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« Psychanalyse de l'image »
Serge Tisseron


Serions-nous manipulés par les images ? Serge Tisseron, auteur de Psychanalyse de l’image, livre ici quelques clés pour comprendre les relations complexes que nous avons entretenues, de tous temps, avec les images...

1 / Comment la publicité utilise-t-elle l’image, et pourquoi dérive-t-elle actuellement vers des images qui veulent choquer ?
La publicité a découvert successivement plusieurs ressorts. Pendant longtemps, jusque dans les années 70-80, elle utilisait comme levier principal le détournement des diverses formes de désirs sexuels que l’être humain peut avoir. Les objets montrés étaient en général associés à un corps féminin désirable quand ils étaient destinés aux hommes, ou à une image féminine désirable, quand ils étaient destinés aux femmes. Les femmes pensaient alors qu’acheter un tel objet pourrait augmenter leur puissance de séduction.
Ensuite se sont développées des publicités jouant sur l’image de soi. On est passé progressivement d’une culture marquée par la dominante sexuelle et les angoisses de punition à une autre dominée par l’exaltation narcissique de soi.
Dans un troisième temps, la publicité a découvert le désir de tout être humain d'intégrer un groupe. Posséder l’objet qui lui est associé, c’est faire partie d’un club très fermé de gens possédant un objet que peu de personnes peuvent s’offrir.
Enfin, une quatrième forme de publicité est apparue, avec des images qui paraissent malmener les spectateurs et leur déplaire, comme celles lancées par Toscani pour la marque Benetton. Ces publicités choquent à dessein.

2 / Une publicité qui choque peut-elle vraiment donner envie d’acheter un produit ?
Les images qui choquent (comme celles d'assassinats, de viols, d'indiscrétion désagréable, d'ostracisme) malmènent le spectateur, qui se sent menacé dans ses repères habituels.
Il se demande comment on peut montrer cela, et comment on peut autoriser la présentation de ces images dans des lieux publics où les enfants peuvent les voir. Quand un spectateur est ainsi bousculé dans ses repères, il essaie souvent de comprendre, mais c’est très compliqué. Alors, il utilise un autre moyen pour "retomber sur ses pieds", qui consiste à resserrer les liens avec son groupe de rattachement. C’est-à-dire que, faute de pouvoir se poser jusqu’au bout toutes les questions qui lui viennent à l’esprit, cette personne va se ranger à l’opinion de son groupe, et considérer que si les autres membres du groupe réagissent à cette publicité en achetant le produit, c’est qu’il est "normal" d’y réagir de cette manière-là.
D’une certaine façon, l’image qui choque et qui fait mal, amène à acheter le produit qui lui a été associé, et qui est censé "faire du bien". Mais surtout, c’est un produit que l’on imagine être acheté par d’autres personnes qui ont vu la même image.
L’être humain est en effet mobilisé par le désir de se rassurer à tout moment sur le fait qu’il fait partie d’un groupe et que ce groupe l’intègre comme normal.
En achetant, les spectateurs stressés par l’image écartent l’angoisse de se sentir marginalisés par rapport à tous ceux qui sont censés regarder cette image sans être choqués.
C’est pourquoi il est très important que les gens choqués par de telles publicités le disent, et il est très important qu’il y ait des campagnes de presse pour dire que ces publicités sont choquantes, afin de ne pas se sentir obligé d’acheter un produit pour s’acheter "en plus" une normalité supposée.

3 / Un autre sujet de polémique actuelle concerne les images violentes des jeux vidéo. À ce propos vous évoquez l’intensité des émotions éprouvées : quelles en sont les conséquences pour les jeunes ?
Les jeux vidéo posent les mêmes problèmes que les images de télévision, mais avec une acuité plus grande, due au fait qu’ils mobilisent une intensité interactive plus forte. Le téléspectateur éprouve des sensations, des émotions, éventuellement il bouge, il esquisse des actes, mais cela ne va pas aussi loin que lors d’une interaction dans un jeu vidéo. Là, l’intensité des charges émotionnelles est considérable parce que le joueur est amené à accomplir des ébauches d’actes. Ces actes, bien sûr, sont symbolisés. Il existe un travail de symbolisation très important entre l’acte réel de lever une hache, par exemple, et celui de cliquer sur un bouton pour lever une hache.
Dans un jeu vidéo, un enfant n’accomplit pas des actes réels, mais des actes symboliques d’actes réels qu’il veut voir accomplis sur l’écran. En même temps, il est engagé dans des émotions plus importantes du fait qu’il peut interagir, suivre et commander l’action.
Ce sont ces émotions qui sont la clé des effets des images, et pas du tout les actes symboliques accomplis dans le jeu, comme on pourrait le croire. Ces émotions d’angoisse, de colère, de dégoût, de peur, de tout ce qui accompagne ces jeux, l’enfant les vit avec beaucoup d’intensité, mais le jeu ne lui permet pas de s’en donner des représentations claires. Il gère en effet les situations le plus rapidement possible, en accomplissant des actes, mais toutes les émotions qu’il éprouve, il ne va pas pouvoir se les représenter ou les nommer. Or il est très important que nous puissions nous représenter les émotions, soit en les partageant avec des proches, soit en nous les disant à nous-mêmes.
Autrement dit, un enfant qui a joué aux jeux vidéo a été bousculé par de très nombreuses émotions, mais n’a eu le temps de s’en représenter aucune.
Alors, quand il arrête, il va tout de suite chercher un interlocuteur pour lui « dire » ses émotions. Tous les parents ont cette expérience. Quand l’enfant cesse de jouer, il raconte les situations qu’il a vécues, et nomme les impressions qu’il a eues (peur, dégoût ou autre). Malheureusement s’il n’a pas d’interlocuteur, il enferme toutes ses émotions au fond de lui, et c’est là qu’il risque d’en être perturbé.
L’enfant qui ne peut pas parler tout de suite avec ses parents, heureusement en parle à ses copains. Beaucoup d’enfants partagent leurs émotions avec leurs copains, souvent par téléphone. Il est heureux, pour les enfants, que le téléphone ait été inventé avant les jeux vidéo !
Mais quand ils peuvent partager avec les parents, pour nommer et identifier leurs émotions, c’est encore mieux car ainsi parents et enfants gardent le contact.

4 / Les casques de réalité virtuelle n’engendrent-ils pas encore plus d’intensité de jeu et d’émotion ?
Les fabricants sont aujourd’hui très prudents dans la commercialisation de ces casques, même s’ils sont techniquement au point.
Et ils ont raison, parce qu’actuellement, nombre de joueurs ne sont pas préparés à se mouvoir dans la réalité virtuelle. Cela les perturberait. En revanche, les enfants qui naissent aujourd’hui dans des maisons équipées de home cinéma seront habitués à voir un mur d’images animées en permanence. Ils développeront une autre relation à l’image, et ils porteront facilement un casque de réalité virtuelle à 10 ans, car ils auront appris à se mouvoir dans cette réalité.
Les robots domestiques seront en outre commercialisés bien plus vite, parce qu’ils constituent une étape plus simple qui permettra de passer, en douceur, du monde de la réalité vivante au monde de la réalité virtuelle. En fait, les robots domestiques et les "home cinéma" prédomineront certainement dans un premier temps sur les casques de réalité virtuelle dans l'équipement des foyers. Les jeux vidéo sont aussi très importants pour l’initiation aux nouvelles technologies, car beaucoup de procédures qui y sont utilisées seront un jour introduites sur l’Internet. Le jeu vidéo, c’est le laboratoire de l’interactivité homme-machine qui régnera dans le futur.

5 / Que pensez-vous des "mondes virtuels" ?
Ils sont assez décevants, car le graphisme des avatars utilisés sur l’Internet est encore assez raide, mais surtout, on est vite confronté à la difficulté qu’il y a à nouer une relation.
Ce n’est finalement pas plus facile que dans la réalité. Les gens échangent aussi beaucoup de banalités dans les mondes virtuels, avant d’arriver à être assurés de pouvoir trouver un interlocuteur. En revanche, dans ces mondes, on peut rompre la relation sans difficulté, car les interlocuteurs sont anonymes. À tout moment, vous pouvez disparaître sans que l’on vous retrouve, ce qui est bien moins évident dans la réalité. Finalement, ces mondes sont faits sur mesure pour des phobiques, qui craignent toujours de se retrouver prisonniers d'une relation !

6 / L’avatar est-il le choix d’une image de soi ?
Oui, mais les mondes virtuels n’ont rien inventé ! On ne s’habille pas de la même façon selon les circonstances, et nous avons tous appris depuis quelques années à jouer avec notre apparence.
Les gens ne cherchent plus forcément à se montrer sous leur meilleur jour quand ils se font photographier. Ils jouent, se déguisent, font des grimaces...
Nous vivons dans une culture où l’apparence n’est plus censée refléter l’identité, mais simplement une facette de cette identité. De la même façon, dans un monde virtuel, l'avatar choisi ne nous ressemble pas forcément fondamentalement, mais il constitue une facette de nous-mêmes qu’il nous plaît de donner à un moment précis.
Les mondes virtuels n’ont pas créé cette tendance, ils l’ont banalisée en en faisant un mode généralisé de rencontre avec l’autre.
C’est un bal masqué permanent, on y rencontre des marins, des sorcières, des fées. N’oublions pas que les fêtes masquées étaient très importantes dans les sociétés traditionnelles. Cela permettait de faire de nouvelles rencontres imprévues. Les mondes virtuels renouent en quelque sorte avec la tradition du carnaval, en s’autorisant à dire des choses que l’on ne s’autorise pas habituellement, parce qu’on est masqué.

7 / Revenons à l’image elle-même. Quelle est pour vous cette "logique intrinsèque de l’image" que vous évoquez dans votre livre ?
La signification d’une image ne peut rendre compte, à elle seule, des modes de relation que nous établissons avec elle. Prenons une représentation d’une icône médiévale. Nous n’allons pas en faire le même usage selon qu’elle est vue dans un musée, ou bien qu’elle est achetée sous forme de poster ou encore de petite image à glisser dans son portefeuille. De fait, nous n’aurons pas la même relation à cette image, alors que la représentation qu’elle porte est la même.
Insister sur la seule signification de l’image, c’est passer sous silence le problème du rapport à l’image, ce rapport étant conditionné par son support. Il est vrai que, pendant très longtemps, la question du support ne se posait pas, puisque les images n’existaient que sur un seul support. Soit il s'agissait de tableaux, et on ne les voyait qu’au musée - les reproductions étaient d’ailleurs très laides -, soit c’était des photos, et ces images-là apparaissaient dans les journaux sous forme de papier journal, ou alors sous forme de photos de familles, à la maison.
En revanche, depuis une vingtaine d’années, une image a la possibilité de se développer sur de multiples supports : par exemple, l’image de la Joconde peut être sur un porte-clés, sur un cédérom, sur une télévision ou sur un home cinéma. Il est évident que vous n’aurez pas la même relation à l’image selon les différents types de supports. Les relations auxquelles nous engagent les images sont leurs "pouvoirs". Ces pouvoirs sont en grande partie inconscients, mais constituent le moteur de nos diverses utilisations des images. J’en ai distingué deux grandes séries : de "transformation" d’un côté, et « d’enveloppement » de l’autre.

8 / Quelle distinction établissez-vous entre les pouvoirs «d’enveloppement" et les pouvoirs de "transformation" des images ?
Les pouvoirs «d’enveloppement", c’est le fait que toute image est porteuse de trois illusions concernant les rapports de la représentation qui y est figurée avec la réalité.
Tout d’abord, toute image crée l’illusion qu’elle contient en réalité quelque chose de ce qu’elle représente.
On s’en aperçoit, par exemple, au moment où des images d'êtres que nous aimons se retrouvent malmenées. Si j’apprends qu'une personne malveillante plante des épingles sur une image de moi, j’ai beau savoir que cette personne est dérangée et que je ne risque rien parce qu’elle plante des épingles dans mon effigie, je devrai quand même faire un effort sur moi, un raisonnement, pour "savoir" que je ne risque rien. Parce que, pour l’inconscient, l’image contient toujours une réalité de ce qu’elle représente.
Nous vivons dans une culture qui a connu un fort développement, parce qu’elle a appris à traiter les images comme des signes, et cela depuis la querelle « dite des Iconoclastes » au 9e siècle, qui marque le début de l’utilisation des images en Occident.
Mais cette formidable culture du signe, qui a été un puissant stimulant pour le progrès, reste toujours malgré tout une construction de l’esprit. Nous devons en permanence nous en convaincre, et nous n’en sommes jamais absolument convaincus.
La deuxième caractéristique du pouvoir d’enveloppement des images, consiste dans le fait que chacune d’entre elles crée l’illusion que nous sommes appelés à y entrer. En fait, quand nous voyons une image, nous avons toujours tendance à y projeter notre propre corps, et depuis l'invention des images, l'être humain a essayé de forger des images qui se donnent pour être le vrai et dans lesquelles il puisse entrer. Au 16e siècle, on projetait des images avec une lanterne magique pour que les gens se promènent dedans. Plus tard le peintre David avait imaginé que son tableau l’Enlèvement des Sabines soit installé devant un très grand miroir dans une pièce et que le spectateur regarde non pas le tableau, mais dans le miroir, si bien que le spectateur se voyait lui-même en même temps que le tableau comme s’il était "dans" celui-ci.
Il y a eu aussi les fameux panoramas représentant de grandes batailles, avec des images en cercle, les spectateurs placés au milieu ayant l’impression d’être au cœur de l’événement, de quelque côté qu’ils se tournent.
Nous cherchons à cultiver ce bonheur d’être dans l’image, car c’est une illusion exaltante. Elle explique le succès des jeux vidéo, dans lesquels on entre par l’interactivité, des home-cinémas et bientôt des papiers peints à cristaux liquides.
Enfin, la troisième caractéristique du pouvoir d’enveloppement des images consiste dans le fait qu’elles créent l’illusion qu’en y entrant, nous y sommes avec d’autres. Dans l’image, nous ne sommes jamais seuls, et cette illusion est porteuse de l’idée que toute image est vue de la même façon par tous ceux qui y sont confrontés. C’est une illusion très forte qui n’existe pas, par exemple, quand deux personnes lisent un même article de journal.
Si les images sont un formidable instrument de cohésion sociale, c'est justement parce que lorsque les gens voient une image ensemble, ils ont l’impression qu’ils ont vu la même. Ils ont alors l’impression qu’ils font partie de la "communauté" de ceux qui ont vu la même image. Ils se sentent moins seuls, alors que la lecture d'un texte est plutôt solitaire. C’est la raison pour laquelle beaucoup de communautés, notamment religieuses, utilisent des images emblématiques pour souder leurs fidèles.

9 / Avec le pouvoir "enveloppant" des images, nous rejoignons donc le début de notre entretien…
Exactement, le pouvoir d’enveloppement d’une image engage toujours à croire que les autres la voient comme nous, et nous nous sentons plus proches d’eux.
Si l’on envoie la Joconde au Japon, on a l’impression que les Japonais seront plus proches de nous, et que désormais ils participent un peu de notre culture. En fait, les Japonais ont certainement vu une autre Joconde que nous, mais on ne peut pas s’ôter de l’idée qu’ils ont vu la même. Il faut faire un effort de l’intelligence pour se dégager de l’idée que nous ne ferions pas, eux et nous, partie d’une sorte de communauté, celle de ceux qui auraient vu "le même tableau".

10 / Vous évoquez aussi les pouvoirs de "transformation" des images...
Ils s’organisent autour des trois pôles de toute relation d’image.
Dans toute relation d’image, il y a en effet l’idée que "l’image représente quelque chose pour quelqu’un". Ces pouvoirs portent sur chacun de ces mots.
L’image peut transformer celui qui la regarde – il y a une idée récurrente selon laquelle les images transforment à leur insu celui qui les regarde.
Mais l’image peut aussi transformer le "quelque chose", c’est-à-dire, en termes sémiologiques, le référent. Ce pouvoir est très utilisé autour des technologies virtuelles : aujourd’hui, on crée une image d’un objet avant cet objet, on lui applique des contraintes virtuelles, et ensuite on crée l’objet, en particulier les avions, sur le modèle des résultats qu’on a obtenus en infligeant des modifications à l’image qui les représente.
Enfin, le troisième pôle des pouvoirs de transformation des images, c’est l’image elle-même. Toute image est en effet le point de départ d’une suite de transformations infinies pour celui qui la regarde. Regarder une image, c’est être toujours être pris dans un ensemble de transformations psychiques. Si l’on voit un tableau d’un peintre, on imagine les tableaux qu’il a peints avant et après celui que l’on regarde, ainsi que les tableaux de ses contemporains.
Quant aux personnes qui ne connaissent rien à la peinture, elles vont plutôt se référer à l’intitulé de l’œuvre. Par exemple, si c’est Vue de mon jardin, elles vont essayer de trouver dans le tableau des indices de l'évocation de l’intérieur d’un jardin, même si le tableau est abstrait.
Nous sommes ainsi toujours engagés dans des transformations intérieures qui nous permettent de situer les images par rapport à d’autres. Cela permet de comprendre que toute image soit le point de départ d’une série virtuelle d’images, toutes légèrement différentes. Le premier à avoir compris que toute image tendrait à se sérialiser, c’est Andy Warhol. Il a construit des œuvres sur le principe de la série. Aujourd’hui un grand nombre d’artistes font de même.
La prise en compte de ces deux séries de pouvoirs – «d’enveloppement" et de "transformation" – dans nos relations aux images, ne rend pas la sémiologie inutile, mais la remet à sa juste place. Celle-ci ne rend compte en effet que d’un aspect limité de nos relations aux images. Dans la vie courante, nous sommes toujours engagés par leurs pouvoirs d’enveloppement et de transformation, et cela nous conduit bien au-delà de leur seule signification.

Serge Tisseron publié chez Dunod


DUNOD ÉDITEUR, 1er Janvier 2002 N°9 OCTOBRE 2001
le lien d'origine http://www.dunod.com/pages/magazine/interview3.asp?choix=1&Id_interview=30#2