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Peter Sloterdijk, Si l'Europe s'éveille. Réflexions sur le programme
d'une puissance mondiale à la fin de l'ère de son absence politique,
traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Mille et Une Nuit, 2003
(1994 pour l'édition allemande). 95 pages. 9 euros.
On entendit parler de Sloterdijk (prononcez Sloterdêk)
en France en 1999, lorsque "l'affaire Sloterdijk" défraya la chronique
après une intervention du philosophe dans un colloque intitulé "Au-delà
de l'être. La philosophie après Heidegger". Professeur à l'Université
de Karlsruhe, son intervention intitulée Règles pour le parc
humain : réponse à la lettre sur l'humanisme évoque l'humanisme
européen. Elle provoqua des réactions fortes, notamment de la part
de Jürgen Habermas, et des accusations de fascisme et d'eugénisme.
Le philosophe montre dans ses différents écrits une pensée dynamique,
voire pugnace, qui s'inscrit toujours dans le débat : il répond
à Heidegger, il en appelle à Kant, il réplique à Habermas, il se
fie à Platon… Au-delà des parfums de scandale, délicieux lorsqu'ils
touchent quelqu'un d'aussi apparemment protégé qu'un philosophe,
qu'en est-il de la pensée de ce philosophe sur un point crucial
et actuel comme l'est l'Europe ? Sloterdijk s'attaque ici tout
simplement à la philosophie et à la politique qui ont fait et pensé
l'histoire européenne depuis 1945. Son ouvrage participe à une littérature
abondante, portant sur la place de l'Europe dans le monde et son
rapport avec la puissance que constituent les Etats-Unis actuellement.
La profondeur historique et philosophique distingue sa réflexion.
Rareté.
Voici donc un philosophe qui écrit un ouvrage court, souvent
truculent et cinglant : Sloterdijk a produit en 1994 ce texte
sur l'avenir de l'Europe. Il est enfin traduit aujourd'hui. Les
textes européens mettent bien davantage de temps à parvenir en France
que les textes américains, ce qui est dommage et peut-être significatif,
à la fois d'un éloignement ou d'un désintérêt intellectuel, et d'une
obsession américaine de la part des Européens. Qui parle de l'Europe
sans se référer en permanence aux Etats-Unis ? eh bien, Sloterdijk !
L'ouvrage, écrit voici dix ans, n'a guère vieilli ; écrit
dans le contexte des massacres serbes en Bosnie, le texte conserve
une actualité frappante. La comparaison que l'on entrevoit entre
la Bosnie et l'Irak, ces lieux-problèmes graves, est tout à fait
valable et permet de réfléchir à des caractéristiques structurantes
du rapport au monde des Européens.
Après la première guerre mondiale, dans La crise de l'esprit,
Valéry énonce les trois fondements de ce qui constitue l'Europe :
Rome, le christianisme, la Grèce. Il tente de dégager les structures
d'une entité culturelle ; ce qui l'intéresse, c'est "l'intellect".
Sloterdijk, qui fait référence à Machiavel, tente de dégager les
structures et les orientations d'une entité politique. Ce qui l'intéresse,
c'est l'être-au-monde de cette Europe. Pourquoi est-ce si fondamental ?
Sloterdijk ne donne pas de définition de l'Europe qu'il évoque.
La critique fondamentale de l'ouvrage porte sur la façon dont l'Union
européenne s'est construite. Il s'appuie sur ce qu'est l'Europe.
Voulant la définir, comme Valéry quelques décennies auparavant,
il l'identifie d'abord comme une idée. "Je n'avais jamais songé
qu'il existât quelque part une Europe. Ce nom ne m'était qu'une
expression géographique" annonçait Valéry, faisant frémir notre
moustache de plaisir, lorsqu'il retrace sa prise de conscience d'être
européen (Regards sur le monde, ouvrage paru en 1931, in
Œuvres 2, La Pléiade, p. 914) " Esprit " est l'Europe, songe
est l'Europe, désir, volonté, concluait Valéry. (La crise de
l'esprit, Œuvres 1, La Pléiade, pp. 999 et 1014)
La conscience européenne de Valéry apparaît avec la conscience
de ce qu'est l'Europe dans le monde, les symptômes de sa vulnérabilité
apparaissant alors comme le signe d'une ère nouvelle. A l'origine
de ses réflexions et de sa conscience européenne, il évoque les
événements de 1895, "les entreprises du Japon contre la Chine",
"premier acte de puissance d'une nation asiatique réformée et équipée
à l'européenne " et ceux de 1898, entreprise "des Etats-Unis contre
l'Espagne", "premier acte de puissance d'une nation déduite et comme
développée de l'Europe, contre une nation européenne". La réflexion
actuelle de Sloterdijk est tournée essentiellement vers la place
de l'Europe dans le monde ; pour lui, c'est le rapport entre
l'Europe et les Etats-Unis, entre l'Europe et la Bosnie, entre l'Europe
et l'Irak, qui font l'Europe, et qui font s'interroger les Européens
sur ce qu'est l'Europe. Ce qui fait l'essence de l'Europe, c'est
donc bien son rapport au monde, un rapport de Pygmalion à son œuvre.
Argument.
Sur le ton de l'essai libre, oscillant entre la métaphore frappante
et l'allusion fine, Sloterdijk nous propose donc une analyse de
ce qui fait la spécificité de l'Europe, ce qui l'amène à s'interroger
sur sa position dans le monde actuel. C'est d'abord une réjouissante
lecture de l'histoire, depuis l'Empire romain jusqu'à hier, en passant
par Christophe Colomb, qu'il trace pour étayer son hypothèse forte :
ce qui caractérise l'Europe, c'est l'idée d'empire universel, au sens d'Imperium, on pourrait ajouter
augustus, toujours s'étendant, sur le monde, et en même
temps créant le monde. Cette "idée d'empire" est reprise par les Européens
tout au long de leur histoire, de façon diverse. La deuxième guerre
mondiale et son cortège de catastrophes anthropologiques ont arrêté
net cette ardeur impériale qui avait à la fois accompli et transformé
le monde, ardeur qui fut transférée alors aux Etats-Unis. La conquête
et l'appropriation par l'Europe d'un monde qu'elle a créé se sont
alors endormies, et l'Europe est entrée dans "l'ère de l'absence".
Un style.
Les envolées lyriques, percutantes évoquent Nietzsche et le même
rapport entre le style littéraire et la philosophie, ainsi que la
fonction prophétique et visionnaire de la pensée. Style qui exprime
déjà par lui-même l'idée que les Européens "devraient exiger de
la grandeur d'eux-mêmes". C'est à la fois la force et la faiblesse
de cet ouvrage : derrière une certaine ironie et une distance
de ton, Sloterdijk use d'un pouvoir littéraire (le travail de traduction
d'Olivier Manonni doit être difficile et passionnant, il est rarement
maladroit ou insuffisant) qui peut devenir parfois imprécision,
vacuité, confusion. On ne comprend pas très bien par exemple pour
quelle raison l'auteur exerce avec acharnement de grands moulinets
répétés en direction des "Mérovingiens", ni ce que signifie l'Europe
"carolingienne" que constitue la construction bruxelloise, tout
en comprenant qu'elle est dénoncée comme fade et sans consistance.
Légèretés journalistiques ou subtilités inexpliquées ? Nonchalance
du philosophe s'exprimant dans un essai contextuel ou volonté d'éveiller
notre européenne curiosité ?
La 5e partie de l'ouvrage est la plus incisive, consacrée au
noyau de la critique de Sloterdijk sur l'"ère de l'absence" de l'Europe
dans le monde depuis 1945. Le passage est drôle, l'humour gouailleur
se passe d'explication, fait mouche, un peu mondain parfois. Les
constructeurs de l'Union européenne sont "les prisonniers zélés
d'une idée dépassée", les années 1950, passées entre Adenauer et
Schumann, sont caractérisées par l'ennui ; Bruxelles, "capitale
du vide", est désignée comme un "centre de convalescence", et les
"eurocrates" sont en réalité des "eurothérapeutes". Bref :
on est loin des célébrations officielles amidonnées et des discours
sages qui dominent le discours actuel commémoratif de la naissance
de l'Union européenne ! A la lumière de cette relecture, l'hagiographie
de l'Union telle qu'elle est composée par les discours ambiants
nous paraît avoir les accents d'une histoire de France forgée sous
la Troisième République. Vivifiante prise de conscience. Coup d'arrêt
glacial à cette ère du vide, où "les Européens se sont heurtés aux
conséquences obscènes de leur propre politique", la crise yougoslave
a été le moment d'un difficile réveil, et la preuve que l'Union
européenne était creuse et inefficace, en même temps que celle qu'il
était urgent, pour le monde, de la rendre consistante.
L'histoire et l'histoire de la philosophie revue (et
sévèrement corrigée) par Sloterdijk.
Dans un autre de ses écrits, (Dans le même bateau, essai
sur l'hyperpolitique, Rivages Poches, 2003, p. 15), Sloterdijk
reprend à son compte la formule hégélienne : "Tant pis pour
les faits". C'est dans cet esprit, qui contient la volonté de ne
point s'embarrasser de vétilles pour aller à l'essentiel, qu'il
retrace l'histoire récente. L'approche a du souffle et le fil conducteur
est assez solide pour rendre cohérente cette histoire encore proche.
Détachée de l'événementiel, on peut alors y trouver un sens.
C'est donc une histoire de l'Europe ébauchée depuis ses origines,
suivant le principe impérial qu'elle s'invente (1ère partie) ;
puis une histoire de la philosophie depuis l'Union européenne (2e
partie), et enfin de la politique européenne depuis 1945 (3e partie).
Les philosophes de "l'idéologie du vide" sont épinglés, de Sartre
à l'école de Francfort, comme ayant caractérisé cette période du
renoncement. Par leur philosophie sans dynamisme et sans ressort.
C'est une conception dynamique de l'histoire qui apparaît derrière
ce discours, dans lequel il évoque la " dramaturgie historique "
(p. 42) que l'Europe se crée elle-même. Ainsi, "une Europe qui ne
serait pas puissance mondiale relèverait du cas impossible". Dans
une quatrième partie, il s'interroge sur ce qui fait "l'essence
de l'Europe" : pas de surprise : il reprend en l'approfondissant
l'idée de la "translation impériale" dans l'histoire européenne,
la vision du monde et du bonheur ayant depuis 1945 glissé vers d'autres
lieux du monde. La guerre froide est relatée comme un affrontement
entre deux "hypothèses intrinsèquement européennes" (p. 44), appliquées
par l'URSS et les Etats-Unis, sans que l'Europe, paralysée, intervienne.
Dans une cinquième partie, Sloterdijk détaille la construction
de cette "ère de l'absence". Le point de vue réprobateur sur le
"consumérisme" de cette période, Sloterdijk déplorant "l'absence
de sérieux", "l'amusement", tendant à une critique de mœurs philosophique
imprégnée de ce conservatisme désabusé et pessimiste qui semble
être décidément caractéristique de la pensée philosophique. Il ne
fait que prolonger cette impossibilité des philosophes à penser
positivement la société contemporaine depuis… des siècles, à la
réfléchir autrement que de façon négative et décroissante. Décadence,
idée rebattue. Fallait-il y parvenir pour relancer le discours et
stimuler une réaction énergique à cette décroissance ? Nous
sommes dans l'instant contradictoire, entre le constat et l'action,
d'une vieille idée qui demanderait à être renouvelée. Décadence
déplorée. Vieux thème, pierre philosophale sur laquelle Sloterdijk,
comme les autres, achoppe et toussote. Un peu.
La géopolitique, poursuit-il, est fondée en Europe sur la "mytho-motricité",
qui a glissé depuis 50 ans vers les Etats-Unis. (p. 61) Cela nous
ramène à Valéry. "Tout est venu à l'Europe et tout en est venu.
Ou presque tout", cette "partie du monde" détenant "le plus intense
pouvoir émissif", écrivait Valéry. (Crise de l'esprit, p.
995) On retrouve dans le texte de Sloterdijk l'hypothèse d'une "grandeur
et décadence" de l'Europe. Valéry justifiait ainsi ce mouvement :
"L'Europe n'aura pas eu la politique de sa pensée. " (Regards, p.
926) A sa suite, Sloterdijk rappelle aux Européens "l'obligation
d'une grande politique" qui revient à l'Europe.
Valéry écrit ses textes sur l'Europe en 1919 et en 1931, avant
la seconde guerre mondiale. D'autres traces d'une inquiétude de
la part des intellectuels sont visibles. Henri Massin, dans sa Défense
de l'Occident, ouvrage paru en 1927, affirme que l'Europe, pour
trouver une issue à son être-au-monde, doit s'orientaliser. Il semble
que la date de 1945 avancée par Sloterdijk soit à reconsidérer.
Il n'y a pas une nécessaire corrélation entre la découverte des
camps de concentration et la "crise de l'esprit". Cette crise d'abord
intellectuelle commence par la remise en question de l'Europe par
les intellectuels, ébauchée dès la fin du 19e siècle. Elle s'exprime
peut-être dans la "brutalisation" qui caractérise la première guerre
mondiale, ou elle y trouve ses origines. Elle trouverait donc plus
tard, si l'on prolonge Valéry par Sloterdijk, son expression politique,
à travers le mode de construction de l'Union.
Ce qu'écrit Valéry se reflète chez nombre de penseurs et de littérateurs
du 20e siècle, exprimant vigoureusement un arrêt de l'élan Européen,
de sa dynamique politique et intellectuelle. C'est le lien entre
les deux qu'il est intéressant de creuser. On a souvent lu que c'est
la décroissance politique de l'Europe dans le monde, qui a causé
la crise (et non le déclin) intellectuelle. C'est l'inverse que
suggère Sloterdijk : la crise intellectuelle a accompagné un
déclin politique cuisant. Si l'insatisfaction permanente est une
condition au dépassement, alors on le retrouve peut-être dans ces
discours, dont on peut remonter la date, en allant chercher chez
des penseurs du 18e siècle la même idée de déclin, de déception
concernant la place européenne dans le monde ; peut-être trouverait-on
des traces de cette tendance inquiète dès l'émergence du monde pour
l'Europe, créatrice et conquérante inquiète ?
Pourtant, l'insatisfaction dont Sloterdijk se fait l'écho dans
son ouvrage correspond à mesure de sa relecture de l'histoire européenne
à une inflexion précise prise par l'Europe depuis la deuxième guerre
mondiale : car elle touche plus précisément l'Union européenne,
cette construction institutionnelle inédite, restreinte et récente,
élaborée par un certain nombre de pays européens, et qui prend une
ampleur croissante, tout en étant caractérisée par le mécontentement
constant de la part des Européens. L'insatisfaction critique :
signe des temps, ou signe de l'européanité contemporaine ?
Cette hésitation est précieuse, étant celle d'"une culture qui a
produit et qui a su préserver l'incertitude à l'égard de ses propres
normes" énonce Chantal Million-Delsol (L'irrévérence. Essai sur l'esprit européen, Mame, 1993). Si la crise
de l'esprit est un signe de vivacité, Sloterdijk reprend le flambeau
de Valéry. "Personne ne doit dormir".
Car aujourd'hui les Européens n'ont plus suffisamment confiance
en eux pour diffuser leur propre vision du monde à l'univers, en
la pensant comme universelle : ils sont, temporairement et
partiellement, nous dit Sloterdijk, opposé à l'idée que leur point
de vue sur le monde constitue le point de vue à imposer au monde,
universel. La tendance des Européens à faire de l'altérité un universel
est difficilement sublimable depuis les génocides de la seconde
guerre mondiale (inventés bien avant par les Turcs, ce qui en fait
des Européens avertis). Imposer quoi que ce soit au monde est devenu
une idée que les Européens ont du mal à concilier avec les mémoires
meurtrières récentes. Il faudrait qu'ils se remettent au travail
pour inventer d'autres champs d'intervention que celui de l'humanitaire.
Ajoutons que le monde a besoin de cet universel que les Européens
ont su fabriquer. L'universel produit par les Américains, et l'"empire"
qu'ils imposent au monde n'est pas constitué sur les mêmes principes
ni assorti du doute qui caractérise la pensée européenne.
Foi politique.
Dans un étrange ouvrage qu'il a consacré en 1996 au roman Europa de Romain Gary, le philosophe peu orthodoxe Paul Audi insiste
sur l'idée que l'Europe n'est qu'une idée, et même, pour reprendre
la typologie kantienne, un objet, vide d'un concept. Selon Audi,
pour pouvoir lui faire correspondre un objet plein, c'est-à-dire
indépendant, il faut recourir à la fiction (intuition vide sans
objet, selon Kant), afin d'y puiser la foi qui fera accroire
à l'existence d'un objet donné à l'intuition. C'est peut-être ce
type de foi que l'on peut sentir dans l'ouvrage de Sloterdijk :
une foi politique, fondatrice, européenne, qui est d'abord la forte
conviction de l'existence de l'Europe et de son rôle à jouer. Ce
n'est pas d'une capacité supérieure que vient l'Europe, mais de
sa confiance dans sa propre capacité, qu'elle a transmis au monde.
L'ouvrage de Sloterdijk est non seulement une réflexion, qui engage
à l'approfondissement, mais aussi un stimulant et un outil agitateur
d'idées.
Le regard du philosophe porte sur le passé duquel il fait une
certaine lecture, et sur l'avenir. La tentative de définir ce qui
est propre à l'Europe et ce qui lui reste essentiel, est attrayante,
sinon bénéfique. On est loin des lamentations et du complexe subaméricain.
Ce sont l'attraction et l'action qui émergent. Si les aspects rhétoriques
de ce petit texte ne sont pas négligeables, et parfois le rendent
fragile, on peut, après l'avoir considéré sous l'angle de la philosophie
et de l'histoire, le lire comme un manifeste et un acte de foi politique,
d'enthousiasme politique, de souffle. Si l'Europe se construit sur
une rationalité politique qui se manifeste notamment par une construction
très progressive, fondée sur des principes démocratiques illustrés
par les référendums et non pas, pour une fois, par l'imposition
des règles par un pouvoir ; si elle s'est distinguée clairement
dans la crise irakienne par exemple, de la frénésie américaine,
elle manque souvent de foi. Il ne s'agit évidemment pas de la foi
au sens bushien ou benladenien du terme (qui sont à peu près les
mêmes). Il s'agit de la confiance forte en une idée et une entité
politique, exprimée à travers un mouvement qui va toujours vers
une direction commune aux Européens. Plus que d'arguments, parfois,
c'est du désir d'Europe que nous manquons, un désir dirigé,
conscient et assumé. En ce sens, le texte de Sloterdijk est un outil,
voire un marqueur identitaire, puisqu'il définit la spécificité
des Européens. Sa qualité, européenne, est de définir l'Europe d'après
ce qui la meut et non pas d'après ce qui constituerait ses composantes.
C'est l'identité même qui est ainsi redéfinie, par le mouvement,
sans cette rigidité dangereuse qui la caractérise souvent.
L'ouvrage procure l'envie définitive d'en terminer avec les leçons
mal ficelées et sans saveur, les Européens ânonnant l'histoire des
fondateurs de l'Europe, et le couplet éternel sur l'unité et la
diversité, pour rechercher enfin quelle est la direction et la marche
qu'elle prend dans son histoire ; l'envie d'éviter même désormais
de revenir sans cesse à ses origines, pour penser son essence, et
son avenir ; parce que les raisons à l'Europe sont inscrites
dans notre culture historique et qu'il n'est pas besoin de le ressasser,
y compris les crimes de la deuxième guerre mondiale.
L'attitude européenne se définit souvent sous le jour de la nuance
et parfois de l'absence d'engagement, de la longue recherche du
consensus et parfois de l'hésitation, la mesure des décisions longuement
pesées, parfois bien trop techniques comme il est souvent reproché
aux institutions européennes, y compris par les chefs des gouvernements
nationaux. Or en politique, on a aussi besoin d'enthousiasmes, notamment
dans les démocraties.
Sloterdijk termine sur des propositions pour l'avenir :
l'Europe doit continuer de s'inventer, c'est cela même qui fait
son essence. Ce qui était caractéristique de l'ère de l'absence,
c'était l'impossibilité de définir l'essence de l'Europe, le règne
d'une forme d'agnosticisme. On comprend tout à fait cela lorsque
l'on se sent résonner, en tant qu'Européen, à sa définition de l'Europe.
Cette définition est déjà un acte de foi. La question à poser étant
ce qui constitue son moteur, c'est le "mécanisme de transfert
de l'Empire" qui fait l'idée "mythomotrice" de l'Europe, cette "translation
impériale". La définition européenne est fondée sur le moteur, sur
le mouvement, de la même façon que la démocratie est fondée sur
l'effort de démocratisation permanente qui n'est jamais par-fait
(supposant une inquiétude et un mécontentement permanent, que nous
avons déjà évoqué plus haut) et non un état politique précis. "Quand
on est européen, on est toujours et déjà un traducteur", lance Sloterdijk,
et nous restons dans le mouvement, dans la variation à plusieurs
voix et à plusieurs voies. On pourrait s'amuser à prendre au premier
degré cette phrase, afin d'interpeller les Européens, polyglottes
et, en ce qui concerne les Français, singulièrement paralysés par
l'idée qu'il existe d'autres langues que la leur. Sloterdijk lance
donc dans cette seule phrase une proposition de travail déjà suffisante :
car qui, parmi les Européens que nous sommes, serait seulement capable
de reconnaître la musique du Hongrois, du Danois, du Slovène ?
L'Europe caractérisée par le translation impériale est
donc au-delà de la puissance revendiquée par les Etats-Unis, et
que Robert Kagan évoque dans son dernier ouvrage, aussitôt traduit
(La puissance et la faiblesse, Plon, 2003), comme le seul
objectif possible : pour Kagan, même les Européens ont une
logique de puissance ; mais ils ne veulent pas en convenir,
et ne veulent pas d'un monde fondé sur les rapports de force, tout
simplement parce qu'ils n'ont plus de force suffisante. C'est la
raison pour laquelle ils veulent changer les règles : l'Europe
agirait simplement en adaptant ses principes à ses possibilités.
Le point commun avec Sloterdijk est la référence à la pensée de
Machiavel, malgré l'idée de Kagan que les Américains n'ont jamais
adhéré aux idées de Machiavel, dont il fait visiblement une lecture
selon l'idée populaire qu'on en a. Après avoir lu Sloterdijk, On
ne peut s'empêcher de trouver bien superficielle et presque naïve,
la vision psycho-historique d'un Américain qui ne démord pas de
la logique de puissance selon le rapport au monde que l'Europe a
pu inventer depuis le 16e siècle. Kagan évoque une puissance s'exprimant
immédiatement dans un rapport interventionniste au monde, accusant
les Européens de s'intéresser encore à la puissance tout en ne s'y
intéressant plus, pour ne citer que l'une de ses nombreuses contradictions
dans laquelle la subtilité reste introuvable, et il ne sort pas
d'une logique fermée, incluant le conflit avec l'Europe comme fondamental.
Son discours personnalise les Etats et aboutit à une crispation
des oppositions, sans jamais faire ce pas en arrière qui sert distancier
et enrichir le regard. On a l'impression à le lire que les Etats-Unis
pensent et agissent selon un seul principe, "comme un homme". Kagan
veut accentuer les différences entre l'Europe et les Etats-Unis,
leurs logiques divergentes s'excluant selon lui fondamentalement.
Son discours n'aide en rien à prendre de la hauteur, à comprendre
le monde dans sa globalité, puisqu'il définit deux camps et engage
chacun à prendre une identité exclusive et à choisir son camp !
Il ne rend en rien le monde intelligible, mais le rend insupportable,
crispe la pensée du monde et donc le monde, en développant, pour
conclure sur l'introduction à cet ouvrage, des idées qui courent
déjà largement l'opinion publique, en formulant une conclusion d'une
faiblesse inattendue : chacun doit selon lui faire un petit
effort pour faire un pas vers l'autre.
De son côté, Sloterdijk médite sur une "idée d'empire" qui, transformée
et recréée depuis des siècles, serait le fil conducteur de sa propre
histoire et de celle du monde dans la mesure où elle lui a appliqué.
On comprend, si l'on oppose Kagan et Sloterdijk, que la foi politique
du premier est la foi en les Etats-Unis, et que celle du second
consiste à avoir foi dans le politique. On comprend également, en
confrontant une lecture américaine de l'Europe à un regard européen,
tout ce qui peut les distinguer, ce qui par conséquent constitue
l'Europe.
Un appel à l'être européen.
"Les livres sont de grosses lettres adressées aux amis", ainsi
commence le scandalogène Règles pour le parc humain. C'est bien une "grosse lettre" venue d'un
ami, que l'on a peu à peu identifié comme un Européen, qui nous
parvient en effet à travers ces pages.
L'ouvrage est un réveil, un acte de foi européen, une reconnaissance
de l'Europe et la formulation de toute l'attraction que comporte une
européanité contemporaine, un manifeste de sa spécificité. Il a le
ton des farces qui font sursauter gaiement et aussi des prophéties
rythmées de leitmotiv, dont les Européens se méfient et dont ils ont
besoin, prophéties qui se veulent être auto-réalisatrices. C'est une
grosse lettre en effet, parfois frustrante pour ses imprécisions,
et l'on voudrait en savoir davantage sur ce qu'il faudrait faire,
sur la façon dont l'Europe pourrait " briser soi-même l'impérialité
de son entité de grande puissance et la transformer en un partenaire
sur la scène d'une future politique intérieure du monde. L'Europe
sera le séminaire où les gens apprennent à réfléchir au-delà de l'Empire
" Nous n'en saurons pas davantage que toutes les questions que cela
nous pose. Et déjà, nous sommes entrés en europe.
Emmanuelle Tricoire
De Peter Sloterdijk :
- Critique de la raison cynique, Christian Bourgeois, 2000
(1983 en Allemand). L'œuvre qui l'a fait connaître.
Sphères, tome I. Bulles, Pauvert, 2002. (1998 en Allemand)
Unique partie de sa trilogie traduite en français, la deuxième devant
être traduite en français dans quelques mois. Existe maintenant
en poche, chez Pluriel.
Sphären, tome II. Globen, Suhrkamp, 1999. En cours de
traduction.
Sphären, tome III. Schäume [Écumes], Suhrkamp, 2003.
Règles pour le parc humain : une lettre en réponse à la Lettre
sur l'humanisme de Heidegger, Mille et Une Nuits, 2000.
Dans le même bateau, Essai sur l'hyperpolitique, Rivages ou
Rivages Poche, 2003 (paru en 1995 en Allemand), une lecture de ce
qui constitue la politique aujourd'hui et son rapport à la mondialisation
du politique. Bref et réjouissant, parfait pour les trajets en métro.
Vient de paraître en France un ouvrage écrit avec Alain Finkielkraut,
Les Battements du monde, Fayard, 2003.
Le site de Sloterdijk : http://www.petersloterdijk.net
Le site comporte un interface en français (approximatif parfois) mais
ne semble malheureusement pas régulièrement actualisé.
Peter Sloterdijk anime sur ZDF une émission de télévision, "Das philosophische
Quartett", qui est retransmise le dimanche soir aux alentours de minuit.
Origine de l'article: http://espacestemps.revues.org/article.php3?id_article=146
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