|
Origine : Le Monde diplomatique Août 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/TISSERON/10348
CES MOTS QUI POLLUENT LA PENSÉE « Résilience »
ou la lutte pour la vie Par Serge Tisseron
Psychanalyste et psychiatre, auteur de L’Intimité
surexposée, Hachette, Paris, 2002, et de Bienfaits des images,
Odile Jacob, Paris, 2002.
En juillet dernier s’est tenu à Vitoria (Espagne)
le Ve congrès international d’histoire des concepts.
Venus du monde entier, des universitaires y ont mis en garde contre
les manipulations qui se dissimulent sous le langage : « Tous
les pouvoirs, ont-ils rappelé, créent des mots pour
nous obliger à penser comme eux. » George Orwell nous
avait déjà alertés contre le totalitarisme
de toute « novlangue ». Comment alors ne pas s’interroger
sur l’idéologie qui se camoufle sous le mot à
la mode de « résilience » ?
L’idée de quelque chose qui résiste aux pressions
sans trop se déformer ou en pouvant retrouver sa forme, un
peu comme un ressort, existe aux Etats-Unis depuis longtemps. Paul
Claudel écrit d’ailleurs dans L’Elasticité
américaine : « Il y a dans le tempérament américain
une qualité que l’on traduit là-bas par le mot
resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant
exact, car il unit les idées d’élasticité,
de ressort, de ressource et de bonne humeur (1). »
Dans le champ de la psychologie, Fritz Redl a introduit le concept
d’« ego resilience » en 1969 ; puis a été
décrit le phénomène appelé « invulnerable
children ». Enfin, au milieu des années 1980, plusieurs
ouvrages consacrés à la « résilience
» ont été publiés, analysant le destin
réussi d’individus que leur enfance catastrophique
semblait pourtant promettre à un sombre avenir (2).
Aux Etats-Unis, cependant, rien de comparable à l’extraordinaire
engouement que connaît aujourd’hui la France pour ce
concept. Pourquoi ? D’abord grâce à un génial
tour de passe-passe... La résilience, qui est en Amérique
une vertu sociale associée à la réussite, est
devenue en France une forme de richesse intérieure... Il
ne s’agit plus, comme dans la version américaine, d’orienter
sa vie pour connaître le succès, mais de « chercher
la merveille (3) » ou encore de « cultiver l’art
de rebondir (4) ». Pourtant, sous cette séduisante
parure, le produit reste le même.
L’opération « habits neufs » commence
avec la métaphore de la perle dans l’huître :
celle-ci réagit à l’introduction d’une
impureté dans son organisme - par exemple, un grain de sable
- par un travail qui aboutit à la fabrication de ce merveilleux
bijou qu’est une perle. Nourri par une métaphore aussi
précieuse, le mot devient commercial : chacun veut avoir
sa perle ! C’est ainsi qu’un collègue, qui évoquait
le décès de son père et la « forme éblouissante
» de sa mère, s’entendit répondre par
une dame : « Oui, c’est vrai, nous autres, les femmes,
nous sommes plus "résilientes". » La résilience
assimilée à l’adaptation sociale sentirait le
soufre, mais comparée à un bijou longuement «
sécrété » et poli par l’organisme,
elle suscite chez chacun le désir de s’en parer !
Autre exemple. Un tract, distribué à l’entrée
d’une université, appelle à une société
plus juste et plus égalitaire. Il se termine par cette phrase
: « Battons-nous pour une société nouvelle où
tout le monde aurait sa chance (grâce à la résilience).
»
Le concept, né de la psychologie sociale américaine,
n’a aucune difficulté à y retourner : le but
n’est plus d’apporter à chacun l’eau courante,
des logements salubres, la démocratie et un travail digne,
mais... la « résilience » ! A la limite, la pression
sociale n’a plus d’importance : ceux qui sont «
résilients » rebondiront, les autres pourront toujours
avoir affaire au psychologue, au psychiatre ou à un «
tuteur » éventuellement bénévole.
Le lecteur juge peut-être qu’il s’agit là
d’usages caricaturaux et abusifs qui n’entament en rien
la valeur du concept. Nous allons essayer de montrer le contraire.
Le mot « résilience » est d’abord ambigu,
car il masque le caractère toujours extrêmement fragile
des défenses développées pour faire face aux
traumatismes. La résistance psychique s’apparente dans
son évolution à la résistance physique face
à un cancer connu. Le patient est aidé, traité
au mieux, mais nul ne maîtrise ses rechutes possibles. Et
c’est seulement lorsque le malade est mort que l’on
peut dire, selon les cas, s’il a bien résisté
ou non !
Dans le domaine de la résistance psychique aux traumatismes,
tout peut toujours basculer de manière imprévisible,
notamment sous l’effet d’une expérience existentielle
comme le décès d’un proche, l’éloignement
d’un être cher ou même un simple déménagement.
La « résilience » est peut-être belle comme
une perle, mais elle n’est jamais solide. Or le problème
réside dans le fait qu’on a pourtant toujours tendance
à la considérer comme un fait acquis, ou à
acquérir.
Favoriser l’adaptation sociale
Le second reproche qu’on peut faire à l’usage
de ce mot est de masquer la grande variété des mécanismes
de défense destinés à lutter contre les conséquences
d’un traumatisme (5). A un extrême, le traumatisme peut
être évoqué répétitivement par
des gestes symboliques, des images ou des mots, tandis qu’à
l’autre extrême il peut être enfermé au
fond de soi dans une sorte de « placard psychique »
où on tente de l’oublier. Et dès que l’on
prend en compte la vie sociale, tout se complique encore. Certains
de ces mécanismes contribuent en effet à renforcer
la capacité d’affirmer ses choix personnels, tandis
que d’autres poussent à une adhésion inconditionnelle
à son groupe.
Enfin, la troisième raison pour laquelle ce concept est
discutable est qu’il recouvre des processus d’aménagement
des traumatismes qui profitent à la fois à l’individu
qui les pratique et à ses proches, et d’autres par
lesquels l’ancienne victime d’un traumatisme «
rebondit » aux dépens de ceux qui l’entourent.
Cette confusion n’est pas un hasard. La « résilience
» est inséparable de la conception d’un «
Moi autonome » développée par la psychologie
américaine, et qui n’est autre qu’une instance
favorisant la réussite des « plus aptes ». La
« résilience » est de ce point de vue un concept
qui évoque plus la « lutte pour la vie » chère
à Darwin que la distinction morale. Et c’est bien là
que la confusion menace.
Car, derrière ce mot, le mythe de la Rédemption n’est
pas loin, le « résilient » étant censé
avoir dépassé la part sombre de ses souffrances pour
n’en garder que la part glorieuse et lumineuse. On entend
de plus en plus de gens parler de leur « résilience
» comme si c’était une qualité à
porter à leur crédit, voire quelque chose qui pourrait
nourrir l’estime d’eux-mêmes. Mais, à les
écouter, on se prendrait parfois volontiers à plaindre
leur entourage...
J’ai connu quelqu’un qui avait grandi dans une famille
où existait un secret grave. Il en avait d’abord beaucoup
souffert, mais avait finalement réussi une promotion fort
rapide. Il se disait fier d’être capable de dissimuler
avec beaucoup d’habileté le fonctionnement réel
de son entreprise aux syndicats, et d’arriver, pour cette
raison, à manipuler efficacement ses « employés
» - qui étaient symboliquement ses enfants. Cet homme,
avec la découverte du mot résilience, avait appris
à décrire son parcours d’une manière
qui le gratifiait. Réchappé du camp des humiliés
et des perdants, où il avait failli basculer, il ne s’était
pas laissé « écraser » par ses traumatismes
d’enfant, il avait sécrété sa perle.
Soit. Mais nous sommes ici du côté de valeurs qui n’ont
rien à voir avec la psychologie et tout avec l’adaptation
sociale qui fait, aux Etats-Unis, de la réussite l’équivalent
de la vertu.
Enfin, non seulement le « résilient » peut devenir
une source de traumatismes graves pour les autres, y compris sa
propre famille, mais il peut même parfois déployer
une grande énergie destructrice. N’oublions pas que
les kamikazes du 11 septembre 2001 ont dans l’ensemble été
décrits comme de bons maris, de bons parents et éventuellement
de bons éducateurs, malgré des parcours personnels
pour la plupart difficiles. Bref, ils étaient exemplaires,
jusqu’à leur acte suicidaire et meurtrier, d’une
solide résilience, comme l’était aussi David
Hicks, celui qu’on a surnommé le « taliban australien
(6) ».
Si ces auteurs d’attentats-suicides s’étaient
sortis de leur passé douloureux, c’était à
un prix, celui de devenir des sortes de « monstres dormants
», adaptés et généreux, jusqu’à
ce que des circonstances exceptionnelles les révèlent,
comme cela s’est d’ailleurs passé en Allemagne
entre 1933 et 1945, ou en ex-Yougoslavie plus récemment.
Dans la pratique clinique, il n’est pas rare de rencontrer
des patients dont l’organisation psychique correspond à
ce schéma. Du point de vue de leur existence familiale et
sociale, ils semblent avoir parfaitement surmonté leurs graves
traumatismes d’enfance. Ils sont « polis, respectueux,
sérieux et honnêtes » comme l’était
David Hicks (7). Pourtant, leur haine à l’égard
de leurs parents ou de leurs éducateurs maltraitants reste
intacte et ne demande qu’à être déplacée
vers un ennemi que leur groupe leur désigne, permettant du
même coup de mettre définitivement hors de cause ces
parents ou ces éducateurs.
En pratique, pas plus qu’on ne peut savoir si une guérison
apparente est stable ou pas, on ne peut déterminer à
quoi correspond un altruisme apparent chez une personne qui a vécu
un traumatisme. Il peut en effet résulter d’un dépassement
réussi de celui-ci, mais aussi de la mise en sommeil d’une
haine inextinguible pouvant conduire, plus tard, à réaliser
un acte de violence inexplicable comme moyen de rendre vie à
cette partie de soi à laquelle on n’a jamais voulu
renoncer.
C’est pourquoi les différents psychanalystes qui se
sont intéressés à la résistance aux
traumatismes (8) ont renoncé à l’idée
de ranger sous un même vocable des phénomènes
qui résultent autant de l’environnement que des possibilités
psychiques propres à chacun, et qui peuvent contribuer à
des personnalités aussi différentes que Staline ou
Mère Teresa.
Leur prudence semble avoir été fondée, surtout
si l’on en juge par l’usage courant qui est fait maintenant
du mot « résilience ». Il paraît correspondre
à celui de ces mécanismes qui est à la fois
le plus problématique et le plus trompeur, à savoir
un clivage soutenu par un lien social capable d’ensommeiller,
pour un temps indéterminé, le monstre tapi au creux
de personnalités meurtries...
Serge Tisseron.
(1) Paul Claudel, Oeuvres en prose, Gallimard, coll.« La
Pléiade », Paris, 1965, p. 1205.
(2) Notamment Julius Segal, Winning Life’s toughest Battles.
Roots of human Resilience, Mac Grow Hill, New York, 1986 ; et James
E. Anthony and Bertram J. Cohler, The Invulnerable Child, Guilford
Press, New York, 1987.
(3) Selon l’expression de Boris Cyrulnik dans Un merveilleux
malheur, Odile Jacob, Paris, 1999.
(4) Sous-titre de l’ouvrage de Rosette Poletti et Barbara
Dobbs, La Résilience, Ed. Jouvence, Saint-Julien-en-Genevois,
2001.
(5) Citons les formes de clivage - compliquées ou non de
projection -, le refoulement et les diverses modalités de
symbolisation de l’événement traumatique, que
ce soit avec des comportements, des images ou des mots.
(6) Le Monde, 29 décembre 2001.
(7) Ibid.
(8) Que ce soit Sandor Ferenczi avec la dynamique du clivage, Anna
Freud avec l’étude des mécanismes de défense
ou encore Winnicott avec la crainte de l’effondrement comme
signe d’une catastrophe psychique qui a déjà
eu lieu dans le passé du sujet.
Origine : Le Monde diplomatique Août 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/TISSERON/10348
|