que ces différents types de
causalité combinent souvent leurs effets. Il est plus facile
de parler de "secret derrière les images" que de savoir
à la fois, de quel type de "secret" il s'agit !
Le lien d'origine : http://perso.wanadoo.fr/fripsi/Tisseron.html
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