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Origine : http://www.ciepfc.fr/spip.php?article64
Nota Bene : Ce texte est un article de Patrice Maniglier, paru
dans le Nouvel Observateur, Hors-Série n° 51, «
Lévi-Strauss et la Pensée Sauvage », juillet-août
2003, pp. 6-11. Pour citer cet article, utiliser cette référence.
Pour en savoir plus sur le structuralisme vous pouvez lire, du même
auteur, l’article en ligne L’humanisme interminable
de Claude Lévi-Strauss, ou les livres Le Vocabulaire de Claude
Lévi-Strauss, Ellipses, 2002 et La vie énigmatique
des signes, Saussure et la naissance du structuralisme, Léo
Scheer, 2006.
Il est loin le temps où l’entraîneur de football
de l’équipe de France espérait rassurer ses
supporters en leur promettant une « réorganisation
structuraliste » des joueurs. Michel Foucault, avec Les mots
et les choses en 1966, venait de faire du structuralisme la nouvelle
philosophie parisienne qui devait éclipser l’existentialisme
: elle affirmait que le sujet ne donnait pas du sens à l’univers
dans l’angoisse de sa liberté, mais qu’il se
contentait de réaliser des possibilités inscrites
d’avance dans des codes aussi inconscients que sont les règles
grammaticales. Althusser professait à l’Ecole Normale
Supérieure que Marx était structuraliste, Lacan y
réinventait la psychanalyse, Barthes montrait que la mode
vestimentaire obéissait à un « système
», bref le structuralisme donnait à une époque
mieux que des résultats théoriques : une vision de
l’homme et du monde avec laquelle elle se sentait en affinité.
Son principal instigateur, pourtant, ne voyait pas ce succès
public d’un bon œil : Claude Lévi-Strauss, dont
la publication en 1949 des Structures élémentaires
de la parenté peut être tenue pour la date de naissance
du structuralisme, considérait en effet le structuralisme
avant tout comme une méthode pour les sciences humaines.
L’avenir sembla lui donner raison : le structuralisme, comme
ces étoiles qui s’effondrent sur leur propre poids,
fut aussi contesté après mai 68 qu’il avait
été adulé avant. On lui reprochait de nier
la dimension politique des faits humains, de méconnaître
l’histoire, et, finalement, de désespérer Billancourt…
Alors, méthode prometteuse ou éphémère
idéologie ?
Le mot lui-même a été inventé par le
linguiste Roman Jakobson dans un article de 1929. Il désignait
alors une « tendance de la science russe », opposée
à la science occidentale atomiste, mécaniste (c’est-à-dire
aveugle à l’importance de la finalité), et réductionniste,
donc incapable de montrer que les faits culturels obéissent
à des lois qui leur sont propres, et non pas seulement à
des causalités physiques ou biologiques. Un an plus tard,
Jakobson, esprit universel s’il en est, polyglotte par vocation
et exilé par destin, en faisait plus généreusement
la caractéristique de la science moderne, par opposition
au vieux « positivisme », obsédé par le
recueil de faits particuliers observables, et par la tentative pour
établir entre eux des régularités dûment
constatées. Mais la définition restait vague : si
le structuralisme consiste simplement à penser que le tout
précède et détermine les parties, que les relations
importent plus que les termes, et qu’on ne construit pas les
lois en généralisant à partir des observations,
ne devrait-on pas dire qu’Aristote, mais aussi Spinoza, Leibniz,
Goethe, Hegel ou Bergson, à quoi il faut adjoindre un grand
nombre de biologistes, la plupart des physiciens contemporains,
et sans doute tous les mathématiciens, sont également
structuralistes ? Tant d’extension ne risque-t-elle pas de
faire perdre au mouvement toute compréhension ? Pire : une
telle définition est-elle susceptible de clarifier une méthode
? Cette incertitude sur la définition devait plus tard amener
les auteurs les plus divers à s’y reconnaître,
pour, dans la même confusion, s’en écarter presque
aussitôt. Aussi vaut-il mieux, pour bien comprendre ce dont
il s’agit, laisser de côté les définitions
explicites, et revenir aux opérations même que les
linguistes « structuralistes » - au premier rang desquels
Jakobson et son compatriote et ami, le Prince Nicolaï Troubetzkoy
- cherchèrent à introduire dans leur discipline, pour
montrer ensuite pourquoi et comment Lévi-Strauss a cru pouvoir
l’étendre à l’étude de tous les
faits culturels, règles de parenté, récits
mythiques, rites, ou construction des villages, ouvrant ainsi au
programme dont se griseront les années 50 et 60…
Le dix-neuvième fut le siècle de l’histoire
: la linguistique indo-européenne découvrait la possibilité
de reconstruire, à partir de la diversité des langues
actuelles (français, allemand, hindi, etc.), la langue disparue
dont elles dérivent à la manière de dialectes.
Le changement linguistique apparaissait alors comme ce qu’il
y avait d’objectif et de connaissable dans le phénomène
du langage, puisqu’il échappait à la conscience
et à la volonté des sujets : c’est insensiblement
que le latin est devenu le français... En réaction,
Jakobson et Troubetzkoy soutinrent qu’il était inutile
de chercher à expliquer l’histoire des langues à
partir de contraintes phonétiques (en dernière instance
physiologiques) qui conduiraient peu à peu les locuteurs
à altérer leurs manières de parler. En effet
le langage a une fonction : l’état actuel d’une
langue ne dépend pas seulement de son histoire, mais aussi
des contraintes que lui imposent les nécessités de
la communication. C’est pourquoi on ne peut évacuer
toute considération sur la finalité dans l’étude
des phénomènes culturels. Aussi élaborèrent-ils
une méthode qui permettait de ne retenir que ce qui, dans
les performances verbales des individus, était porteur de
signification.
Elle consiste, dans un premier temps, à proposer aux locuteurs
d’une langue un test, dit de « commutation » ou
de « permutation », qui permet de distinguer entre les
variations phoniques qui induisent une variation significative,
et celles qui ne le font pas. Par exemple, en français, le
mot « tri » peut être prononcé avec un
« r » roulé, et non grasseyé, sans qu’un
locuteur perçoive une différence de sens. A l’inverse,
la substitution de « pli » à « tri »
modifie la signification (remarquons au passage que le locuteur
n’a pas besoin de définir chacun de ces termes séparément
pour le sentir : il suffit qu’il perçoive la différence).
On induit donc que [tr] et [pl] ont des particularités phoniques
significatives pour un français. En croisant les tests, par
exemple en montrant qu’il y a une différence entre
« tri » et « pris », on décompose
la masse phonologique en « phonèmes » ([r], [l],
etc.), c’est-à-dire en unités ultimes, qui apparaissent
alors comme une somme ou un « faisceau » de particularités
phonétiques distinctives (labial/non-labial, voisé/non-voisé,
etc.). Le phonème est donc une entité purement différentielle.
C’est ici que les « phonologues » russes rejoignent
les thèses d’un auteur alors un peu oublié,
le linguiste russe Ferdinand de Saussure mort en 1913, qui affirmait
précisément que « dans la langue, il n’y
a que des différences » (Cours de linguistique générale,
Payot, 1973, p. 166), et que « les phonèmes sont avant
tout des entités oppositives, relatives, et négatives
» (Ibid., p. 164).
Mais la méthode comporte un deuxième moment. En effet,
les mêmes traits distinctifs séparent plusieurs phonèmes
à la fois : ainsi p-t, b-d, m-n, par exemple, forment une
série, en s’opposant de la même manière.
Un phonème, dès lors, ne se définit plus seulement
par la somme des traits distinctifs qu’il actualise, mais
aussi par sa position dans un système de séries d’oppositions.
Et c’est précisément le schéma de ce
système qu’on appelle une structure : « La définition
du contenu d’un phonème dépend de la place qu’il
occupe dans le système des phonèmes donc il s’agit
(…). Un phonème ne possède un contenu phonologique
définissable que parce que le système des oppositions
phonologiques présente une structure, un ordre déterminé
» (Troubetzkoy, Principes de phonologie, trad. J. Cantineau,
Klincksieck, Paris, 1964, p.69). Nous pouvons donc maintenant montrer
une structure : le « tableau du système phonologique
des consonnes de l’allemand » proposé par Troubetzkoy
est peut-être le premier exemple de formalisation structuraliste
(ibid. p. 74).
|---|---|----|-v-|-s-|
|---|---|-x—|-f-|-ss|-sch
|-p-|-t-|-k—|-pf|-tz|
|-b-|-d-|-g—|---|---|
|-m-|-n-|-gn-|---|---|
Les sujets qui parlent allemand ne sont pas évidemment pas
conscients de cette structure, mais elle n’en est pas moins
opératoire : c’est elle qui leur permet non seulement
de se comprendre, mais encore de percevoir distinctement les sons
émis. Ainsi les lois du langage ne sont pas seulement historiques,
mais aussi, comme le disait Saussure, « synchroniques »,
puisque par définition tous les éléments d’une
structure doivent être données en même temps.
De plus, on peut comparer les langues du point de vue de leur structure,
montrer comment leur évolution tend parfois à restaurer
l’équilibre structural menacé par la perte accidentelle
d’une opposition distinctive, etc. Le linguiste ramène
donc la très grande diversité des phénomènes
du langage à quelques principes simples, et peut même
faire l’hypothèse de « lois structurales »
qui seraient valables universellement pour toutes les langues. On
comprend désormais comment une nouvelle méthode de
décomposition des faits du langage a conduit à la
thèse selon laquelle les éléments sont définis
non par des propriétés positives, mais par la manière
dont ils se rapportent les uns aux autres : le [r] français
n’est pas une certaine manière d’articuler ou
un certain profil sonore, mais uniquement une position dans le schéma
de la structure. Il peut, en ce sens, être représenté
de manière algébrique. Mais il ne faut jamais oublier
que cela n’a été possible que parce que les
relations sont des différences, ou plus exactement des différences
sonores corrélées à des différences
de signification.
En quoi cette méthode est-elle transposable au domaine de
l’anthropologie ? Saussure l’avait anticipé en
promettant l’avènement d’une discipline nouvelle,
la sémiologie, « science qui étudie la vie des
signes » (Cours de linguistique générale, op.
cit., p. 33), Troubetzkoy l’avait suivi, mais rien n’avait
été réalisé. Quand Lévi-Strauss
rencontre Jakobson à New York pendant la guerre, il prépare
une synthèse sur les phénomènes de parenté.
On sait en effet depuis Henry Lewis Morgan que les sociétés
« primitives » se caractérisent par des règles
de parenté complexes et diverses. L’hypothèse
de Lévi-Strauss est que ces règles peuvent être
réduites à quelques principes simples, si on fait
l’hypothèse qu’elles traduisent autant de manières
d’échanger les femmes : par exemple, le fait pour une
jeune fille de devoir épouser un de ses cousins croisés
(c’est-à-dire un fils du frère de sa mère,
ou un fils de la sœur de son père) s’explique
par une contrainte symétrique et complémentaire :
celle où se trouve, à la même génération
ou à la génération suivante, une sœur
de son cousin de devoir épouser un de ses frères à
elle. Les mariages forment un système qui lie ensemble les
différentes familles dans un réseau de réciprocité.
La notion de structure semble donc désigner les différentes
manières dont « l’esprit humain » peut
s’y prendre pour construire des systèmes de réciprocité.
Ainsi, un acte particulier comme un mariage n’a pas son sens
en lui-même, mais dépend de sa position dans le système,
et de la manière dont celui-ci est construit. Mieux : chaque
système de parenté ne fait que réaliser une
des possibilités logiques de l’esprit, et on pourrait
les comparer en les plaçant dans un vaste tableau combinatoire.
Mais en quoi cela évoque-t-il le travail de Troubetzkoy et
Jakobson ?
C’est qu’en réalité la thèse est
plus précise. Si les femmes sont échangées
en effet, c’est parce qu’elles sont des signes, au sens
des linguistes structuralistes, c’est-à-dire des entités
oppositives et relatives. Chaque femme est définie par son
opposition à d’autres : « c’est un acte
de conscience primitif et indivisible qui fait appréhender
la fille ou la sœur comme une valeur offerte, et réciproquement
la fille et la sœur d’autrui comme une valeur exigible
» (Structures élémentaires de la parenté,
Mouton, p. 162). Les dernières sont nécessairement
complémentaires des premières, et elles constituent
ensemble une structure : passant des épouses aux filles,
les attitudes s’inversent, le désir doit devenir répulsion,
le cadeau, dette, au lieu de se montrer, on se cache, etc.. Il y
a corrélation entre des traits distinctifs. L’ensemble
des femmes dans une société donnée constituent
donc un système de signes. « Tous les phénomènes
auxquels s’intéresse l’anthropologue, dira finalement
Lévi-Strauss, offrent le caractère de signes. »
(Anthropologie structurale deux, Plon, 1973). Le deuxième
grand moment de l’œuvre de Lévi-Strauss est en
effet la rédaction des quatre gros volumes des Mythologiques.
Il y montre que des motifs apparemment aussi dissemblables qu’un
signe et un fourmilier, du poison et un séducteur, un collier
de perles et une tête coupée, peuvent être considérés
comme des variantes du même signe mythologique, dans la mesure
où le passage de l’un à l’autre est définissable
par un ensemble d’inversions d’oppositions distinctives,
les uns se présentant comme le négatif des autres
: « chaque personnage, loin de constituer une entité,
est à la manière du phonème tel que le conçoit
Jakobson, un faisceau d’éléments différentiels
» (Anthropologie structurale deux, p. 162).
On voit bien comment Lévi-Strauss emprunte à la linguistique
en même temps qu’il s’en distingue. Alors que
pour cette dernière, la structure est un système de
séries d’oppositions, pour Lévi-Strauss elle
sera un « groupe de transformations » : « En premier
lieu une structure offre un caractère de système.
Elle consiste en éléments tels qu’une modification
quelconque de l’un d’eux entraîne une modification
de tous les autres. En second lieu, tout modèle appartient
à un groupe de transformations dont chacune correspond à
un modèle de la même famille, si bien que l’ensemble
de ces transformations constitue un groupe de modèles. Troisièmement,
les propriétés indiquées ci-dessus permettent
de prévoir de quelle façon réagira le modèle,
en cas de modification de l’un de ses éléments.
Enfin, le modèle doit être construit de telle façon
que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés.
» (Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 306). Il est
caractéristique que Lévi-Strauss ne définisse
pas la systématicité par un lien interne entre des
éléments observables : c’est la même chose
qui fait tenir ensemble les éléments d’un système,
et qui rapporte ce système à d’autres dont il
diffère. C’est pourquoi la mise en évidence
des structures qui supportent les différents systèmes
symboliques exige une méthode comparatiste, qui est propre
à l’anthropologie, puisque celle-ci consiste précisément
à chercher l’homme à travers la variation culturelle.
Mais il se distingue aussi des phonologues en que l’extension
de la méthode « sémiologique » à
tous les faits culturels ne se justifie pas pour lui au nom d’une
hypothèse sur leur fonction (la communication), mais parce
qu’ils présentent tous également cette propriété
d’être essentiellement variables. Mieux : si on a besoin
de la méthode structurale dans les sciences humaines, c’est
parce qu’on ne peut jamais juger l’identité entre
plusieurs actes (comme des motifs narratifs dans les mythes, ou
des actes codés dans des rituels) sur la base de leurs seules
ressemblances observables. Ce que Lévi-Strauss disait pour
les mythes vaut pour tous les traits culturels. Supposons qu’on
s’intéresse à l’histoire d’une pratique,
comme mettre en prison les coupables : en se contentant de tracer
une ligne continue jusqu’au premier témoignage de cet
usage, on risque de commettre de graves contresens, car cette pratique,
isolée abstraitement par nous, aura un sens tout à
fait différent en fonction du système dans lequel
elle s’inscrit ; peut-être même dans certains
ne vaudra-t-elle pas comme telle. Et, inversement, il se peut qu’elle
soit une manière d’être fidèle à
un usage qui ne lui ressemble pas, mais dont on peut montrer qu’il
occupe la même position dans un système de transformations.
Ainsi, l’hypothèse selon laquelle les faits culturels
sont des signes ne repose pas sur leur fonction, mais sur leur nature
: ils ne peuvent être identifiés que si on les replace
dans le système de signes, au sein duquel ils apparaissent
comme substituables et différentiels.
Ainsi, il se peut qu’aussi bien la puissance de la méthode
structurale que l’intérêt philosophique de ses
résultats tiennent, non pas à ce qu’elle nie
le caractère primordial de la liberté humaine, mais
à qu’elle montre qu’on peut faire une science
de ce dont la nature même est de varier, à condition
de ne le définir que par la corrélation de différences.
De fait, Louis Althusser, Michel Foucault, Gilles Deleuze, entre
autres, y trouvèrent des instruments pour repenser l’histoire
et le temps. Qu’ils aient eu le sentiment de devoir se distinguer
du structuralisme presque aussitôt, tient sans doute au malentendu
qui a accompagné l’extension de la méthode structurale.
On croyait y voir une réduction de l’humanité
à un vaste tableau combinatoire, alors qu’il s’agissait
avant tout de prendre conscience des problèmes que posent,
aussi bien au savant qu’au philosophe, la simple délimitation
de ces faits bien particuliers que sont les faits culturels. Mais
il se peut aussi que cette confusion ait été nécessaire
pour que certains, aiguillés par l’étrange histoire
de ce mouvement renversé en son contraire en même temps
qu’il triomphait, redécouvrent le problème qu’il
chercha vainement à poser, et en montrent ainsi la toujours
vibrante actualité.
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