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Origine : Le Monde diplomatique mars 2002
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/03/TISSERON/16254
D’« AMÉLIE POULAIN » AU « SEIGNEUR
DES ANNEAUX »
Un désir de merveilleux
par Serge Tisseron
Psychanalyste et psychiatre, auteur de L’Intimité
surexposée, Hachette, Paris, 2002, et de Bienfaits des images,
Odile Jacob, Paris, 2002.
Pourquoi cet engouement pour des films comme Amélie Poulain,
Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux qui transportent le spectateur
dans autant de pays des merveilles ? Pas simplement le désir
d’échapper à l’angoisse et aux violences
du quotidien. Sans doute aussi, en Occident, la volonté de
retrouver des repères collectifs communs pour des imaginaires
individuels que n’encadre plus depuis longtemps la religion
chrétienne. Des images supposées universelles seraient
alors l’ultime recours des foules solitaires.
Pourquoi se précipite-t-on pour voir Harry Potter, Le Seigneur
des anneaux ou La Guerre des étoiles ? Pourquoi ces univers
de contes de fées, tombés en désuétude
depuis une vingtaine d’années, recrutent-ils actuellement
un public aussi large, toutes classes d’âge confondues
? Et, si l’on prend en compte le fait que les deux premiers
de ces titres ont d’abord été des romans à
succès, comment comprendre cet engouement de nos contemporains
pour le merveilleux ?
Car, indiscutablement, ils en sont terriblement friands, et pas
seulement dans le domaine des images - même si, par la magie
de Hollywood et la logique du profit, c’est finalement en
images que tout finit dans notre société. Mais sommes-nous
en cela si différents de nos ancêtres ? En fait, ce
n’est pas le besoin de merveilleux qui change, ce sont les
voies par lesquelles il passe. Deux événements y ont
contribué, l’un progressif et dont on peut suivre le
développement tout au long du XXe siècle, et l’autre
brutal, qui coïncide précisément avec les événements
du 11 septembre. Commençons par le second.
L’enfant donne le ton. Angoissé par le risque de séparation
d’avec ses parents, il cherche les histoires dans lesquelles
un ourson perd sa mère, puis la retrouve. Est-il inquiet
qu’un accident arrive à son petit frère ou sa
petite soeur ? L’histoire d’une poulette qui est accidentée,
puis soignée et guérie, le rassure encore. S’angoisse-t-il
des punitions imaginaires que ses activités autoérotiques
lui font redouter ? Une petite histoire mettant en scène
un gros lézard qui perd sa queue, puis la retrouve dans l’allégresse
générale, lui permet de relativiser cette inquiétude.
Dans toutes ces histoires, ce que l’enfant redoute - et,
bien souvent, désire en même temps - est projeté
vers un monde lointain qui évoque ses inquiétudes,
mais de manière suffisamment détournée pour
qu’il puisse se familiariser avec elles « latéralement
», c’est-à-dire sans les regarder en face. C’est
la même chose pour l’adulte. Tout spectacle de fiction
repose sur la mise en scène d’un monde à la
fois proche et décalé du monde réel. Ainsi
s’établissent à la fois l’indispensable
proximité avec les images sans laquelle rien de ce que nous
voyons sur un écran ne nous intéresserait, et la non
moins nécessaire distance sans laquelle le spectateur ne
pourrait justement pas s’abandonner aux délices de
la fiction. C’est l’assurance que les choses se passent
différemment - au moins pour nous - dans la réalité
qui nous permet de savourer les fictions. Dans cet équilibre,
la distinction entre ce qui est concevable ou non dans la réalité
joue donc un rôle essentiel.
Or, de ce point de vue, les attentats du 11 septembre ont changé
la donne. Lorsque les Etats-Unis étaient un territoire réputé
invulnérable, sa population se précipitait voir des
films-catastrophes dans lesquels des avions étaient détournés
et le Pentagone menacé par une organisation terroriste. Mais,
après le 11 septembre, ces spectacles sont devenus prohibés
parce qu’ils risquaient d’être vus non plus comme
des fictions irréalistes, mais comme un reflet de la réalité.
En revanche, les spectateurs américains ont plébiscité
Amélie Poulain et sa butte Montmartre de nulle part, ainsi
que Le Seigneur des anneaux et Harry Potter, qui renouent avec la
vieille recette du conte de fées : « Dans un pays très
lointain, il y a très longtemps, il était une fois...
»
Mais cette explication est insuffisante. Ces films ne projettent
en effet pas seulement les événements représentés
dans des espaces et des époques totalement imaginaires, ils
renoncent aussi en grande partie à la mise en scène
réaliste des violences et angoisses quotidiennes. Bref, ce
n’est pas seulement le cadre de ces images qui change, c’est
aussi leur contenu. Or la crise du 11 septembre est inséparable
d’un phénomène majeur : ce jour-là, les
Américains ont échangé des angoisses multiples
et diffuses dont la cause n’était pas précisément
définissable, comme le chômage, la précarité
économique ou l’insécurité, contre une
angoisse unique ayant les traits de Ben Laden.
Or le rapport aux images de fiction est bien différent selon
qu’un spectateur cherche, à travers elles, à
échapper à un malaise qu’il peine à reconnaître
pour ce qu’il est, ou bien à des préoccupations
qu’il a clairement identifiées et dont il connaît
l’origine. Quand le malaise qu’il éprouve est
diffus et mal identifié, il recherche des spectacles qui
puissent lui donner un sens. Quand on vit des sentiments pénibles
difficiles à identifier, et que l’on n’a en outre
aucun moyen de maîtriser, on tente d’abord de s’en
guérir en les rattachant, au moins le temps d’un spectacle,
à des causes claires. Tel qui se sent humilié sans
parvenir à nommer la situation va voir des films dans lesquels
il peut alternativement s’identifier à la victime et
au bourreau, et celui qui se sent mal aimé sans savoir pourquoi
va voir des films dans lesquels un personnage est présenté
en situation affective difficile, qu’elles qu’en soient
les raisons, pourvu qu’elles soient apparentes.
C’est une des manières dont les images de fiction
nous soignent de nos malaises quotidiens. Elles nous permettent
d’éprouver clairement, et de nommer à nos proches,
la peur, la rage ou le dégoût que nous y éprouvons
- même si les raisons de ces émotions sont très
différentes de celles pour lesquelles nous les éprouvons
dans la réalité -, alors que, dans la plupart des
situations quotidiennes où nous éprouvons ces mêmes
sentiments, il nous est souvent impossible de les reconnaître,
et plus encore de trouver un interlocuteur pour les nommer.
Des signaux envoyés par les dieux
En revanche, quand un spectateur a clairement identifié
les raisons de son malaise et les moyens d’y remédier
- autrement dit lorsque son malaise personnel est balisé
par l’opinion sociale -, il a plutôt tendance à
chercher des spectacles qui le font rire, pleurer ou frissonner...
afin d’oublier provisoirement l’angoisse, la peur ou
le dégoût qu’il éprouve dans une situation
réelle qu’il ne connaît que trop ! Le désir
n’est plus de rattacher le malaise éprouvé à
une cause, puisque celle-ci est connue, mais de l’oublier
provisoirement et, sur ce chemin, le merveilleux... fait merveille
!
Revenons au 11 septembre. Avant cette date, de nombreux Américains
se sentaient inquiets, mais il leur était souvent difficile
d’en connaître la raison, comme d’ailleurs à
chacun d’entre nous face aux difficultés de la vie
quotidienne. Ils cherchaient donc moins à échapper
à leurs inquiétudes qu’à les rattacher
provisoirement à une cause précise, ne serait-ce que
le temps d’un spectacle. Les films de fiction violents, dont
les spectateurs pouvaient en outre parler entre eux, étaient
alors très prisés. En revanche, depuis le 11 septembre,
tous les maux de l’Amérique sont rapportés à
Ben Laden... et les Américains cherchent plutôt des
images qui puissent leur « changer les idées ».
Mais, parallèlement à ce phénomène
particulier, il en est un autre, plus souterrain, qui contribue
aussi - et probablement pour longtemps - à assurer le succès
du merveilleux. La découverte de l’inconscient et surtout
sa vulgarisation ont bouleversé les rapports des imaginaires
individuels et de l’imaginaire collectif. L’être
humain est en effet pétri d’images - à commencer
par celles de ses rêves qui l’envahissent chaque nuit
-, mais il a besoin à tout moment d’être rassuré
sur le fait qu’il partage celles qui l’habitent avec
ses semblables.
Sans imaginaire, l’être humain se sent vide, mais,
nourri d’images, il craint d’être seul : l’imaginaire
n’est rassurant que s’il s’accompagne de la certitude
d’être partagé. Or, pendant très longtemps,
cette attente a été assouvie par le fait que les productions
imaginaires personnelles étaient coulées dans le moule
des grandes religions. Les prêtres ont toujours eu le pouvoir
de ramener à des grilles préétablies les images
qui hantent les consciences individuelles, et d’interpréter
les événements qui pouvaient enflammer les imaginations
comme des signaux envoyés par les dieux.
Pour s’en tenir à la religion catholique, les images
de la solitude et du désespoir étaient inséparables
pour les chrétiens de celles des derniers moments du Christ,
celles de fin du monde ou de catastrophe généralisée
étaient immédiatement prises en relais par celles
du déluge et du jugement dernier, et les rêveries de
souffrances infligées ou subies étaient liées
à l’hagiographie du martyre des grands saints. Cet
encadrement de l’imaginaire individuel par le collectif était
encore plus évident en ce qui concerne les productions de
la nuit. Dans pratiquement toutes les cultures, les rêves
ont été rapportés à une inspiration
non humaine, bienfaisante ou malfaisante selon les cas, qu’il
s’agisse de communication avec les morts, de rencontres avec
l’au-delà ou de présages d’avenir. De
façon générale, cet encadrement avait deux
aspects : un contrôle de la diffusion des images, d’un
côté, et un contrôle des consciences, de l’autre.
Contrôler la diffusion des images fait partie des préoccupations
officielles de tous les pouvoirs, depuis l’empereur romain
Constantin (1). Mais cette imposition tirait une grande partie de
son efficacité des procédures multiples permettant
de vérifier auprès de chaque conscience individuelle
qu’elle était réussie. Les représentations
imposées de façon centrifuge par le pouvoir central
étaient donc traditionnellement inséparables d’un
contrôle centripète de l’adéquation du
contenu des consciences aux modèles dominants. Bref, sans
prêtres pour remettre dans le droit chemin l’imaginaire
de chaque fidèle, contrôler la diffusion des images
eût été vain. L’inquisition était
spécialisée dans cette tâche et, pendant longtemps,
les prêtres ont continué à vérifier,
par le rituel de la confession, que les productions imaginaires
individuelles rentraient bien dans le moule défini par le
pouvoir religieux.
Ce qui change aujourd’hui, c’est que ce contrôle
n’existe plus. Et moins nos contemporains sont rassurés
sur l’ajustement de leur imaginaire personnel à un
imaginaire collectif, plus ils désirent, à défaut,
adopter des images censées témoigner d’un imaginaire
universel. L’enjeu n’en est rien de moins que la certitude
de se sentir faire partie du genre humain. Ce désir, bien
sûr, n’est pas nouveau, même s’il prend
aujourd’hui une importance exceptionnelle.
Déjà, au XIXe siècle, le fléchissement
de l’influence religieuse a vu multiplier les « clés
des songes » reliant les productions oniriques de chacun à
une sorte de réservoir commun dans lequel chacun pourrait
se reconnaître, c’est-à-dire, en d’autres
termes, auquel chacun pourrait se rattacher. L’oniromancie
galopante de la seconde moitié du XIXe siècle n’était
autre que la tentative de substituer, en cette période de
faillite de la foi chrétienne, une grille laïque de
lecture des rêves à la grille religieuse en voie de
disparition. Il est inutile d’insister sur la manière
dont le contrôle religieux des consciences s’est encore
relâché depuis, mais un phénomène nouveau
est en outre apparu, qui a contribué à renvoyer les
imaginaires individuels à leur subjectivité radicale
: la psychanalyse.
Avec la psychanalyse, pour la première fois dans l’histoire,
rêveries diurnes, rêves nocturnes, fantasmes et images
mentales sont analysés comme résultant de conflits
purement intrapsychiques. Bien sûr, certaines des forces intervenant
dans ces conflits sont « sociales » puisqu’il
s’agit des interdits culturels, mais les représentations
qui en résultent sont toujours éminemment personnelles
à chacun. Freud concédait bien qu’il existe
quelques scénarios fantasmatiques communs à tous les
êtres humains (2), mais, contre Jung qui prétendait
que les productions imaginaires ont des schémas qui traversent
les cultures, il a toujours défendu la particularité
irréductible de chaque production psychique.
Le problème est que, plus l’imaginaire était
individualisé et relégué dans chaque esprit
singulier, et plus grandissait chez nos contemporains l’angoisse
de perdre, sinon la tête, du moins le minimum de repères
collectifs leur assurant de faire partie de leur groupe. L’augmentation
de ce qu’on a appelé la pathologie des « cas
limites », dans les années 1980, était aussi
pour partie liée à ce phénomène. A la
différence du « névrosé », qui
ne parvient pas à se soulager du poids des contraintes sociales
qu’il sent peser sur lui, le « cas limite » s’en
trouve dramatiquement affranchi. Le premier souffre de ne jamais
pouvoir soulever la chape qui l’écrase, tandis que
le second craint sans cesse de se sentir lâché par
ses congénères pour cause de trop grande originalité.
Bien sûr, les prêtres ont été remplacés
par les psychanalystes, mais, quoi qu’en ait dit Michel Foucault
(3), ceux-ci ne sont pas des prêtres comme les autres. Même
si les textes dont s’inspire le psychanalyste évoquent
parfois un corpus plus religieux que scientifique, et même
s’il travaille à lever la culpabilité comme
le prêtre, il s’intéresse en principe plus au
caractère personnel des productions imaginatives de ses clients
qu’à leur adéquation à un modèle
préétabli.
Le problème est que chacun, livré au caractère
subjectif de ses images intérieures, est confronté
à une solitude dont nos ancêtres, à quelques
exceptions près, n’avaient sans doute pas idée.
Le désir de renouer les fils de son imaginaire personnel
à un grand imaginaire collectif se fait sentir dans la tendance
actuelle à adopter des religions qui encadrent l’imaginaire
individuel de manière plus contraignante que ne le fait la
religion chrétienne. Et c’est le même désir
qui pousse à aller voir de grands films merveilleux. Les
procédures de contrôle individualisé des consciences
n’existant plus, nos contemporains n’ont plus d’autres
ressources que de rechercher des images supposées universelles
pour y arrimer leur imaginaire personnel.
Il se trouve que, pour la première fois dans l’histoire,
un pays - les Etats-Unis - a le désir et les moyens d’imposer
ses images et ses rêves à la planète entière.
Mais ce cinéma serait impuissant à provoquer les phénomènes
de foule qui font sa fortune et sa puissance sans le désir
d’un grand nombre de nos concitoyens de s’immerger dans
un imaginaire collectif qu’ils rêvent à la taille
de la société-monde. Et l’on peut même
se demander si la réputation qu’a le cinéma
américain de régner sur la production mondiale ne
contribue pas à son propre succès en entretenant chez
chacun de ses spectateurs l’illusion de faire partie d’un
public planétaire...
(1) Lire Marie José Mondzain, Image, icône, économie,
Le Seuil, Paris, 1996.
(2) Ce sont les fantasmes de scène primitive (la relation
sexuelle dont chacun est issu), de séduction, de castration.
(3) Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard,
Paris, 1969.
Origine : Le Monde diplomatique mars 2002
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/03/TISSERON/16254
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