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Origine : http://www.regards.fr/archives/1999/199912/index.html#ide
Décembre
1999 - Les Idées <regards.fr>
REFLEXIONS CONTEMPORAINES
Un “ scandale ” Sloterdijk ?
Par Arnaud Spire
Depuis l'entretien que nous publions ici, l'opinion publique allemande
– relayée par des médias qui jusqu'ici n'ont fait que peu de
cas de l'oeuvre du philosophe – a été saisie d'une intervention
prononcée par l'intéressé à l'occasion d'un colloque sur Heidegger
tenu en juillet dernier au château d'Elmau, en Bavière. La contribution
de Peter Sloterdijk, significativement titrée "Règles pour le parc
humain", est en réalité une réponse à la "Lettre sur l'humanisme"
adressée à l'automne 1946 au philosophe français Jean Beaufret par
son collègue allemand Heidegger (1).
Ce dernier – dont on sait par ailleurs qu'il adhéra au national-socialisme
en 1933-1934 pour s'en éloigner après l'élimination par Hitler de
Röhm, de ses "SA", et du mouvement étudiant qui le soutenait –
y traitait de l'unique question qui a dominé sa pensée philosophique
: qu'en est-il de l'essence de l'être lui-même ? Heidegger y écrivait
notamment que l'angoisse nous ouvre à l'essentiel parce qu'elle nous
permet d'interpeller l'existence authentique. Cette problématique,
strictement philosophique, est le plus souvent "aplatie" en France
sur les détestables prises de position politiques d'Heidegger avant
et pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans son texte, heureusement publié intégralement depuis en français
par le Monde des débats du mois d'octobre, Peter Sloterdijk –
qui, lui, est né en 1947 – note que, cinquante-cinq ans après
la fin de la Seconde Guerre mondiale, la société allemande est toujours
enfermée "à l'intérieur du blocus mental qu'elle a elle-même instauré".
Il en voit le symbole dans ce qu'il appelle "l'ère Kohl" qui a laissé,
pour des raisons compréhensibles, le pays s'enliser dans une civilisation
de l'apaisement, du centre omniprésent, doublé d'une superstructure
surmédiatisée et dépolitisée.
Critique de l'Ecole de Francfort : le "risque de penser" contre le
"centrisme mou" et le consensus
Peter Sloterdijk ne fait pas mystère de sa volonté d'innover en matière
de démocratie contre le "centrisme mou" et d'attenter au consensus
d'outre-Rhin en ressuscitant le "risque de penser" (2).
L'émotion suscitée par ces propos provient sans aucun doute pour une
grande part de ce que, outre-Rhin, on n'était pas prêt à s'entendre
dire que la théorie critique de l'Ecole de Francfort était désormais
morte de son inefficacité contre le capitalisme actuel, et qu'il fallait
rompre avec le complexe de vexation qui entrave aujourd'hui tout effort
de créativité philosophique et politique.
De l'audace des propositions du philosophe sur la voie allemande à
l'avenir, ses détracteurs n'ont donc retenu que ce qui apparaît à
leurs yeux comme compromission et légèreté vis-à-vis du passé nazi
de l'Allemagne. Même le maître à penser de l'actuel consensus démocratique,
le philosophe Jürgen Habermas – qui avait admis que, du fait
du changement d'époque et de "la succession naturelle des générations",
il fallait libérer "les mentalités paralysées" et ne plus se contenter
de l'héritage soixante-huitard – s'est joint au tollé des "bien-pensants".
Prenant appui sur la notion de "parc humain" utilisée par Sloterdijk
dans le titre même de sa communication, ignorant qu'il s'agit là d'un
concept forgé par Platon dans son Dialogue "Le Politique" (politikos)
(3), dissociant du contexte de la prestation
de Sloterdijk le concept d'"anthropotechnologie" ou l'idée d'une "planification
explicite des caractères humains", le mauvais procès fait au philosophe
de Karlsruhe a été repris en France par Libération sous le titre "Un
démon allemand" (4). Deux jours plus
tard, dans le Monde, Daniel Vernet ramène le "scandale" à de plus
justes proportions : "Dans une Allemagne qui peut discuter pendant
dix ans s'il faut ériger un monument aux victimes juives du nazisme,
on ne s'attaque pas au consensus sans réveiller, sinon les vieux démons,
du moins la peur qu'ils continuent de susciter" (5).
Peter Sloterdijk est de la génération de cette gauche radicale allemande
dont on dit aujourd'hui qu'elle aurait abandonné son engagement politique
en renonçant publiquement à se référer à la seule pensée critique
de l'Ecole de Francfort. Il plaide pour une pensée délivrée de la
culpabilité d'avoir eu des pères nazis et délivrée aussi du soupçon
de vouloir un jour les réhabiliter. Il est de ceux qui préfèrent l'affrontement
des idées qui permet d'éviter l'affrontement sur le sol et dans le
sang. n A.S. 1. Martin Heidegger,
Lettre sur l'humanisme. Collection "Philosophie de l'esprit", éditions
Aubier, 1983.
2. Voir le point de vue de Peter Sloterdijk
publié en page 1 du Monde daté du samedi 9 octobre.
3. Platon, OEuvres complètes, La Pléiade,
tome 2 (265d, 276e).
4. Libération, 27 septembre.
5. Le Monde, mercredi 29 septembre.
Philosophe, écrivain, essayiste, enseignant à Karlsruhe et Vienne,
né en 1947, Peter Sloterdijk occupe, depuis 1992, la chaire de philosophie
et d'esthétique de l'Ecole supérieure de création artistique de Karlsruhe
(Bade-Wurtemberg). Il considère cette université comme un "îlot" d'esprit
critique et de créativité pour ce qui concerne la réflexion contemporaine
sur les médias et la culture.
Il a publié, à l'occasion du bicentenaire de la Critique de la raison
pure de Kant, une Critique de la raison cynique selon laquelle tout
événement tendrait à s'inscrire dans l'uniformité médiatique, la banalisation,
et susciterait l'indifférence plutôt que l'acceptation ou le rejet.
Cet ouvrage, édité en1983, n'a été traduit en français qu'en 1987,
par les éditions Christian Bourgois. Entre temps, il en avait été
vendu, dans la seule Allemagne, plus de 120 000 exemplaires ! Le philosophe
Jürgen Habermas a salué cette publication comme "l'événement le plus
important dans l'histoire des idées de l'autre côté du Rhin depuis
1945".
Son deuxième écrit théorique, traduit en français et également édité
par Christian Bourgois en 1990, est titré le Penseur sur scène. C'est
une invitation à remédier progressivement au retard pris par la philosophie
occidentale sur la réalité.
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