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Origine :
http://www.regards.fr/archives/1999/199912/index.html#ide
Décembre
1999 - Les Idées <regards.fr>
REFLEXIONS CONTEMPORAINES Peter Sloterdijk, la révolution “
pluralisée ”
Par Arnaud Spire
Entretien avec Peter Sloterdijk Peter Sloterdijk
faisait paraître, en mars 1999, aux éditions Calmann-Lévy, un long
entretien avec un jeune philosophe espagnol, Carlos Oliveira, enregistré
en septembre 1994 à Munich, traduit en français par Olivier Mannoni
sous le titre d'Essai d'intoxication volontaire (1).
Il s'y efforce d'inventer une réponse moderne à l'ancienne question
du philosophe Leibniz : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que
rien ?" Sous le titre "Se détruire toujours, ne disparaître jamais"
(2), Roger-Pol Droit suggérait que Peter
Sloterdijk est un des rares philosophes en mesure de comprendre l'époque.
Discussion lors d'un voyage éclair dans la capitale française.
Votre diagnostic sur notre époque commence par une curieuse profession
de foi. Vous déclarez que, pour comprendre le monde aujourd'hui, il
faut être "légèrement intoxiqué". Que voulez-vous dire par là ?
Peter Sloterdijk : Les médecins homéopathes du XIXe siècle estimaient
que le praticien doit d'abord expérimenter sur lui-même les médicaments
qu'il prescrit ensuite à sa clientèle. Disons qu'un bon philosophe
est une sorte de toxicomane éclairé et que son savoir consiste précisément
en une polyphonie de l'empoisonnement. Cela signifie pour moi que
le savoir philosophique n'est pas seulement le résultat d'une réflexion
approfondie, ni même une expression de soi en tant que sujet, mais
le résultat d'une sorte de succès immunologique. La vérité doit être
interprétée, à mon sens, comme un phénomène immunitaire que le discours
du philosophe contemporain engendre à l'issue d'une série de vaccinations
ou même d'auto-empoisonnements. Dans les réactions du penseur moderne
émerge un noyau de vérité qui n'est autre que la lutte du système
survivant dans une série de productions d'anticorps, logiques aussi
bien que sémantiques, qui font barrage à l'envahissement de virus
hostiles. Ce modèle est, selon moi, une bonne réponse à la question
: qu'est-ce qu'une sagesse contemporaine ? Le penseur contemporain,
c'est ce multitoxicomane, fort d'une longue série de petites morts
et de réactions immunitaires, qui échappe à la définition classique
et universitaire du logicien discursif. Je rapprocherai cela de la
poésie actuelle qui tend aussi à devenir une réaction d'un système
immunitaire qui libère la capacité d'halluciner de son auteur. Halluciner
– et non pas simplement rêver – c'est créer un espace
authentiquement vivable pour les êtres humains. Et la question fondamentale
de toute politique est de savoir comment faire halluciner des populations
à un rythme plus ou moins synchronisé.
Dans le même temps, à propos de l'écroulement du système socialiste,
vous affirmez que ce n'est pas rien d'avoir perdu une vérité fondée
sur une illusion...
Peter Sloterdijk : Il y avait, dans ces sociétés, un système d'hallucination
qui ne fonctionnait pas suffisamment. Aucune société ne peut se débarrasser
de la tâche de réorganiser l'espace hallucinatoire dans lequel les
êtres humains se retrouvent. Passer d'une hallucination à l'autre,
ce n'est pas remplacer l'erreur par la vérité, comme on le pensait
de façon un peu trop simpliste à l'époque des Lumières...
L'illusion est une perception déformée, mais l'hallucination est
une perception sans objet. Dans quelle catégorie situez-vous l'utopie
? N'assiste-t-on pas à un processus de laïcisation de l'utopie, notamment
de l'utopie communiste ?
Peter Sloterdijk : Sans doute. Mais laïcisation veut aussi dire que
les flux du désir se réorganisent autour de nouveaux noyaux de cristallisation.
La façon de rêver le futur que représentait le communisme classique
a été remplacée par d'autres façons de rêver. Mais la nécessité de
gérer les rêves n'a pas disparu pour autant. L'écroulement du système
communiste n'a pas facilité la tâche de la gauche classique, qui est
de créer un nouveau pont entre, d'une part, les rêves et les désirs
des êtres humains et, d'autre part, l'espace politique. C'est un travail
qui doit être remis inlassablement sur le métier. Je voudrais ici
mentionner que toutes mes allusions à la fonction hallucinatoire chez
l'être humain se rapportent à un penseur français auquel on doit beaucoup
sans le savoir, Gabriel Tarde, un grand inconnu de la sociologie française
qui réapparaît actuellement aux éditions Synthélabo, Les Empêcheurs
de penser en rond. Le publier aujourd'hui, c'est cent ans trop tard,
mais c'est tout à fait dans les temps pour les besoins théoriques
de notre époque (3).
Nous sortons, dites-vous, de deux siècles d'individualisme,
où chacun a eu tendance à revendiquer des droits d'auteur sur lui-même
et sur ses rapports à autrui. Vous y ajoutez la revendication de droits
d'auteur sur l'apparence de chacun. Que voulez-vous dire par là ?
Peter Sloterdijk : Si vous vous promenez pendant cinq minutes sous
un ciel ensoleillé sur le boulevard Saint-Germain, vous comprendrez
ce que je veux dire. On observe, sur les trottoirs, des gens qui ont
pratiquement tous découvert les droits d'auteur sur leur apparence.
Se vêtir, c'est aussi une forme d'écriture. On devient auteur en s'habillant.
Et c'est là une découverte qui contribue à l'inflation de la fonction
d'auteur à notre époque. La majorité des individus achètent leur parole
aux grands magasins. Ils ne vont pas très loin dans leur expérimentation.
Mais à New-York, par exemple, l'individualisme vestimentaire est beaucoup
plus prononcé qu'en Europe. En théorie, cette évolution pourrait être
créatrice. Mais, en même temps, elle est à l'origine d'un danger existentiel
énorme. Chaque individu vit sa vie comme s'il (ou elle) voulait dire
: "Je suis content d'être le dernier homme, la dernière femme. Si
le monde devait s'arrêter après moi, j'aurais été consommateur de
ma vie, un consommateur final, ce qui signifie que j'aurais profité
de mes chances jusqu'au bout et que je ne me pose pas la question
de savoir s'il y aura des êtres humains après moi qui auront comme
moi la chance de consommer leur vie." Le dernier homme et le consommateur
final sont dans une convergence profonde. C'est là un élément apocalyptique
qui est inhérent à la société de consommation de soi-même et du monde.
Nous sommes entrés dans une crise de la consommation absolue. Les
guerres locales de notre époque se situent dans ce cadre. Il faudrait
rétablir une conscience de ce que j'appelle le processus générateur.
Il faut repenser le statut du sujet à partir du champ des générations
et réapprendre à compter jusqu'à trois. Nous devons comprendre qu'être
médiateur, c'est essentiellement occuper une position entre une génération
antérieure et une génération postérieure.
Qu'est-ce qui, dans votre constat, l'emporte : vivons-nous dans
un vieux monde en déclin ou dans un monde nouveau qui émerge ?
Peter Sloterdijk : Déclin et reconstruction sont, de mon point de
vue, un seul et même processus. Mais il y a une lutte des interprétations.
Les jeunes de nos sociétés sont habituellement beaucoup plus pessimistes
que les intellectuels de la génération intermédiaire. Je m'efforce
d'ouvrir des espaces de réflexion, de réactions immunitaires, qui
aident à sortir de la morosité ambiante. Aujourd'hui, tout est pensé
à travers des mythes. La mythologie classique est un système pour
organiser l'oubli, pour supprimer les expériences nouvelles, pour
réduire le nouveau à l'ancien. Le mythe est un système de récit qu'on
répète inlassablement avec de petites variations pour réagir à la
réalité mouvementée du réel et le réduire toujours à un modèle identique
de ce qui se passe au fond dans le monde depuis toujours. Dans le
même temps, il existe une mythologie moderne qui fonctionne comme
un système pour gérer l'oubli collectif. C'est-à-dire organiser le
présent comme un bain permanent d'information. Nos informateurs sont,
d'un point de vue systémique, des mythologues qui contribuent en permanence
à l'abolition de la mémoire. L'information sur le présent disparaît
derrière le mythe qui crée un univers où, au fond, rien ne change.
On raconte une multiplicité d'histoires pour ne pas avoir à raconter
LA grande histoire qui est la route de la Révolution.
Vous affirmez pourtant que le monde moderne a quitté l'espace des
révolutions politiques pour entrer dans celui, plus lent, des révolutions
techniques et mentales ?
Peter Sloterdijk : La révolution a été remplacée par des courants
multiples, avec leurs renversements et leurs ramifications. Il faut
les lancer, les canaliser et les interpréter. Nous avons exporté l'idée
de révolution sur les appareils. Sans doute sommes-nous trop inertes
pour une révolution véritable. Les machines, elles, connaissent une
évolution sans fin. Et cela amène le progrès à devenir, de plus en
plus, un épiphénomène de ce qui se passe dans les sciences et dans
la technique. Les intellectuels les plus avertis sont ceux qui ont
compris qu'ils ne sont pas à la tête d'une évolution mais dans une
arrière-garde avertie qui mesure l'écart et l'avance de la technologie
par rapport au domaine humain. Il faut sauvegarder quelque chose de
ce retard. C'est, selon moi, la définition actuelle du progrès : sauvegarder
notre statut arriéré par rapport à un progrès non vivable.
1. Peter Sloterdijk : Essai d'intoxication
volontaire. Ed. Calmann-Lévy. Paris 1999. 190 pages, 98 francs ; Critique
de la raison cynique, Ed. Bourgois. Paris 1987. 672 pages, 180francs
; le Penseur sur scène, Ed. Bourgois. Paris 1990.208 pages, 100 francs.
2. Roger-Pol Droit, le Monde
du vendredi 19 mars 1999.
3. Gabriel Tarde. OEuvres. Volume 1
: Monadologie et sociologie ; volume II : la Logique sociale ; volume
III : l'Opposition universelle ; volume IV : les Lois sociales.
Ed. Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond. Paris 1999. De
84 à 94 francs, chaque volume.
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