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Ce que nous disent les dinosaures
Par Serge Tisseron

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2002/08/TISSERON/16735 .
Le Monde diplomatique Août 2002
Ce que nous disent les dinosaures
Par Serge Tisseron

Psychanalyste et psychiatre, auteur de L’Intimité surexposée, Hachette, Paris, 2002, et de Bienfaits des images, Odile Jacob, Paris, 2002.

Dinosaures et hommes préhistoriques sont à la mode. C’était déjà le cas à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, lorsque la littérature, puis la bande dessinée se sont lancées dans la mise en scène de mondes perdus peuplés à la fois de créatures archaïques et de civilisations ayant atteint un haut degré de développement (1). Désormais, le paysage a changé, la connaissance de la préhistoire a fait des progrès fulgurants et, si les dinosaures et les premiers hommes se retrouvent à l’honneur, c’est de façon bien différente.

Ce n’est plus la découverte de peuples jusque-là inconnus qui fait la « une » des journaux comme dans la première moitié du siècle dernier, mais les manipulations génétiques. Elles ouvrent la voie aux rêves les plus fous : des chercheurs seraient-ils capables de créer de nouveaux humains doués de possibilités supérieures ? Un nouveau « saut » de l’humanité se préparerait-il dans les laboratoires, semblable à celui qui, il y a 35 000 ans, a vu l’apparition des premiers Homo sapiens appelés à supplanter les néandertaliens ? Que ces rêveries aient ou non un fondement scientifique n’est évidemment pas le problème. Elles imprègnent notre sensibilité et orientent, parfois à notre insu, nos goûts littéraires.

La saga préhistorique de Jean M. Auel (2), qui a rencontré un succès phénoménal dans le monde entier, n’a apparemment rien à voir avec ces questions. L’auteure raconte avec beaucoup d’humanité la vie quotidienne d’un groupe de néandertaliens qui nous ressemblent beaucoup. Le lecteur est conduit à se mettre progressivement dans la peau de l’un d’entre eux et à s’étonner, avec lui, des capacités prodigieuses d’une petite Sapiens qu’il a recueillie. C’est justement là que le récit de Jean M. Auel rejoint les préoccupations évoquées plus haut. Car si la génétique modifiait l’être humain, nous aurions toutes les chances de nous retrouver nous-mêmes dans la situation des néandertaliens.

Cette inquiétude est d’autant plus vive qu’elle n’est pas seulement alimentée par des rêveries de science-fiction. D’ores et déjà, beaucoup d’adultes l’éprouvent dans leur vie quotidienne. Ne sont-ils pas chaque jour confrontés au risque de se retrouver « hors course » ? Ils ne sont pas menacés par des créatures nouvelles douées de pouvoirs extraordinaires, mais par leurs propres enfants ! Comme les néandertaliens des romans de Jean M. Auel, ils essayent de ne pas se laisser distancer avec le sentiment tragique que, quels que soient leurs efforts, ils se retrouveront tôt ou tard sur le bord du chemin.

Ils se mettent à leur écoute pour comprendre les nouvelles technologies et tenter de « rester jeunes », mais ils ont l’impression que le mouvement va trop vite. Ils rêvent de geler le monde et d’établir une sorte de moratoire généralisé, que ce soit dans le domaine des images, de l’économie, des retraites ou des technologies numériques. Certains d’entre eux sont même prêts à se rallier à un homme providentiel pourvu qu’il promette d’arrêter les pendules et de faire cesser ce qui est perçu par beaucoup comme une angoissante fuite en avant. Plus simplement, d’autres dévorent la saga préhistorique de Jean M. Auel pour y trouver un regard décalé sur leurs angoisses, et un objet culturel partagé à travers lequel parler de leurs doutes...

Mais les dinosaures et les néandertaliens ont encore deux autres raisons de nous intéresser. Ils permettent la mise en scène latérale de deux questions insolubles qui ne cessent de préoccuper tout être humain : son existence d’avant sa venue au monde et celle de ses ancêtres.

Le socle commun de l’humanité

Commençons par la préhistoire de chacun. S’agissant des dinosaures, l’enfant fait bien la différence avec les Pokémons, Trolls ou autres Bullrog. Ces monstres ont existé « pour de vrai ». Ils viennent avant les hommes, un peu comme le bébé avant l’enfant.

On peut désormais être à la fois jeune et vieux - la publicité nous l’assure -, adulte et adolescent : il y a un mot pour cela, les « adulescents » - et même homme et femme en brouillant les signes de la différence des sexes. Mais personne ne peut être à la fois un bébé d’avant le langage et un adulte. La coexistence est impossible. Un peu comme entre les monstres préhistoriques et les hommes : il faut s’habituer à ne jamais les penser ensemble.

Il s’y ajoute même une note énigmatique et magique : les dinosaures ont brutalement disparu sans que personne ne sache ni comment ni pourquoi. N’est-ce pas de façon tout aussi mystérieuse que nous nous représentons le passage de notre vie de bébé encore privé de langage, dont nous ne gardons aucun souvenir, à celle de l’enfant que nous sommes devenus ? Cette question se retrouve dans beaucoup de contes de fées : la grenouille ou le monstre s’y transforme en jeune prince sans que l’on en comprenne le processus...

Chez l’enfant, la passion pour ces gros animaux prend ainsi en charge une part des questions qu’il se pose autour de son entrée dans la vie. Leur masse pesante qui les empêche de se mouvoir avec facilité est une image de l’impuissance motrice du nouveau-né. Leur gigantesque appétit résonne avec le moment de la vie du bébé où son lien avec le monde s’organisait autour du désir de tout porter à sa bouche et de l’angoisse d’être dévoré.

Quant à la répartition des dinosaures en deux catégories, herbivore et carnivore, elle est un miroir des tendances opposées que tout enfant ressent en lui : pacifique et social d’un côté, comme les grands ruminants vivant en bandes ; carnassier et prédateur de l’autre, à l’image du fameux Tyrannosaurus rex.

Pour les plus petits, les dinosaures semblent avoir la possibilité de les représenter avant les commencements, c’est-à-dire dans leur existence foetale. C’est sans doute dans ce sens qu’il faut comprendre ce qui est arrivé à une institutrice de maternelle qui avait tenté d’expliquer la grossesse à ses élèves. Pour vérifier qu’ils avaient bien compris, elle les invita à réaliser des modelages correspondant à l’idée qu’ils se faisaient du foetus. Plusieurs d’entre eux modelèrent de petites créatures repliées sur elles-mêmes comme on peut en voir sur les images d’échographies ; certains ajoutèrent sur leur dos des piquants semblables à ceux dont on affuble souvent les dinosaures (3) !

Si ces derniers peuvent évoquer auprès de l’enfant le mystère de sa préhistoire personnelle, ils ont aussi deux sérieux atouts : ils appartiennent à une espèce disparue et ils ont connu une gloire sans partage. Les dinosaures ont été maîtres du monde en leur temps tout comme l’ont été nos aïeux. Et comme eux, ils n’ont pas été tendres les uns avec les autres !

Mais là où l’enfant petit cherche une métaphore animale, l’adolescent et l’adulte préfèrent une métaphore humaine. Or les premiers hommes sont, comme nos aïeux, à la fois lointains et familiers : totalement étrangers par leur mode de vie, ils sont en revanche très proches par leurs réactions émotionnelles. Mais pourquoi aller chercher si loin une mise en scène de notre humanité alors que la vie quotidienne d’une famille au Moyen Age ou à la Renaissance nous confronterait exactement à la même étrange familiarité ? D’abord, parce qu’il s’agit d’établir un socle commun à l’humanité tout entière, une plate-forme sur laquelle chacun puisse trouver son compte, quelle que soit sa culture, et contribuer à une forme de « conscience planétaire ». Si cet humanisme guide probablement la plume de Jean M. Auel, il ne saurait rendre compte à lui seul du succès phénoménal de son entreprise. D’autres raisons pourraient aussi concerner la difficulté rencontrée par beaucoup de familles pour aborder leur histoire récente.

On connaît la passion de la généalogie qui a saisi l’Occident depuis les années 1980. Certains enseignants ont tenté d’utiliser cet engouement pour sensibiliser leurs élèves à l’histoire du XXe siècle, les invitant à construire leur arbre généalogique avec l’aide de leur famille. Les enfants ont fortement adhéré à ce projet. Il devait leur permettre d’aborder de nombreux problèmes historiques et géographiques de manière concrète, tout en resserrant les liens avec leurs proches à travers les questions qu’ils étaient amenés à leur poser.

Malheureusement, les familles n’ont pas suivi. Pis, un grand nombre ont protesté : il y a en effet trop de secrets dans les placards dont les parents ne veulent pas parler. Bref, le dévoilement de l’histoire collective progresse, mais les histoires familiales résistent. Dans toutes les catégories sociales, certaines familles encouragent l’échange et le questionnement ; d’autres ont enfermé des pans entiers de l’histoire familiale.

En attendant l’ouverture de toutes ces petites portes derrière lesquelles un secret est caché, la passion pour la préhistoire alimente de nouveaux contes de fées : le monde sans pitié des dinosaures et les errances des derniers « pré-sapiens » médiatisent l’angoisse d’appartenir à un monde déjà dépassé, et cristallisent le sentiment pénible que les drames de vie non résolus de nos ascendants continuent à peser sur nous.

Serge Tisseron


Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2002/08/TISSERON/16735 .
Le Monde diplomatique Août 2002