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De l'inconscient aux objets
Serge Tisseron


Certains enfants ne peuvent manger que si on installe leur nourriture dans leur assiette familière et leurs activités d’excrétion sont plus faciles si on a pris soin d’emporter en voyage leur petit pot… De la même façon, certains adultes peuvent se sentir chez eux n’importe où, pourvu qu’un walkman leur procure leur musique familière ou qu’un écran leur propose leur accompagnement favori d’images. C’est que les objets contribuent, pour chacun, à sa sécurité affective de base. L’enfant n’est jamais seul avec sa peluche, et on pourrait dire la même chose de bien des adultes quand ils sont installés devant leur émission de télévision favorite ! Mais les objets nous accompagnent encore de bien d’autres façons

Ils offrent par exemple à l’enfant un terrain d’entraînement pour des potentialités qui lui seront ensuite bien utiles dans ses relations interpersonnelles, comme la patience ou la capacité de tester les résistances, deux qualités utiles autant avec les personnes qu’avec les objets. Ils lui permettent également de prendre conscience de ses propres limites lorsque l’objet lui résiste…
Chacun peut aussi apaiser avec des objets des tensions nées dans sa vie sociale. Les écoliers ont, pendant un siècle, gravé avec leur canif leur amertume dans le bois des pupitres d’école. Et chacun sait combien les portes sont utiles non seulement pour être "ouvertes ou fermées", mais aussi pour être "claquées"

Comment fait-on pour manifester son ressentiment dans les pays où il n’y a pas de portes soutenues par des murs solides, mais seulement de fragiles cloisons? Quelle relation y a-t-il entre l’encouragement donné par une culture à l’expression des émotions individuelles et la solidité des portes de ses maisons? Cette utilisation des objets n’est pas seulement une forme d’"expression". Elle nous permet aussi parfois de découvrir l’ampleur d’une colère dont nous ne nous savions pas capable. Enfin, l’observation des relations que nos proches entretiennent avec les objets nous fait parfois découvrir des composantes de leur personnalité peu visibles dans nos relations avec eux. L’attention qu’un parent porte à un bibelot peut révéler à un enfant une capacité de tendresse dont il se sent lui-même privé… Inversement, un garçon à qui son père apparaissait tout de douceur découvrit celui-ci sous un autre jour lorsqu’il le vit littéralement éventrer, avec un couteau, un colis des postes! Pourtant, les psychanalystes n’ont guère intégré les objets dans leur réflexion.

C’est d’autant plus paradoxal que, dès les années 1950/1960, beaucoup d’entre eux se sont intéressés à la mise en place, dans les services de psychiatrie, d’activités artisanales comme le tissage, le travail du bois ou la vannerie. Mais, faute d’une théorie adéquate, ils tardèrent à prendre la mesure de l’importance des relations de l’homme avec le vaste monde, tout comme ils tardèrent, d’une autre façon, à prendre la mesure des influences psychiques entre les générations

Une aussi longue absence…
L’objet est fabriqué pour être utilisé. Or la psychanalyse a été inventée en plaçant la relation avec le monde sous le signe des investissements érogènes. Autant dire qu’entre les deux, le divorce était d’emblée total.

Les satisfactions sexuelles plus ou moins sublimées, masturbatoires ou hétérosexuelles, ne sont en effet guère à même de rendre compte de la variété de nos plaisirs pris avec les objets quotidiens. Où, alors, trouver un modèle psychanalytique pour penser nos relations aux objets? Plusieurs tentatives ont été faites, qui méritent que nous nous y arrêtions. Tout d’abord, les constructions de Freud autour des pulsions incitèrent un physicien, Ernst Mach, à lier l’intérêt pour la mécanique à une "pulsion d’activité". Hélas, Ferenczi, qui était alors un élève très soucieux d’orthodoxie freudienne, récusa la notion. La pulsion devait rester sexuelle. Mach oublia cette incursion dans le monde de la psychologie et se rendit célèbre par des travaux qui valurent à son nom de désigner aujourd’hui l’unité de vitesse des avions supersoniques… Ives Hendrick, quelques années plus tard, remarqua le plaisir pris par l’enfant à maîtriser certaines actions indépendamment de leur valeur sur le plan sensuel. Il proposa l’expression "instinct de maîtriser" pour désigner ce qui lui apparaissait comme "une pulsion innée de faire et d’apprendre à faire". Cette "pulsion" déterminait pour lui les comportements de l’enfant pendant ses deux premières années bien plus que la recherche de plaisirs. L’intérêt de l’approche de Hendrick fut de prendre en compte le plaisir pris à la manipulation des objets indépendamment de leur valeur sensuelle. Pour lui, non seulement les buts sexuels ne sont pas à l’origine de cette pulsion mais ils peuvent même être engagés secondairement par elle. Nous manipulons d’abord pour maîtriser, puis nous découvrons que cela nous donne aussi un plaisir érogène, alors nous répétons les gestes… Dans un second temps, Hendrick poussera plus loin la théorie et fit correspondre à cet "instinct" un "principe de travail" distinct du "principe de plaisir" et du "principe de réalité" freudiens. Pour lui, les diverses activités humaines s’expliquaient d’abord par le besoin non sexuel d’un usage efficace de notre organisation musculaire et intellectuelle. Tout comme la "pulsion d’activité" de Mach, "l’instinct de maîtriser" et le "principe de travail" n’eurent pas de suite. L’état-major analytique n’en voulut pas

La difficulté pour la psychanalyse à aborder le monde des objets fut encore démontrée lorsque Harold Searles, alors jeune psychiatre, fit paraître en 1960, aux États-Unis, un livre de psychanalyse au titre provocateur : The Non Human Environment. Cet ouvrage valut à son auteur, dans la communauté analytique, une réputation de marginal dont il ne se défit jamais… et dont il ne chercha du reste jamais à se défaire. Cet ouvrage, il fallait s’y attendre, resta orphelin. Quant aux travaux de Gisela Pankow, ils ne provoquèrent pas non plus, dans la communauté analytique, l’intérêt qu’ils auraient dû entraîner. La plupart des psychanalystes s’en tiennent, pour rendre compte de nos relations aux objets, à deux instruments également inadéquats, la théorie du "fantasme" et celle de la "relation d’objet anale". Selon la première, le contact avec les objets procurerait des plaisirs imaginaires substitutifs de ceux qui sont susceptibles d’être procurés par des personnes. Autrement dit, nos relations avec les objets seraient des ersatz. Selon la seconde, un contact privilégié avec les objets témoignerait de tendances marquées aux plaisirs de la manipulation anale. Disons-le avec plus de simplicité : le plaisir pris à utiliser des objets sentirait toujours un peu l’immaturité, ou la merde… A partir de tels prémisses, les psychanalystes sont restés très discrets sur nos relations aux objets. Ils ont même pris l’habitude de désigner par le mot "objet" quelque chose qui ne simplifie pas leurs relations avec le grand public.

Quand les psychanalystes parlent d’objets, ils ne désignent pas nos voitures, nos postes de télévision, nos ouvre-boîtes ou nos parapluies. Ils désignent "l’objet" de l’investissement psychique – qui peut être un morceau des objets du quotidien, comme le volant d’une voiture ou une jambe de femme, mais tout autant la fonction qui lui correspond. Et quand ils parlent d’"objets internes", ils ne désignent pas les objets de l’intérieur de nos maisons, mais des "objets psychiques" constitués dans la rencontre de nos attentes et de nos désirs avec les figures humaines de notre environnement. Enfin quand ils daignent parler d’un objet concret, c’est pratiquement toujours d’un objet bien particulier puisqu’il n’est conçu que pour la satisfaction des fantasmes de celui qui ne peut que le regarder, à savoir une œuvre d’art. Avec les œuvres d’art, les psychanalystes ont trouvé le seul objet qui convienne à la théorie de la libido et à celle des "stades" de l’évolution de la personnalité. Pas étonnant alors qu’un flirt durable se soit établi, à partir des années 1980, entre psychanalystes traditionnels et critiques d’art. Ils partageaient le désir de distinguer des objets particuliers désignés sous le nom d’œuvre d’art, du fonds commun des objets roturiers. Pour les psychanalystes, c’était une façon de parler des seuls objets avec lesquels ils se sentent à l’aise, ceux qu’on ne peut que regarder sans les toucher. Pour les critiques d’art, il s’agissait d’y puiser une nouvelle légitimité. Pourtant il est urgent, pour les psychanalystes, de se dégager de ce point de vue aristocratique sur les "œuvres" pour envisager l’ensemble de nos relations aux objets. Il serait catastrophique qu’ils n’explorent pas un domaine dont chacun sent bien qu’il est essentiel à sa vie, et qu’il le sera de plus en plus.

Du mental au corporel
L’être humain, on le sait, a tendance à prolonger son propre corps dans des objets. On remarque moins souvent que cette tendance a deux moments successifs. Dans un premier temps, la prothèse reste dépendante du corps et de ses mouvements : le silex ne fonctionne pas tout seul et la charrue non plus. Puis, dans un second temps, les outils acquièrent la capacité de fonctionner seuls grâce à l’autonomie d’une source motrice. Ils deviennent des machines. Autrement dit, la fonction instrumentale se prolonge d’abord dans un outil qui reste dépendant du corps, puis qui s’en détache dans une machine. Or c’est exactement la même chose pour ce qui concerne notre rapport psychique aux objets. Ce qui est éprouvé dans le corps se projette d’abord sur la surface de la peau, un peu comme le mouvement du corps se prolonge dans l’outil qui reste collé à la main. Puis il s’en sépare complètement dans des objets. La tendance de l’être humain à fabriquer des prothèses s’accompagne d’une autre qui tend à la périphérisation de sa vie psychique. Et, dans les deux cas, l’essentiel consiste dans les processus de symbolisation qui y sont mis en œuvre, à travers lesquels se construisent à la fois la vie psychique individuelle et l’existence sociale.
Cette idée m’est venue en lisant un ouvrage de Imre Hermann paru en 1943 en Hongrie

L’auteur s’interroge sur le rôle joué par la peau dans la construction psychique. Il questionne notamment la façon dont certaines personnes s’infligent, ou se font infliger, des souffrances corporelles avec l’impression d’en tirer du plaisir. Il constate que de telles pratiques semblent guidées par le désir de rejeter, à la périphérie du corps, certaines souffrances psychiques intolérables. A partir de cette constatation, il évoque alors en quelques lignes quatre situations dont le mécanisme semble commun

1 – La tendance à se mordre les mains ou à se griffer la peau dans des situations d’angoisse extrême correspond à la tentative d’échapper à une trop forte douleur psychique en rejetant celle-ci à la périphérie du corps.

2 – De la même façon, une douleur psychique peut être externalisée dans un organe interne, comme le cœur ou l’estomac. Puis la souffrance de celui-ci est projetée sur la surface cutanée correspondante selon la loi générale qui nous fait ressentir les souffrances des organes internes sur la peau. Une jalousie peut ainsi se transformer en douleur cardiaque ou du ressentiment en douleur gastrique

3 – Le même mécanisme peut aboutir, non pas à une douleur d’organe, mais à une construction psychique. Le fantasme "d’avoir des excréments dans la bouche", extrêmement répandu chez les malades déprimés ou masochistes, correspondrait ainsi à la tentative de se représenter les parties non désirées du psychisme comme des déchets prêts à être rejetés.

4 – Enfin, la tendance à l’automutilation correspondrait à la tentative de séparer du corps certaines parties indésirables du psychisme en détachant du corps l’organe correspondant.

Imre Hermann limitait son analyse à la relation du sujet à son corps. Mais si nous envisageons que le corps n’est qu’un objet presque comme les autres – ou, ce qui revient au même, que tous les objets sont des prolongements du corps –, alors nous pouvons étendre ses réflexions à l’ensemble de nos relations aux objets

Du corporel à l’objet
Reprenons successivement les quatre situations envisagées par Imre Hermann

1 – La tendance à griffer, ou à mordre, son propre corps se retrouve dans la tendance à endommager certains objets qui nous sont très proches dans des moments de grande souffrance. On sait combien l’automobile, dans notre culture, est un objet fortement investi! La carrosserie des voitures permet probablement à un grand nombre de nos concitoyens d’externaliser leur souffrance psychique. Bien des petits accrochages qui auraient pu être évités sont sans doute liés au désir de froisser de la tôle parce que cela permet de maîtriser provisoirement une douleur psychique en l’externalisant

2 – La douleur de l’organe interne trouve son équivalent dans les préoccupations qui peuvent accompagner le fonctionnement de nos objets les plus proches

Là encore, la proximité entretenue avec une automobile, ou une bicyclette, mais aussi avec une machine à laver ou une cafetière électrique, peut conduire à accorder la plus grande importance à des signes banals de dysfonctionnement. Un bruit ou un grincement de l’engin qui, habituellement, passe inaperçu, peut se trouver investi du rôle de dévier vers lui des préoccupations angoissantes. Une jalousie peut se transformer en préoccupation pour le fonctionnement d’une bielle ("Va-t-elle me lâcher?") ou un ressentiment en inquiétude sur la crasse accumulée sur la chaîne…

3 – Le fantasme d’avoir des "excréments dans la bouche", lui aussi, trouve un prolongement – et comme une périphérisation – dans les objets qui nous entourent. Les brocanteurs qui ne connaissent pas ce mécanisme en connaissent pourtant les heureuses conséquences! L’individu déprimé ou en proie à un accès de souffrance psychique a tendance à voir les objets qui l’entourent vétustes ou même franchement pourris! Le fantasme des "excréments dans la bouche" devient celui de la "pourriture dans le boudoir"! Le léger craquement qu’a toujours fait entendre le fauteuil de grand-mère s’impose soudain comme le signe d’une pourriture irrémédiable. Il faut s’en débarrasser!

4 – Enfin, la tendance à l’automutilation trouve un dérivé essentiel dans nos relations aux objets. Notre instinct de conservation nous détourne en effet de sa mise en œuvre sur notre propre corps. Par contre, nous retranchons régulièrement de notre environnement des objets auxquels nous étions, quelques années auparavant, farouchement attachés. Ce n’est pas que nous nous en soyons forcément "détachés".
Bien au contraire, souvent, ces objets restent consciemment porteurs du souvenir d’expériences intenses. Mais c’est justement pour cela que nous les rejetons loin de nous, dans la tentative de nous débarrasser de sentiments, de sensations ou de souvenirs pénibles. Après une rupture douloureuse, nous brûlons des lettres d’amour et nous jetons certains objets offerts. L’objet n’est pas vendu parce qu’il serait pourri, comme dans le cas précédent. Il est jeté pour éviter de se jeter soi-même! Parfois, une petite mise en scène vient éclairer cette équivalence. On jette ces menus objets du haut d’un pont ou d’un précipice… Mais la relation que nous avons avec les objets peut prendre parfois des tours plus complexes, et plus subtils. Car l’objet n’est pas seulement, selon les cas, collé contre soi ou jeté loin. Il est aussi susceptible de toutes les formes de manipulation

L’objet à la rencontre de l’humain en soi Un jeune homme se sentait irrésistiblement attiré par les vieux fauteuils qu’il prenait grand plaisir à réparer. Il apparut au cours de sa psychothérapie que cette activité était en continuité avec les efforts qu’il avait faits, enfant, pour réparer ses parents qui lui paraissaient toujours avachis et abattus. Ayant échoué dans cette tâche, il essayait de mieux réussir avec les fauteuils! Le choix de ce meuble était en même temps symptomatique de son désir. Le fauteuil est un giron où s’asseoir et il a des bras pour nous tenir. Il est donc tout indiqué pour accueillir les attentes qui sont d’abord celles de tout enfant vis-à-vis des adultes qui l’entourent. Peu à peu, au fil de sa psychothérapie, ce patient concentra son intérêt dans la rénovation des bois de placage employés dans l’ornement des fauteuils de la première moitié du siècle. Là encore, il découvrit peu à peu combien les gestes de poncer, polir, vernir ou nettoyer la "peau" du bois lui permettaient de "travailler", à son insu, des expériences précoces dans lesquelles il avait été l’objet de caresses trop insistantes de la part de ses parents. Comme cela arrive souvent, ceux-ci avaient d’abord donné libre cours, avec leur enfant, à leurs propres besoins frustrés de rapprochement et de contacts. Puis, quand leur fils était devenu plus grand, ils avaient réagi à leurs propres désirs incestueux par une attitude de froideur et de mise à distance d’autant plus inexplicable pour l’enfant qu’elle succédait à des rapprochements excessifs. Ce sont ces deux traumatismes successifs, le contact envahissant puis la mise à distance brutale, que ce jeune homme tentait de guérir à travers les diverses facettes de son activités de bricolage

Nous sommes tous comme ce jeune homme. Par nos manipulations du réel, nous ne modifions pas seulement la conscience que nous avons du monde, de nous-mêmes et de nos semblables

Nous modifions aussi les conditions d’organisation de notre monde émotionnel interne. L’outil ne change pas seulement la main et le cortex frontal, comme l’a montré Leroi-Gourhan. Il modifie aussi les conditions de gestion personnelle, par chacun, de ses sentiments, de ses émotions et de son rapport à eux

L’"objet travail" et l’"objet placard"
La psychanalyse freudienne contient un modèle merveilleux pour comprendre ces phénomènes. C’est le jeu de la bobine décrit par Freud chez son petit-fils Ernst. Malheureusement, ce jeu a fait l’objet d’un grand nombre d’interprétations – notamment lacaniennes – visant à le subordonner à l’acquisition du langage verbal alors que c’est la manipulation de la bobine par l’enfant qui est d’abord essentielle. Une autre découverte de la psychanalyse, elle aussi particulièrement prometteuse, a également été réduite dans sa portée. Il s’agit de "l’objet transitionnel" de Winnicott. Le point commun entre le jeu de la bobine décrit par Freud et l’objet transitionnel décrit par Winnicott concerne le fait que, dans les deux cas, l’objet est manipulé. La bobine est alternativement jetée puis ramenée par l’enfant près de lui grâce à la ficelle qui y est attachée. Et l’objet transitionnel, morceau d’étoffe ou peluche usagée, est frotté, caressé, fourré dans la poche ou dans la bouche pour y être suçoté. C’est une caractéristique de l’objet transitionnel qui l’oppose à l’objet fétiche, contemplé sans être manipulé
Mais faisons un pas de plus.

Ce que Winnicott appelle "objet transitionnel" n’est qu’un cas extrême de la relation que nous établissons avec tout objet constitué en support de nos processus psychiques, même pour une très courte durée. Il en est un cas extrême parce qu’il est précisément un objet aimé d’amour passionné. Ce caractère passionnel attaché à l’objet transitionnel est dû au fait qu’il concerne les relations exclusives – et donc passionnelles – qui unissent tout nouveau-né à sa mère. Comme c’est souvent le cas au cours d’une recherche, la situation privilégiée à partir de laquelle Winnicott a pu installer sa découverte n’est qu’un cas extrême d’une situation beaucoup plus fréquente qu’il le croyait. Tous les objets peuvent, un jour ou l’autre, être utilisés au service d’un travail d’assimilation psychique. Les objets qui nous entourent n’ont pas seulement une fonction utilitaire, une fonction narcissique et divers rôles de satisfaction sexuelle substitutive. Ils sont au cœur de notre travail psychique d’assimilation de nos expériences du monde

Ce travail, dans tous les cas, n’existe que dans le moment de son accomplissement
Autrement dit, il s’identifie totalement à l’acte qui le fonde. Cet acte peut être verbal, le temps où nous parlons de quelque chose, mais aussi gestuel ou iconique

Nous pouvons en effet symboliser une situation en créant une image – par exemple en prenant une photographie! – ou encore en accomplissant des actes à travers lesquels le souvenir de certaines situations se trouve réveillé et travaillé – par exemple en faisant des gestes culinaires ou en ayant des activités de bricolage à travers lesquelles nous retrouvons des fragments perdus de notre passé
Très souvent, l’acte de symbolisation peut apparaître pour un spectateur qui y assiste comme une simple forme "d’expression". On dit de la personne qui fait une photographie ou qui donne une gifle qu’elle "s’exprime"

Pourtant, il s’agit d’une intériorisation structurante pour autant qu’elle soit appuyée sur une communication émotive et affective avec un tiers. Bref, la symbolisation est à la fois et en même temps un acte psychique et un acte social. Pour comprendre le rôle joué pour nous par les objets, il est essentiel de questionner les manipulations que nous en faisons. C’est en effet grâce à elles que l’objet cesse d’être une cible de fantasmes pour devenir un opérateur de transformations à la fois psychiques et sociales

Pourtant, il arrive que ce travail échoue et qu’un objet, alors, soit destiné à cacher cet échec. Par exemple, un événement fait l’objet d’une symbolisation sur un mode moteur mais le sujet ne peut pas l’évoquer : il n’a pas de mot pour en parler. Dans de telles situations, la partie de l’événement non symbolisée est enfermée dans une espèce de "placard psychique" dont le sujet finit lui-même par égarer la clé. L’important est qu’alors certains objets dont le sujet s’entoure peuvent constituer le support concret de ces placards psychiques constitués à la suite d’expériences psychiques non élaborées. Par exemple, un meuble transmis dans une famille de génération en génération peut servir à commémorer un secret indicible. De façon générale, de nombreux objets qui nous entourent forment comme des caves et des greniers dans lesquels nous engrangeons des histoires sans paroles. Dans ces histoires, nous allons et venons au gré des gestes qu’il nous faut réaliser pour les manipuler, des souvenirs qu’ils évoquent, des mots qu’ils appellent. Ces objets contiennent des souvenirs enkystés. Avant d’être des reliques de ce que nous cachons aux autres, ils sont des tombes de ce que nous nous cachons à nous-mêmes

L’objet-image
L’important, c’est donc dans tous les cas la forme de relation que l’objet médiatise. On peut dire, pour simplifier les choses, que l’objet constitué en auxiliaire des processus de la symbolisation accueille certaines parties de soi et participe à leur transformation, alors qu’au contraire l’objet constitué en auxiliaire des obstacles mis au processus de symbolisation accueille certaines parties de soi sans participer à leur transformation. Aujourd’hui, on parle beaucoup des effets des images, et le plus souvent dans la plus grande confusion. Or cette distinction nous permet de comprendre comment l’impact subjectif d’une image ne nous dit rien sur la manière dont elle est utilisée par un sujet. Il y a des images qui frappent un spectateur et qui sont utilisées par lui au service d’un travail d’assimilation psychique des souvenirs, des sensations et des fantasmes qu’elles mobilisent en lui. Et il en est d’autres, ou les mêmes, qui accaparent l’esprit d’un spectateur, d’autant plus qu’il se refuse à examiner les parties cachées de lui-même qu’elles éveillent et appellent. Ce sont de telles images qui semblent parfois inspirer des conduites délictueuses ou apparemment folles. En fait, ce ne sont pas ces images – vues notamment au cinéma ou à la télévision – qui sont responsables : c’est les fragments de vie psychique réveillés par elles, mais tenus à l’écart de la conscience, qui clament en quelque sorte leur droit à reconnaissance et tentent de se frayer une voie à travers des comportements

Mais ces réflexions autour de l’objet nous permettent encore de comprendre un autre aspect essentiel de nos relations aux images
Nous sommes passés en moins d’une décennie de ce qu’on peut appeler le règne de l’image-objet au règne de l’objet-image. Dans l’image-objet, c’est la face proposée au regard qui est seule prise en compte. Son prototype en est un tableau dans un musée, ou un film projeté sur un écran. Au contraire, dans l’objet-image, ce qui importe ce sont les caractéristiques matérielles de l’objet qui organisent la relation que son spectateur entretient avec lui. C’est, par exemple, le fait qu’une photographie ou une reproduction de tableau soit rangée dans un carton ou un placard, ou au contraire accrochée sur un mur. Ou encore le fait qu’elle soit encadrée ou non, montrée à des proches, etc. Cette approche implique de renoncer au paradigme habituellement retenu pour parler des images, celui du miroir. L’image n’est pas un miroir, ou plutôt, elle est un miroir que l’on transforme avec les mains. Or un tel miroir a un modèle. Ce sont les premières surfaces, de papier, de sable ou d’excréments, utilisées par l’enfant pour accueillir ses premières traces

Le modèle de notre relation aux images sera de moins en moins le miroir devant lequel nous nous immobilisons comme devant un tableau et de plus en plus les premières traces de l’enfant avec lesquelles il établit une relation interactive
Du temps du règne de l’image-objet, les images ont été utilisées comme moyen pour introduire des questions autour de ce qu’elles représentent. Des images d’amour introduisaient une réflexion sur l’amour et des images de mort une réflexion sur la mort. Avec le règne de l’objet-image, nous devons absolument nous dégager de cette position. Il existe bien assez de situations d’amour et de mort dans la réalité pour que nous ayons dans la vie quotidienne de quoi alimenter une élaboration personnelle et collective autour de ces grandes questions. En revanche, toutes les images ne devraient être utilisées que comme source de questionnement sur elles seules. Les images sont un vrai problème à part entière. Rendons à la vie ce qui appartient à la vie et nous rendrons mieux à l’image ce qui lui appartient, et vice versa. Or, ce qui appartient en propre à l’image, ce n’est pas de nous informer sur le monde, mais sur la nécessité où est l’être humain de s’en donner des représentations, à la fois pour construire sa vie psychique personnelle et sa vie sociale. Les images ne devraient plus être utilisées aujourd’hui que pour nous divertir, ou nous questionner sur les images

Lorsqu’une image est privilégiée par un sujet, elle peut l’être pour l’une des deux raisons générales que nous avons évoquées dans nos rapports aux objets. Elle peut être élue en support d’un travail d’assimilation des expériences du monde ou au contraire érigée en auxiliaire d’un placard psychique. Comment savoir à laquelle de ces deux situations nous avons affaire? Dans tous les cas, la relation concrète entretenue avec l’image est un guide sûr. Manipulée, elle a toutes les chances de soutenir un travail psychique. Au contraire, constituée en objet de fascination –, que ce soit de culte ou de répulsion – elle a toutes les chances de signifier l’impossibilité de s’assimiler un traumatisme psychique passé

Quand l’objet commença à parler Il nous faut maintenant évoquer, trop brièvement, une question essentielle. L’environnement humain joue-t-il seulement un rôle dans l’accueil de mouvements psychiques initialement investis dans les relations interpersonnelles? Ou bien organise-t-il un mode de relation et d’interactivité spécifique dès la naissance, et même peut-être avant? Les sons et les images des machines animées qui nous entourent nous câlinent déjà et contribuent à créer le tissu de notre familiarité au monde. Dès avant la naissance, les émissions de télévision préférées de la mère sont déjà souvent plus présentes pour l’enfant que le bruit de la voix du père. Et, dès sa naissance, le visage de la mère qui regarde l’enfant trouve un concurrent dans le poste de télévision. L’enfant qui cherche le regard de sa mère tourne alors son visage du côté où elle regarde elle-même, vers la lucarne lumineuse colorée et mouvante. De plus en plus, les sentiments adressés au monde humain et au monde non humain s’installeront et grandiront en même temps. Inévitablement, la différence des relations que nous établissons avec le monde humain et avec le monde non humain tendra donc à s’estomper. Cela nécessitera en contrepartie que nous sachions toujours reconnaître l'un de l’autre : les êtres informatiques ne seront jamais autre chose qu’une sorte de "pâte à modeler" numérique. Mais il y a des modelages auxquels nous tenons, et mieux vaut alors comprendre les attachements qui nous lient à eux plutôt que de vouloir nous en débarrasser trop vite! C’est pourquoi, notamment, tout adulte a à se reconnaître, et à reconnaître à ceux qui l’entourent, le droit de s’attacher sentimentalement à des objets. Ce droit implique notamment la liberté de les emporter avec soi à l’hôpital, en maison de retraite ou dans sa tombe. La seule question à se poser est, dans tous les cas, de savoir de quelle manière ces objets élus nourrissent notre assimilation psychique du monde et dans quelle mesure au contraire ils la verrouillent

Le problème se pose finalement dans les mêmes termes pour ce qui concerne nos relations avec les personnes et avec les objets. Tout être humain est tendu dans un effort permanent visant à le débarrasser de la part de non humain qu’il ressent à l’intérieur de lui-même. Il ne peut pour cela que l’intégrer progressivement à sa personnalité et les objets sont pour lui un auxiliaire puissant sur ce chemin. A défaut, il est condamné à cliver radicalement cette partie de lui-même et à la projeter sur son entourage, humain ou non humain, pour s’en débarrasser. Celui-ci lui apparaît, alors, dans tous les cas, d’une autre "nature". C’est l’origine de toutes les formes de racisme et de mépris. Dans tous les cas, ce qui fait défaut, c’est la capacité d’assumer ce qui rend l’"autre" à la fois fascinant et terrifiant, à savoir son extrême différence et notre profonde parenté avec lui. Cette problématique est aussi celle de nos relations aux objets

Pour l’aborder, il faut nous débarrasser de l’idée que le monde des humains et le monde des objets seraient irrémédiablement séparés
Le travail psychique de la symbolisation n’a aucune existence en dehors du moment de son actualisation. Il n’y a partout, dans le psychisme comme dans le social, que des fragments dénués de tout sens dont la signification ne s’impose que dans l’instant où elle est actualisée à travers une matière de symbolisation, autrement dit à travers notre relation à un objet

Le contenu de cette actualisation est inséparable des médiations que le sujet se donne. Non seulement le travail psychique de la symbolisation s’appuie sur des objets, mais il est organisé par le rapport à eux. On ne pense pas la même chose sur le même sujet quand on essaie de le dire avec des mots écrits, des mots parlés, des dessins, des photographies… Les sociologues ont pensé le monde à partir des groupes. Les psychanalystes et les psychologues l’ont pensé à partir de l’individu. Il est indispensable de le penser maintenant à partir de leur "entre-deux", c’est-à-dire des médiations.


Les Cahiers de médiologie n°6 : "Pourquoi des médiologues ?"
Le lien d'origine : http://www.mediologie.com/numero6/art18.htm