Sale temps pour la censure : Serge Tisseron, psychanalyste, avec "Enfants
sous influence" brise quelques mythes et lève le voile sur
la violence des images et leurs effets. Rencontre.
Encore un ado qui a sorti son flingue. Pendant qu'on le cuisine au commissariat,
les enquêteurs fouillent de fond en comble sa chambre à la
recherche de cette satanée cassette, Tueurs nés ! Horreur
! Ce film impie figurait en bonne place dans sa vidéothèque.
Les censeurs de tout poil hurlent à la mort et prescrivent interdiction
et coupes claires comme jadis on pratiquait des saignées, fustigeant
la violence des écrans devant lesquels le téléspectateur
ne vaut pas mieux qu'un chien de Pavlov.
Serge Tisseron, psychanalyste et psychothérapeute, se méfie
des explications simplistes. " Ce n'est pas parce qu'un film donne le
scénario d'un meurtre que vous allez passer à l'acte ".
Ajoutant : " Il faudrait s'intéresser aux traumatismes vécus
par les censeurs. J'en connaissais un qui voyait des fellations partout
! Pour lui, un enfant avec une sucette dans une pub, c'est de la pédophilie
! " Or dire qu'il y a imitation, " c'est dramatiser l'image et sous-estimer
le rôle des parents. D'ailleurs, ceux qui disent que les images
sont dangereuses, ce sont les journalistes. Par cette auto-flagellation,
ils se donnent beaucoup d'importance. "
Il comprend néanmoins ces inquiétudes : " Les effets des
images restent très mystérieux. Et cela peut-être
facilement angoissant. " D'autant que, si le chemin était plus
ou moins balisé, désormais " on ne peut pas échapper
aux images violentes. En zappant, à travers la pub, sur Internet...
"
Alors, le psychothérapeute a décidé d'étudier
l'impact des images sur les enfants. Deux cents jeunes de onze à
treize ans, auxquels il a montré soit cinq images violentes (Sleepers,
Ken le Survivant...) soit cinq séquences neutres. Et les a interrogés
d'abord individuellement, puis en groupe.
Au fait, c'est quoi, une image violente ? " Longtemps, j'ai pensé
que l'image n'était violente que subjectivement. Certaines images
rouvrent des placards psychiques dans lesquels nous enfermons nos traumatismes
passés. Il existe néanmoins des images en elles-mêmes
violentes. Pas forcément par leur contenu mais par le montage,
la bande-son. "
Le résultat ? " Une image violente provoque des émotions
très fortes. Elle fragilise les repères de l'enfant. Même
si on observe parfois des attitudes de bravade. " Face à une image
violente, l'enfant a besoin de s'exprimer. " Quand on est déstabilisé,
on a trois moyens pour retomber sur ses pattes : les mots, les images
et le corps. " L'enfant " imagine des petits scénarios intérieurs,
où il explique ce qu'il aurait fait dans cette situation ". Envisageant
la lutte comme la fuite.
" Encore faut-il pouvoir en parler ! Or, souvent, dans les milieux défavorisés,
il n'a pour seul groupe de référence que sa bande de copains.
" Le problème est là : " Les images violentes réduisent
les résistances de l'enfant au groupe. " D'où l'apparition
massive des sentiments de honte et d'agressivité car " l'enfant
veut aller dans le sens du groupe ". Uniformisation et instinct grégaire
entrent dans la danse. L'enfant peut tomber sur une bande de copains qui
discutent. Mais aussi sur " un groupe de passage à l'acte, dont
les membres sont d'origine sociale défavorisée, partageant
les mêmes traumatismes, privilégiant le langage du corps
". Un groupe plus perméable aux injonctions du " leader ". Illustration
avec le film l'Appât, tiré d'un fait divers tout ce qu'il
y a de plus réel...
Les solutions ? " Rétablir les lieux d'élaboration des effets
des images, des lieux de paroles. Je ne dis pas que tout le monde doit
aller voir un psy. Mais tout le monde a une famille. Il faut aussi que
nous perdions cette pudeur vis-à-vis des images. Reconnaître
enfin qu'elles peuvent nous faire mal et analyser en quoi elles nous font
souffrir. Evidemment, on parle plus facilement d'un film que de ses problèmes
intimes ", reconnaît le psychanalyste. D'où son appréciation
positive de la signalétique antiviolence : " C'est très
bien si cela permet de rétablir le dialogue entre l'enfant et ses
parents. En revanche, il ne faut pas le laisser se débrouiller
seul. Et surtout ne pas lui interdire de regarder une émission
en lui disant qu'il est trop petit. Parce qu'il finira toujours par voir
le programme en question. Et n'en parlera jamais... "
Pessimiste, Serge Tisseron ? " La société est ainsi faite
que les violences que l'ont subit nous sont le plus souvent cachées.
Au travail, en famille. Un type qui rentre de son boulot, comme il ne
peut frapper son chef, va déplacer la cause de ses souffrances.
S'attribuer toutes les fautes, taper sa femme et ses enfants. Ou regarder
un film violent. "
Il faut donc " une éducation critique à l'image. Mais l'Etat
ne semble pas désirer s'en donner les moyens. Tout simplement parce
que les hommes politiques ne vivent que sur leur image. Leur discours
est catastrophiste. Le but : fragiliser les gens pour qu'ils élisent
un sauveur ". Et Serge Tisseron de conclure : " Swift écrivait
qu'il y a deux manières de lutter contre la présence de
poux dans les cheveux des petites filles pauvres. On peut raser leurs
cheveux, mais aussi lutter contre la pauvreté. Les gouvernements
qui, face à la violence télévisuelle, ne parlent
que de censure, sont comme ceux qui, dans l'histoire de Swift, rêvaient
de faire couper les cheveux de toutes les petites filles. C'est toujours
une histoire de ciseaux. "
Sébastien Homer
Journal l'Humanité 13 Novembre 2000
Serge Tisseron, " Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils
les jeunes violents ? ", Coll. Renouveaux en psychanalyse, Ed. Armand
Collin, 175 pages, 98 francs.
Le lien d'origine
http://www.humanite.presse.fr/journal/2000/2000-11/2000-11-13/2000-11-13-010.html
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