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Origine : http://www.ensmp.
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Sloterdijk, l'insupportable
Bruno Latour, CSI, ENSMP.
Le Monde des débats, novembre 1999 " C'est un sérieux
symptôme du déclin de la vie publique, lorsque même les critiques,
c'est-à-dire des intellectuels publics, ne comprennent plus ce que
fait un auteur en menant des expériences sur les aspects explosifs
de matériaux dangereux ".
Ainsi s'exprime Peter Sloterdijk dans un livre stupéfiant de profondeur
et de drôlerie dans lequel il fustige ce qu'il appelle les " intellectuels-réflexes
", ceux qui, quelque soit le sujet, qu'on parle de science, de biologie,
d'art, d'architecture ou de bioéthique, dénoncent avec promptitude
" le retour en arrière vers les vieux démons du passé ".
Personne ne revient en arrière, sinon ceux qui affirment voir dans
le texte que le Monde des livres a eu la grande honnêteté de publier,
une forme dangereuse d'eugénisme néo-nazi.
Ce sont les critiques qui, pris d'une compulsion de répétition obsessionnelle,
marquent toujours, comme une horloge arrêtée, la seule date de 1933,
sans s'apercevoir que le siècle avance et que les horreurs nouvelles
demandent des vigilances nouvelles.
Il est vrai que l'auteur est allemand.
Avec leur obstination pour moraliser toute discussion politique, les
Français s'étaient un peu habitués à voir dans les penseurs d'outre-Rhin
de bons toutous qui devaient, pour expier leur passé, surassumer les
droits de l'homme et la communauté idéale de communication.
Ils découvrent soudain qu'un nouveau Nietzsche est parmi eux, qu'il
ose déployer des pensées périlleuses en ne s'interdisant de revenir
sur aucun des acquits de la gauche.
Dans un pays comme le nôtre, interdit de parole sur tous les grands
sujets qui nous permettraient de refonder notre République, nous restons
stupéfaits de cette audace : l'Allemagne est de nouveau en avance
sur nous.
Sans sourciller, Sloterdijk va même jusqu'à reprendre à nouveau frais
la distinction gauche/droite ! " Dans le courant central de la technologie
moderne, les motifs de la vie allégée progressent irréversiblement,
mais ceux qui font la réclame de cette apesanteur le font aujourd'hui
depuis des positions que l'on considérait jadis comme bourgeoises
et conservatrices (. . ) L'ancienne droite mise sur le léger et prône
la flexibilisation de tout et de tous, et certaines personnes, dans
l'ancienne gauche [dont moi], découvrent le champ de la pesanteur.
C'est ce qui imprime sa rotation au tourbillon actuel ".
La gauche cherche dorénavant les moyens de ralentir, c'est-à-dire
de civiliser l'esprit révolutionnaire qui a passé l'arme à droite
! Et elle retrouve donc tous les thèmes abominables : ceux de la naissance
et de la mort, ceux de l'institution et de la limite, ceux de la religion
et de l'impossibilité d'être libéré de tout attachement.
Avant de crier à l'archaïsme, essayons de comprendre quel étrange
archaïsme marque l'espoir de ceux qui espèrent résister au bio-pouvoir
avec les seuls " comités d'éthique ".
C'est là l'objet du texte mis en débat.
Or que dit ce texte qui paraît à première vue si étrange ? " Le discours
sur la différence et le rapport entre l'apprivoisement et l'élevage,
(...) sont des exemples que la pensée actuelle doit prendre en considération
à moins qu'elle ne se concentre sur la minimisation du danger.
" On accuse Peter Sloterdijk de jouer avec l'eugénisme au mépris de
tout danger alors qu'il prend la plume pour empêcher ses adversaires
de le minimiser ! Bel exemple d'incompréhension. . .
Quel est donc ce danger ? Celui de ne pas voir qu'une guerre mondiale
a commencé " à propos des variantes de l'élevage de l'homme ".
Plus rien à voir avec l'ancienne domestication par la pratique de
la lecture et l'usage de la station assise, comme le dit l'auteur
avec son ironie dévastatrice ; il ne s'agit pas non plus de cet eugénisme
superficiel que les progressistes ont essayé si souvent en Angleterre,
en Suède, en France, aux Etats-Unis tout au long de ce siècle (et
plus souvent à gauche qu'à droite).
Non, maintenant c'est pour de bon.
Ce que Platon prenait comme une métaphore du pouvoir politique, le
bio-pouvoir de la nouvelle politique le prend littéralement : on peut
maintenant changer non plus le phénotype des humains par la domestication
mais leur génotype par une intervention directe sur l'ensemble des
gènes.
Et le public applaudit, les associations de malade veulent encore
accélérer, les grandes compagnies renchérissent, les postmodernes
célèbrent l'avènement des cyborgs, tous dans un grand discours sado-masochiste
s'écrient : " Oui, oui, messieurs et dames les biologistes refaites-nous
un autre corps, s'il vous plait, car nous sommes à bout de notre volonté
propre ".
Au lieu du slogan " le socialisme c'est les soviets plus l'électricité
", on a " le libéralisme, c'est le platonisme plus la génétique ".
Quelle est la solution à ce danger nouveau que Sloterdijk dénonce
contre la complaisance des progressistes et des révolutionnaires qui
n'ont pas encore compris que droite et gauche jouaient dorénavant
à fronts renversés ? Avouons qu'elle est un peu courte : au lieu de
faire comme si cette recréation de l'homme par lui-même n'avait pas
lieu, "il faudrait donc, à l'avenir, jouer le jeu activement et formuler
un code des anthropo-technologies. " Fort bien, mais sur ce code
notre auteur est aussi muet qu'une brebis clonée, alors que c'est
pour un anthropologue des sciences comme moi la question majeure.
Pourtant son apport, bien que tout négatif, est capital car il empêche
de croire à la solution qui paraît de bon sens : la maîtrise par l'homme
lui-même de ce processus de fabrication.
Par une phrase superbe il interdit cette solution : " L'humanisme
ne peut rien apporter à cette ascèse tant qu'il vise l'idéal de l'homme
puissant ".
Comment voir dans une telle idée l'appel à superman, le danger d'un
retour " à la bête immonde " ? La fureur des humanistes, des progressistes
et des rationalistes contre Sloterdijk ne s'explique pas, comme ils
le crient très forts, parce qu'il nierait la raison, mais parce qu'il
dénonce dans l'humanisme une impuissance fondée sur la définition
même d'un homme capable de maîtrise.
Le cynisme occidental, pour l'auteur, n'a pas d'autre source que cette
volonté impossible de l'homme de se refaire lui-même, rêve démiurgique
qui le met toujours au centre.
Comme Pierre Legendre en France, Sloterdijk supplie la gauche de s'intéresser
de nouveau à la genèse, au principe généalogique, à la naissance.
" A chacun de mes livres, j'ai tenté de développer un nouveau langage
qui laisserait plus de place à la fascination des naissances et des
venues au monde ".
Non, ce n'est pas Sloterdijk qui joue avec le feu, ce sont ses adversaires
qui se prennent pour Prométhée, et qui clouent au pilori ceux qui
comme lui voudraient limiter quelque peu leur marge de liberté liberticide.
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