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Antimémoire
Serge Tisseron


Chaque être humain est confronté au cours de sa vie à deux énigmes majeures : celle de sa naissance et celle de sa mort. D'un côté comment est-il né et d’où vient-il ? De l'autre, que deviendra-t-il ? Chaque société tente d’organiser un ensemble de réponses à ces questions afin d’atténuer la souffrance qui leur est liée. Elle le fait à travers des rituels rigoureusement codifiés : les liens de filiation donnent à chaque nouvel arrivant au monde un patronyme et une généalogie; et toute culture développe un ensemble de pratiques à travers lesquelles elle honore ses morts.

Les objets jouent un grand rôle dans ces rituels. Dans certaines familles, chaque bébé reçoit en cadeau une gourmette ou une timbale gravée à son prénom ou à ses initiales. Dans d’autres, un nouvel arbre est planté dans le jardin à chaque nouvelle naissance, et, dans quelques-unes, un cheval est même acheté à chaque nouvel enfant pour qu’il le monte plus tard... De même, tout décès s’accompagne de la transmission d’objets ayant appartenu au défunt et de la mise en place d’objets symboliques dont le monument funéraire est le plus visible. Mais il n’y a pas que les naissances et les décès des individus qui sont commémorés par les sociétés à travers des objets. Les états et leurs institutions commémorent aussi leur naissance ou les moments essentiels de leur histoire. L’émission de timbres-poste, de monnaies et de médailles y participe, ainsi que la construction de monuments. Toutes ces commémorations correspondent au désir de créer un lien autant qu’à celui d'entretenir la mémoire. Elles peuvent cependant le créer de deux façons bien différentes : en permettant de se souvenir de ce qui a existé, ou au contraire en essayant de le faire oublier.

Un exemple historique est donné par un épilogue de l’affaire Dreyfus. En 1898, après que l’innocence de Dreyfus eut été établie, une souscription fut organisée par le journal La Libre Parole pour élever un monument au lieutenant-colonel Henry qui s’était suicidé dans sa cellule 2. Elle eut un énorme succès. Des milliers de citoyens, riches et pauvres, participèrent à la souscription et leurs noms furent rassemblés dans un volume de 1676 pages par le journaliste Pierre Quillard. Pour tous ces souscripteurs, il ne s’agissait pas de dire qu’Henry n’avait pas menti, son mensonge était en effet établi. Il s’agissait pour eux de se prouver à eux-mêmes, en l’inscrivant dans la pierre d’un monument, qu’ils avaient eu raison de le croire. En effet, pour tous ces gens, Henry avait menti sur Dreyfus, mais il avait dit la vérité sur les Juifs. En cette année 1898, il fut donc proposé d’élever un monument au colonel Henry qui avait osé dire la vérité sur les Juifs pour faire oublier le colonel Henry qui avait menti sur Dreyfus. Le monument était appelé à commémorer une vérité nullement établie - à savoir que les Juifs menaçaient la Nation - pour faire oublier une vérité, elle, bien établie, mais gênante : le colonel Henry était un menteur et un faussaire.

Certains de nos monuments sont un peu comme celui que ces souscripteurs voulaient élever au colonel Henry. Ils n’attestent pas d’une vérité historique établie, mais d’un désir de croire ou de faire croire. Eric Michaud, notamment a bien montré comment des monuments grandioses du National Socialisme avaient été construits pour transmuter, par granit interposé, des vérités non établies mais désirées par les Allemands en vérités établies 3. Le monument témoigne toujours du désir de celui - ou de ceux - qui l’ont érigé. Le problème est que ce désir n’est pas forcément partagé par son visiteur ou son spectateur. C’est pourquoi, face à tout monument, la première difficulté est d’abord, pour chacun d’entre nous, de nous l’approprier.

 S'assimiler le monument

L’être humain approprie ses expériences du monde en en constituant des représentations.

Celles-ci sont d'abord verbales. Le langage joue un rôle essentiel dans le rappel et l'entretien des souvenirs, aussi bien pour l'individu que pour le groupe. Mais tout individu se crée aussi des représentations imagées de ses expériences. Ce sont les images intérieures qu'il en garde, ou les images matérielles comme les photographies. Et dans les sociétés, ce sont les sculptures, les tableaux ou les films qui jouent ce rôle. Enfin, tout individu et toute société se constituent également une mémoire en actes qui consiste en attitudes et en gestes commémoratifs, parfois conscients et parfois inconscients.

Les objets, et notamment les monuments, ont le pouvoir de mobiliser ces trois formes de mémoires, de gestes, d’images et de mots. Un monument porte des inscriptions mais aussi des images, comme des sculptures ou des bas-reliefs, qui évoquent une histoire. Parfois, il fait même image lui-même pour une idée ou un pays, comme la Statue de la Liberté ou l'Arc de Triomphe. Et enfin, il fait appel de gestes commémoratifs : solennels dans les grandes occasions, ou tout au moins ritualisés. Par exemple, les gens s’y rendent en traversant la région où il se trouve; on y marche lentement et on y parle à voix basse, éventuellement on y enlève son chapeau. Enfin, les monuments peuvent donner envie de parler. Nous avons tous l’expérience de ces personnes qui, dès qu’on les place dans un certain lieu ou face à un certain objet, se mettent à raconter des souvenirs. Face à certains monuments, notamment ceux qui commémorent des événements collectifs pénibles, il arrive que des personnes qui n'avaient pas jusque là parlé de certains événements se mettent à en parler. Dans ce travail d’assimilation, le langage n'intervient pas seulement par les significations explicites qu'il véhicule. Ses composantes émotives et sensorielles, notamment vocales, participent elles aussi au travail de la symbolisation. D’ailleurs, on dit à juste titre que quelqu'un qui est capable d’évoquer certaines choses terribles sans aucune émotion a bien des chances de ne pas les avoir comprises, et encore moins assimilées.

En théorie, les monuments permettraient donc de s’approprier les expériences du passé et de les intégrer à la fois dans l’existence collective d’un groupe et dans la manière de sentir et de penser ses histoires par chacun des membres du groupe. Malheureusement, cela est une vision idéaliste du monument. En pratique, tout monument est un objet qui nécessite à lui seul, pour chacun de ses spectateurs, diverses formes d’appropriation qui ne concernent pas toutes ce que le monument commémore.

Ce désir n’est pas forcément partagé par son visiteur ou par son spectateur. C’est pourquoi, face aux monuments, la première difficulté est souvent pour chacun d’entre nous, de nous les approprier.

Nous allons commencer par cette appropriation. Elle est en effet, pour la majorité d’entre nous, le principal problème. Cette appropriation concerne à travers le monument lui-même, trois types d’expériences qu’il suscite :

* Tout d’abord, des expériences individuelles, en relation avec le monument lui-même. Ces expériences peuvent n’avoir aucune relation avec les événements que le monument commémore. Le monument est d’abord quelque chose qu’on voit, et vers lequel on s’avance. La taille du monument, sa forme, sa beauté, son intégration dans le paysage, la possibilité ou non de le gravir ou de l’explorer font partie de ces expériences.

* Ensuite, tout monument mobilise des expériences relatives à la mémoire familiale. Un vendéen sera ému différemment par un monument célébrant la naissance de l’insurrection de 1793 contre la République, tout comme un protestant par un monument commémorant les massacres du Lubéron, ou le petit-fils d’un mineur par un puits de mine transformé en musée. Et ce petit-fils de mineur sera sans doute ému encore différemment face au puits de mine précis où son grand-père est mort, et, peut-être, pour lui, c’est celui-là, et celui-là seul, qui pourra constituer un monument.

* Enfin, le monument mobilise la mémoire officielle, celle de la nation ou du groupe élargi ou des valeurs officielles, la liberté, le progrès, la communication. Pour l’Etat, c’est cette troisième forme de mémoire qui importe le plus. Pour l’individu, c’est souvent celle qui importe le moins.

L’appropriation des expériences mobilisées pour chacun par un monument s’est longtemps faite par les graffitis que chaque voyageur y inscrivait, le plus souvent sous la forme de son prénom ou de son nom accompagnés de la date de son passage. Le développement parallèle des mesures de protection du patrimoine et des technologies de l’image a favorisé le formidable essor de la photographie 4. Il paraît qu’aujourd’hui certains voyageurs ont retrouvé le goût du marteau et du burin qui permettent de s’emparer d’un morceau vrai du monument, et de préférer la réalité du vestige au simulacre de l’image. C'est parce qu'on ne s'approprie jamais mieux un monument que lorsque le corps y est engagé. Entrer dans le monument ou, mieux encore, l'escalader, permet de nous l'approprier et de nous l'assimiler bien mieux que de seulement le regarder. Un monument sur lequel le spectateur peut grimper n'est pas perçu de la même façon qu'un monument qu'on est condamné à voir d'en bas. Les monuments qui se veulent républicains semblent d'ailleurs tenir compte de cela. On grimpe au sommet de la Statue de la Liberté et de la Tour Eiffel. Et l'Arc de Triomphe, sitôt qu'on peut l'escalader, cesse d'être un hommage écrasant à l'Empire pour devenir l'objectif d'une promenade familiale. En revanche, on ne peut en général pas grimper de l’intérieur dans une statue de Divinité ou de personnage divinisé, comme Staline, aussi immense soit-elle, et on ne peut pas non plus grimper au sommet de la B.N.F. C’est peut-être un symbole que ses architectes pourraient méditer.

Mais ces formes d’appropriation du monument, individuelles et familiales, ne sont bien entendu pas suffisantes pour que la mémoire soit vivante. D’autant plus que le monument lui-même peut servir l’oubli.

Au-delà du fait qu'il prétend célébrer, tout monument est un monument élevé au désir de faire partager quelque chose. Et c'est bien, justement, ce qui le rend problématique. La préoccupation de consensualité qui anime le monument fait toujours courir le risque de favoriser l'enterrement des mémoires individuelles au profit d'une mémoire collective officielle. C'est bien entendu le cas pour les monuments destinés à commémorer les grandes causes. Mais c’est aussi le cas pour de nombreuses commémorations organisées localement autour d’objets quotidiens. Aujourd'hui, de très nombreuses communes se tournent vers leur passé et vers leur patrimoine. Des enveloppes financières parfois importantes sont débloquées par des municipalités pour commémorer 5. On célèbre les vestiges locaux du passé à coups d'expositions et de publications. En fait, la plupart de ces manifestations ont moins pour but de favoriser la connaissance du passé que de rassembler les populations autour d’une identité collective. La valorisation du patrimoine relève souvent moins, dans notre pays, de l'appropriation du passé que de l'intégration sociale des populations. Là où les grands idéaux étaient appelés jadis à cimenter les nations, les menus objets du quotidien sont appelés aujourd'hui à cimenter les communautés locales. On exhibe de vieux instruments de cuisine ou d'artisanat, de vieilles photographies des lieux publics, on fait appel à des spécialistes, et dans le meilleur des cas, on tente de fédérer la population autour du projet. Suffit-il, pour autant, d'associer une population à un événement pour que sa mémoire soit vivante ?

Bien souvent, on ancre dans la pierre et les commémorations le souvenir de souffrances subies pour passer sous silence celui de souffrances infligées ou de souffrances subies moins avouables. Mais la mémoire se venge. Ce qui n’est pas dit avec des mots va " suinter " de bien d’autres façons, et d’une manière bien plus traumatisantes pour les générations suivantes que si on le leur avait raconté.

 Les formes de l’oubli

Pour comprendre comment le monument peut servir l’oubli et non la mémoire, il faut avoir à l’esprit qu’il n'existe pas qu'une seule façon d'oublier ce qui nous gêne, ou ce qui gêne notre entourage. Il en existe deux, le refoulement et le clivage. Ces deux mécanismes qui sont parfois confondus n'ont pourtant rien de commun.

Le refoulement porte sur des pensées constituées d’événements imaginés ou vécus, et dans tous les cas chargées de désir coupables. C’est le cas lorsqu’une pensée s’accompagne d'un désir érotique ou sadique que le sujet préfère se cacher à lui-même. Le refoulement est donc provoqué par un conflit entre un désir et un interdit 6.

Au contraire, le clivage concerne des situations qui ont vraiment eu lieu, mais qui n’ont pas reçu de représentations suffisantes parce que l’expérience a été trop brutale, trop violente, ou qu’il y a eu interdiction d’en parler. La raison principale de l’oubli n’est pas la culpabilité, comme dans le refoulement, mais la douleur physique ou morale et souvent aussi la honte 7. C’est ce qui se passe dans les traumatismes graves liés aux catastrophes naturelles ou guerrières, qu’il y ait mort ou pas. Dans tous les cas, il y a souffrance. Si celle-ci peut être reconnue par l’entourage et partagée, elle est intégrée dans la personnalité.

Ce travail d’introjection - ou comme on voudra, de symbolisation - nécessite à la fois des conditions internes et des conditions externes. Parmi les premières, il faut qu’aucune organisation fantasmatique particulière n’entrave l’assimilation des expériences (il faut par exemple que le sujet ne soit pas empêché de voir et d’entendre ce qui se passe par une espèce de cécité psychique). Les conditions externes sont tout aussi importantes. Il faut que le sujet trouve un interlocuteur qui valide ses expériences du monde en acceptant leur diverses composantes, notamment affectives. Si, par contre, ce travail d’assimilation psychique n’est pas possible, que ce soit pour des raisons internes ou externes au sujet, il en résulte toujours un enfermement de l’ensemble des données non symbolisées de l’expérience dans une espèce de " placard " psychique 8. Les traumatismes réellement vécus et non assimilés ne sont donc pas repoussées vers l’Inconscient comme dans le refoulement. Ils sont littéralement enterrées dans le psychisme, comme dans des espèces de placards internes hermétiquement clos. Ces placards psychiques sont totalement isolés du reste de la personnalité et inaccessibles au sujet lui-même. Ils contiennent, selon la gravité du clivage, une partie plus ou moins importante des diverses composantes de l’expérience restées en défaut de symbolisation : des sensations, des émotions, des sentiments, des impulsions d’acte, ainsi que les fantasmes qui y sont associés. Au moment de leur mise en place, les clivages sont toujours destinés à être provisoires. Ils sont en cela " fonctionnels ". Malheureusement, très souvent, ils finissent par devenir durables. De tels placards psychiques peuvent être totalement muets, mais ils peuvent aussi provoquer l’irruption anarchique et imprévisible d’images ou de comportements reproduisant ceux des figures incorporées. Les monuments jouent un rôle essentiel par rapport à ces placards psychiques, soit pour les entrouvrir, soit au contraire pour les verrouiller définitivement.

 Les portes du souvenir

Nous voyons donc que ce qui rend l’inclusion psychique problématique, c’est moins le clivage partiel localisé qu’elle établit que le caractère durable de ce clivage. La mise hors de soi, dans un objet, d’éléments psychiques d’abord incorporés, ne peut en effet être désignée à priori ni comme un renforcement du clivage ni comme une réduction de celui-ci. Ce qui importe, dans tous les cas, c’est la dynamique psychique engagée.

Les objets élus par le clivage n'ont pas une fonction, mais deux. Ils sont un peu comme les portes du souvenir. Il y a des portes qui sont faites pour être ouvertes et pour découvrir ce qu'il y a derrière, mais Il y a aussi des portes qui indiquent les lieux où il ne faut pas aller. Elles ne sont pas pour autant inutiles parce qu'elles indiquent que ces lieux existent.. Les objets élus par le clivage peuvent avoir ces deux fonctions. Soit ils contribuent à leur symbolisation progressive; soit ils symbolisent l’existence de domaines tenus hors pensée.

L’important est donc dans tous les cas la forme de relation que nous avons avec l'objet. Si celui-ci est constitué en support de mémoire, il accueille certaines parties de l’expérience et participe à leur transformation de telle façon qu’il contribue au travail de la symbolisation. Par contre, s’il est constitué en support d’oubli, il accueille également certaines parties de l'expérience, mais c’est pour les tenir à l’écart des processus de symbolisation et non pour participer à leur transformation.

De tels objets créent comme des caves et des greniers dans lesquels nous engrangeons des histoires sans parole. Dans ces histoires, nous allons et venons au gré des gestes qu’ils nous faut réaliser pour les manipuler, des souvenirs qu’ils évoquent, des mots qu’ils appellent. Ces objets contiennent des souvenirs enkystés et repliés selon les mécanismes de la condensation et du déplacement décrits par Freud dans le fonctionnement du rêve. Ils ne sont pas seulement les reliques de ce qu’on cache aux autres, mais même de ce qu’on se cache à soi-même. Pourtant, ces objets manifestent aussi le désir que ces caves et ces greniers puissent être ouverts un jour, et, en attendant, ils préservent la possibilité de maintenir les clivages psychiques qui y correspondent sans décompensation grave. Dans chaque culture, à chaque époque, l'être humain a ainsi probablement enfermé dans des objets proches des problèmes provisoirement insolubles en attente de solution.

Pratiquement, dans la vie quotidienne, nous élisons certains objets en supports de mémoire et d’autres en supports d’oubli. Par contre, les objets qui sont appelés à avoir une fonction de mémoire pour toute une collectivité, comme les monuments, peuvent fonctionner comme support du souvenir pour certaines personnes ou certains fragments d'expériences, et comme support d'oubli pour d'autres.

Détruire de la mémoire pour fabriquer du lien

Parfois, l’oubli fait partie du projet même du monument. Tel est manifestement le cas du monument grandiose édifié par Franco dans la Vallée de Los Caïdos à la mémoire des victimes de la guerre civile d'Espagne. Ce monument ne rappelle rien des circonstances dans lesquelles la guerre civile a été déclenchée. Il exalte les souffrances vécues des deux côtés pour mieux passer sous silence les circonstances du coup d'état.

Mais, même quand l’oubli n'est pas inscrit dans la décision du monument, il est inséparable de tout projet monumental. En effet tout monument est dédié à une cause qui est appelée à faire consensus, que ce soit la liberté, l’état ou le progrès. La commémoration sociale, par définition, n’est pas individuelle, mais collective. Elle n'est pas placée sous le signe du souvenir, mais sous celui du lien social. Le monument est un symbole collectif destiné à unifier et à rassembler. Or il n’y a de consensus qu’au prix de l’oubli de ce qui divise. C’est pourquoi le monument dédié à ce qui rassemble est forcément destiné à sceller l’oubli de ce qui divise. Et, pour parvenir à ce but, le monument invite chacun à passer sa mémoire individuelle au crible de la mémoire collective afin de privilégier une sorte de plus petit commun dénominateur du souvenir.

Par exemple, en Alsace et en Lorraine, les monuments commémoratifs de la guerre de 1428 portent " A nos morts ", alors que partout ailleurs en France ces monuments dans chaque village portent " A nos morts pour la Patrie ". Nous savons bien que l’Alsace et la Lorraine ayant été annexés par l’Allemagne après la guerre de 1870, les Alsaciens et les Lorrains étaient allemands en 1914 et firent la guerre de 1428 dans l’armée allemande. Les monuments ne disent pas le contraire. Par contre, le fait que ces monuments n'en disent rien risque à tout moment de renforcer l'oubli dans une région où de nombreuses familles restent perturbées par le souvenir de traumatismes dont la victoire française a rendu la commémoration impossible, comme la perte d’un fils, d’un mari ou d’un père morts sous l'uniforme allemand. Ces événements, dont il n’a pu être fait état publiquement pendant très longtemps n'ont pas pu non plus pu recevoir de commémoration familiale explicite. Des générations entières ont grandi sans que personne ne puisse leur parler des souffrances des générations précédentes. Rien n'invitait non plus à les évoquer dans l'organisation sociale, et les monuments existant, quand il y en avait, invitaient plutôt à les taire.

C’est pourquoi, toutes les fois où un monument est construit, quelque chose risque d'être occulté. Non pas qu’à chaque fois, il y ait quelque chose qui soit intentionnellement dissimulé. Mais dans toute histoire collective, il y a toujours pour chacun une part d’histoire personnelle non réductible à ce qui s’est passé pour le groupe. Or un monument invite toujours chacun à renoncer à ce qu’il y a de plus profondément personnel dans son expérience pour privilégier ce qui est susceptible de renforcer ses liens au groupe. Le monument, par sa présence, rappelle à tous que le souvenir a une composante collective. C’est sa force socialisante. Mais en même temps, il fait courir à chacun le risque de rejeter dans un ghetto mental certains de ses souvenirs. C’est notamment pourquoi la façon dont un individu se reconnaît dans une commémoration collective ne peut pas se comprendre seulement par rapport à ce qui y est exalté, mais aussi par rapport à ce qui y est passé sous silence. Si l’oubli scellé par une commémoration publique est aussi le sien, alors cette commémoration est la sienne parce qu’elle renforce son travail personnel d‘oubli. Si, au contraire le travail d’oubli de la commémoration publique n’est pas le sien - autrement dit, si le sujet veut se souvenir de choses que la commémoration publique, elle, veut passer sous silence - alors il ne peut pas s’y reconnaître. Dans une commémoration publique, chacun commémore le souvenir de la même chose, mais chacun ne commémore pas pour oublier la même chose.

Pourtant, quand il n'y a pas de monument, il est encore plus difficile de se souvenir. La destruction massive et systématique des anciennes fonderies, dans le Nord Pas de Calais, a irrémédiablement amputé la mémoire des anciens ouvriers. Comment se souvenir de ses gestes professionnels quand les lieux où ils ont été accomplis, pendant plusieurs générations, ont été rasés ? Des monuments sont donc nécessaires. Les hommes ont besoin des monuments pour vivre et pour se souvenir. Mais les monuments leur font toujours courir le risque de perdre sa mémoire la plus personnelle. Entre l’homme et ses monuments, le conflit est permanent. Les monuments sont tantôt ses alliés et tantôt ses adversaires. Peut-on rêver qu'ils aient tous les avantages d'un support de mémoire et aucun risque de favoriser l'oubli ? C’est évidemment impossible mais on peut essayer de s’en rapprocher.

 Vers un monument parfait ?

Aujourd’hui, bien des mensonges que des monuments publics ont été appelés à faire oublier sont mieux connus. Mais la difficulté est d’entrevoir une manière d’éviter cet écueil de façon systématique. Deux idées pourraient aller dans ce sens.

Ma première proposition est de prendre en compte une forme de mémoire qui joue un rôle essentiel entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. Il s’agit de la mémoire familiale. La famille est en effet le lieu privilégié où l’expérience individuelle du monde, dans ses aspects les plus subjectifs, commence à se socialiser, et donc à devenir publique. C’est pourquoi pour éviter que le renoncement oppose une mémoire collective, intellectuelle et abstraite, à une mémoire individuelle concrète, mais solitaire - et pour cela menacée de clivage - il faut encourager la mémoire familiale.

En effet, les expériences que le monument ravive sont toujours de trois types : la mémoire collective - qui enracine chacun dans la collectivité -, la mémoire familiale - qui enracine chacun dans sa famille - et la mémoire individuelle, qui enracine chacun dans ses expériences les plus personnelles et les plus subjectives du monde. A tel point que, du point de vue des expériences auxquelles le monument confronte chacun, il existe trois sortes de monuments : les monuments individuels, par exemple un objet qui nous rappelle un événement important et que nous mettons bien en évidence sur une étagère, un peu comme un monument érigé dans une ville; les monuments familiaux, par exemple une photographie familiale célébrant un événement important, encadrée dans le salon; et enfin les monuments collectifs, qui célèbrent des événements à l’échelle d’une ville, d’un pays ou d’une nation.

Si nous en restons aux monuments collectifs, ces trois formes de mémoire, individuelle, familiale et collective, sont constamment imbriquées. Une mémoire collective ne peut exister que si elle est nourrie par la mémoire individuelle et la mémoire familiale. Inversement, si une mémoire collective veut s’imposer contre une mémoire familiale ou une mémoire individuelle, elle est condamnée à l’échec. Quand à la mémoire familiale, elle est le relais entre la mémoire individuelle et la mémoire collective.

La question principale est donc, dans tous les cas, de savoir comment des passerelles peuvent être constituées entre ces différentes formes de mémoire.

Ce sont ces passerelles qu’il faut encourager. Cela pourrait se faire par exemple en recueillant officiellement les témoignages des derniers survivants des événements, à l’occasion des inaugurations et des anniversaires, mais aussi les souvenirs de leurs récits chez leurs descendants. L’éducation nationale pourrait jouer un rôle dans ce sens, en encourageant les petits enfants à recueillir les témoignages des grands-parents et des arrière-grands-parents. Le signe d’une démocratie forte, c’est qu’elle n’a pas peur des mémoires individuelles. L’entretien des objets du patrimoine passe aussi par un encouragement à leur mentalisation permanente. Cela peut éventuellement aboutir à transformer le monument lui-même. C’est ce qu’a fait Jochen Gerz à l’occasion de la rénovation du monument aux morts de la commune de Biron en 1994, en invitant les habitants à écrire quelques lignes anonymes qu’il a fait graver sur des plaques émaillées qu’il a fixées sur le monument et même sur le socle et le sol. Sans aller jusqu’à modifier le monument lui-même, une invitation faite aux citoyens de produire des textes, des dessins, des mises en scène au sujet d’un événement du passé, pourrait permettre de compléter les monuments de pierre, héritiers du passé, par des monuments virtuels, qui seraient pour les générations à venir les repères d’une mémoire en évolution permanente. Nous ne sommes plus à l'âge de la pierre, mais à celle d'Internet.

Ma seconde proposition concerne les monuments de pierre eux-mêmes. Ils existent. Que peut-on en faire ? Depuis quelques années, il est possible de les visiter en famille, une fois par an, et cette initiative est excellente. La Ville de Paris installe également des panneaux explicatifs dans de nombreux lieux historiques de la capitale. Ces panneaux partent d’une bonne intention. Ils nous disent, en quelque sorte, ce que nous devons savoir. Mais pourquoi ne pas imaginer d’aller un peu plus loin, et de placer sur chaque monument une plaque, comme une espèce de mode d'emploi. Jusqu'ici, les monuments ont eu pour but d'imposer l'image des liens censés unir un pays ou une collectivité. Osons imaginer autre chose. Que ce soient les liens individuels et familiaux et familiaux qui créent des monuments. Pour cela, les monuments doivent encourager d'abord chacun à établir des liens entre ses diverses expériences du monde, et à développer des liens familiaux autour de sa mémoire. C'est pourquoi la plaque qui se trouve sur les monuments ne devrait pas porter l'inscription : " Souviens-toi " - cette phrase est plutôt une façon d’inviter chacun à passer sa mémoire individuelle au crible de la mémoire collective officielle. Mais quelque chose comme : " Oublie ce monument. Cultive tes souvenirs. Parle à tes proches. ". Une telle inscription serait comme une antidote au risque inhérent à tout monument de cliver une partie de notre mémoire.


1. Ce texte reprend certains aspects de Psychanalyse de nos objets quotidiens (Aubier, 1999).

2. J.F. Kahn, Esquisse d’une philosophie du mensonge, Paris, Gallimard, 1989. Le lieutenant colonel Henry, membre des services de renseignement de l’armée et persuadé de la culpabilité de Dreyfus, rédigea une fausse lettre qui fut utilisée comme principale pièce à charge contre celui-ci. La découverte du faux, lors du procès de Zola en 1898, entraîna l’internement du colonel, suivi de son suicide.

3. E. Michaud, Un Art de l’Eternité, L’image et le temps du National Socialisme, Paris, Gallimard, 1996.

4. Les monuments, dont l'image est répandue partout, continuent tous les jours à être photographiés par les touristes. C'est parce que ce n'est pas la même chose d'acheter une image toute faite et de la faire soi-même. La fabrication de l'image oblige à accomplir des gestes qui participent eux-mêmes à la symbolisation de l'expérience du monde. Quand on est ému ou bouleversé par un spectacle, on n'a pas envie d'en acheter une image. On a envie d'en faire une photographie, parce que seule l'image qu'on a faite soi-même est porteuse du souvenir de sa propre émotion. Voir Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, Paris, Les Belles Lettres, 1996.

5. Voir Le Monde (Régions), 30 octobre 1998.

6. Pour être efficace, le refoulement s'accompagne du surinvestissement d'autres représentations destinées à barrer la route aux représentations interdites. Mais elles les rappellent inévitablement par certains caractères. De proche en proche, le refoulement efface donc non seulement les représentations associées à un plaisir vécu comme interdit, mais aussi toutes celles qui leur sont successivement associées.

7. Voir S. Tisseron, La Honte, psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod, 1992.

8. Du point de vue métapsychologique, de tels "placards" constituent une forme d’inconscient encapsulé au sein du Moi. C’est ce que Nicolas Abraham et Maria Torok ont découvert et identifié sous le nom " d’inclusion psychique" (L’Ecorce et le noyau, Aubier Flammarion,1978).


Les Cahiers de médiologie n°7 : "La confusion des monuments"
Le lien d'origine : http://www.mediologie.org