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Subject: [zpajol] Un "seisme" previsible (texte de Pierre
Tevanian)
Date: Tue, 23 Apr 2002 13:35:16 +0200
Un "séisme" prévisible
Nous sommes quelques uns, dans le monde militant, à ne pas être
tellement surpris par le "séisme" qui vient de se produire.
Ce "séisme", nous le redoutions et l'annoncions depuis
plusieurs années, à l'heure où politiques et grands
médias, quasi-unanimes, célèbraient "l'effet
Coupe du Monde", la fin du racisme et le déclin de l'extrême
droite. Nous constations alors (c'était en 1999) que Lionel Jospin,
en droitisant à outrance ses positions sur l'immigration et l'insécurité,
faisait le choix de perdre son honneur plutôt que les élections,
et nous ajoutions que le calcul était mauvais à tous points
de vue : perdre son honneur ne fait pas gagner les élections.
Le mieux, pour comprendre le "séisme" de dimanche dernier,
est sans doute de remonter aux origines du phénomène Le
Pen. Il y a plus de vingt ans, le maire communiste de Vitry relançait
le débat sur l'immigration en faisant détruire par un
bulldozzer un foyer de travailleurs immigrés en construction
dans sa commune. Soutenu par la direction de son parti, il justifiait
son acte au nom du "seuil de tolérance". Il est bon
de le rappeler : ce n'est pas l'extrême droite qui a relancé
ce débat empoisonné. Quasi-inexistant au moment de l'affaire
de Vitry, le Front national n'a fait que profiter d'un terrain que d'autres
lui avaient préparé - et parmi eux, des hommes de gauche.
Il est bon aussi de rappeler les lignes prophétiques que l'écrivain
camerounais Mongo Béti écrivit à cette occasion
: "À mon avis, c'est se bercer d'une très dangereuse
illusion que de prêter aux Français quelque capacité
ou inclination à accepter le statut de peuple multiracial ou
multiculturel. Tout dans l'histoire, les croyances et les moeurs des
Français dément une telle espérance. Machiavélisme
des dirigeants, abjection des médias, pusillanimité de
la bourgeoisie, égoïsme des maîtres à penser
depuis la disparition de Sartre, perversion persistante des mythes esclavagistes,
et, naturellement, effets de la crise économique, tout se conjugue
au contraire pour faire de l'immigration le problème explosif
et en quelque sorte providentiel pour les aventuriers. L'évolution
récente des communistes français permet de prédire
qu'un petit Mussolini mâtiné de Poujade sera tenté
tôt ou tard d'y trouver la chance de sa vie".
La suite est connue : la prédiction s'est réalisée,
avec Le Pen, ancien député poujadiste, dans le rôle
du "petit Mussolini". Mais personne, dans la classe politique,
ne s'est souvenu de Mongo Béti. Personne n'a retenu la leçon
: le racisme et le fascisme ne viennent pas de nulle part, ils ne deviennent
des options politiques possibles que si un certain climat idéologique
le leur permet - un climat créé et entretenu en grande
partie par le discours des élus, des grands médias et
des intellectuels. La quasi-totalité des responsables politiques
a préféré suivre le FN sur le terrain des "problèmes
d'immigration", espérant "couper l'herbe sous le pied"
de l'extrême droite, alors qu'on ne faisait ainsi que banaliser
et légitimer les thèses de cette extrême droite,
et finalement assurer leur succès. Les électeurs, comme
Le Pen lui même l'annonçait, ont préféré
l'original à la copie.
Ce que le PCF a fait en 1981 avec le "seuil de tolérance",
le PS l'a fait depuis cinq ans sur "l'insécurité".
Car il ne faut pas se mentir : quoique disent aujourd'hui les responsables
socialistes, ce n'est Jacques Chirac qui, à lui seul, a eu le
pouvoir d'imposer "l'insécurité" comme thème
unique de la campagne. La gauche se l'est imposé elle même
: en juillet 1997, le Parti socialiste remportait les élections
sur la base d'un programme énonçant "trois priorités
: l'emploi, la santé et l'éducation" , mais quelques
semaines plus tard, le premier ministre Lionel Jospin, dans son discours
d'orientation générale, annonçait finalement "deux
priorités : l'emploi et la sécurité". La délinquance
n'arrivait alors qu'au cinquième rang des "préoccupations
des Français", derrière le chômage, la pauvreté,
la maladie ou les accidents de la route. Elle n'est devenue la première
qu'après plusieurs années d'un intense matraquage médiatique
initié par le gouvernement Jospin, depuis le colloque de Villepinte
en octobre 1997 jusqu'à l'intrumentalisation du mouvement Stop
la violence, en passant par la médiatisation des rapports Dray-Mélenchon,
Lazerges-Balduyck, Bauer et Body-Gendrot, sans oublier les multiples
"Conseils de sécurité intérieure" et
le vote de la lamentable "loi sécurité quotidienne"
(qui interdit de fait les rassemblements dans les halls d'immeuble et
rend passible de prison la fraude dans les transports en commun).
Dès lors, les grands médias ont pu entrer dans la ronde
et alimenter la psychose, et cela sans pouvoir être accusés
de dérive partisane droitière, puisqu'il était
désormais entendu (tous le répétaient, de Lionel
Jospin à Jean-Pierre Chevènement, en passant par Julien
Dray) que "la sécurité est aussi une valeur de gauche".
C'est ainsi qu'est né un redoutable consensus, consistant à
dramatiser à outrance les violences qu'exercent quelques uns
des jeunes issus de l'immigration et des classes populaires, tout en
occultant les innombrables violences que cette jeunesse subit : chômage,
précarité, discrimination, brutalités policières.
Lionel Jospin n'est donc pas la victime du "séisme",
il en est l'un des principaux responsables : la frange la plus apeurée
de l'opinion a préféré l'original à la copie,
et les autres, ne se sentant plus représentés, se sont
massivement abstenus (d'autres, enfin, n'ont pas le droit de vote).
Les véritables victimes de ce scrutin, mais aussi de cinq années
de surenchère sécuritaire, ce sont avant tout les immigrés
et leurs enfants. Personne ou presque, dans la classe politique, n'a
eu pour eux la moindre pensée et la moindre parole après
l'annonce de la présence du FN au deuxième tour de l'élection
présidentielle. Cette parole, c'est donc à la société
civile de la porter. Face à un fort courant raciste et xénophobe
qui, lui, a su se rassembler et se faire entendre, et face à
une classe politique, gauche plurielle incluse, qui semble ne savoir
lui opposer que "l'image de la France à l'étranger",
il est urgent que la rue fasse entendre clairement, distinctement et
massivement, une parole forte de solidarité avec les immigrés
et leurs enfants. Il faut surtout, si l'on veut rompre le cercle vicieux
de la haine et du mépris, que les jeunes des banlieues se manifestent,
qu'ils parlent au lieu de laisser les autres parler d'eux, et qu'on
les entende. Mais ils ne pourront le faire que s'ils se sentent respectés
et soutenus, et pas seulement craints ou méprisés. Là
est l'enjeu immense des prochains jours.
Pierre Tévanian
co-auteur de Mots à maux, Dictionnaire de la lepénisation
des esprits, Dagorno, 1998,
Stop quelle violence ?, L'esprit frappeur, 2001,
Le racisme républicain, Réflexion sur le modèle
français de discrimination, L'esprit frappeur, 2002
Article disponible sur le site "Les mots sont importants"
http://lmsi.net/
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