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La polémique qui enflamme l'Allemagne
Peter Sloterdijk et les fantômes de l'eugénisme


Connu jusqu'ici comme un philosophe médiatique, maniant avec brio le non-conformisme, voici Peter Sloterdijk, ce penseur « postmoderne » né après la guerre qui enflamme aujourd'hui les milieux intellectuels allemands. Titre de son brûlot : « Des règles du parc humain ». Sloterdijk conclut à la mort de l'humanisme, incapable de conjurer les pulsions animales de l'homme. Et évoque les biotechnologies, l'« anthropotech-nique » pour réaliser - en l'optimisant - une sélection de triste mémoire. Dans l'entretien qu'il nous a accordé dans sa maison de Karlsruhe, Sloterdijk affirme qu'il ne prône ni le clonage ni l'eugénisme. Jürgen Habermas, le maître du politiquement correct, a-t-il orchestré cette campagne contre Sloterdjik, qui fait autant de bruit que, naguère, la querelle d'historiens sur la « relativité du nazisme » ? Il s'agit bien, une fois encore, de cette rupture avec la mauvaise conscience de l'Allemagne qu'officialiserait l'avènement de la République de Berlin J.-G. F.

Le Nouvel Observateur. - On vous reproche de prôner l'utilisation des manipulations génétiques pour construire un « homme nouveau », de réveiller délibérément le spectre nazi de la sélection.

Peter Sloterdijk. - Cette accusation me surprend d'autant plus que, si je m'intéresse en tant que philosophe aux problèmes posés par les biotechnologies, je n'ai jamais participé au débat sur la bioéthique. Du début des années 50 à la fin des années 80, nous avons été entraînés dans un vertige nucléaire et nous y avons survécu grâce à l'équilibre de la terreur. Aujourd'hui, nous sommes, avec la montée des biotechnologies, des « anthropotechniques », menacés d'une autre apocalypse, celle de mutations monstrueuses. Alors que la littérature scientifique tente de calmer les esprits, la communauté humaniste, elle, est prise d'un vertige néométaphysique quand elle évoque cette menace. Et elle décrète un avenir « anthropotechnique ». C'est de l'hystérie. L'homme cloné participe du même genre de divagation que les monstres inventés par l'industrie hollywoodienne.

N. O. - Vous décrivez tout de même l'humanité comme un « parc humain », et les hommes, comme des animaux sous influence...
P. Sloterdijk. - C'est Platon qui le premier a parlé de « parc humain ».

La lecture que l'on fait de ma conférence trahit ma pensée. Toutefois, je reconnais que deux passages ont pu inquiéter. Le premier est une exposition des idées de Nietzsche que j'ai reproduites en style indirect. Je parle en effet d'une politique d'« élevage ». Le mot « Züchtung », qui renvoie à la fois aux notions d'éducation et d'élevage, est ambigu. La confusion vient de là. Mais je continue à penser que derrière la question de l'éducation se cache bien la question de la domestication. L'éducation est un dressage, l'homme, selon Nietzsche, est devenu l'animal domestique de l'homme, et cette autodomestication est le propre de la formation, de l'humanisation. L'autre passage litigieux, c'est celui où je me demande si la manipulation génétique peut aller jusqu'à la programmation délibérée des personnalités ; si le fatalisme de la naissance peut être remplacé par une naissance programmée choisie, par cette sélection prénatale que revendiquent d'ailleurs certaines femmes favorables à l'avortement. La formulation peut mener des âmes sensibles à des conclusions dangereuses. Mais la construction de la phrase indique que je me borne à formuler une hypothèse ou plutôt un souci. Je ne prône ni le clonage ni la sélection : je souligne une menace, j'indique un risque. Entendez-moi bien : je ne demande pas à être innocenté. Je revendique le droit d'un auteur à vivre son époque en ce qu'elle a de monstrueux. Les écrivains sont des expérimentateurs dont le travail est de dépister les dangers qui leur sont contemporains. Lorsque j'évoque les menaces que le développement des biotechnologies fait peser sur l'humanité, je n'en prends pas mon parti comme on a reproché de le faire, à mon avis injustement, à Martin Walser qui disait « zapper » chaque fois qu'on évoquait devant lui Auschwitz et l'éternelle responsabilité allemande. Je propose au contraire un arrêt sur image, pour mieux montrer le danger d'une réforme génétique de l'espèce humaine.

N. O. - Le titre de votre conférence : « Des règles du parc humain », est provocateur. Quelle thèse défendez-vous ?

P. Sloterdijk. - Mon point de départ, c'est la « Lettre de Heidegger sur l'humanisme ». J'ai réfléchi à mon tour, en dehors des conventions, à sa problématique. A travers la question de l'être et de sa finitude, on s'approche de la question de l'homme en tant que « lieu » ouvert à la vérité et à la liberté. La conférence que j'ai prononcée en juillet dernier à Elmau devant un parterre de philosophes, d'historiens et de théologiens reprend un texte que j'avais développé en juin 1997 à l'occasion d'une série de conférences consacrées aux « risques et chances de l'humanisme », à Bâle. Devant un public apparemment capable de saisir les nuances de mes propos, j'avais mis l'accent sur le rôle de l'écriture et de la lecture.

L'homme - Homo legens, l'homme qui lit - doit être capable d'entendre la voix des maîtres disparus à travers leurs textes. Cette spécificité lui permet de résister au processus de « bestialisation », d'abrutissement déclenché par la société du spectacle et la toute-puissance du divertissement. Mais cette essence n'est pas une chose donnée. Elle se construit en permanence, par un processus de résistance à la fascination de la violence qui a la propriété de nous ravir, de nous emporter. Dès 1997 j'expliquais déjà que l'humanisme prend son origine dans cette résistance au protofascisme de l'amphithéâtre romain et qu'il est né aussi dans la résistance chrétienne face à la déshumanisantion qu'imposait déjà cette première société du spectacle. Quand j'ai repris ce point dans ma conférence d'Elmau, certains y ont vu la volonté de relativiser les critères de la morale occidentale ! Mon propos est autre. Ce que je dis, c'est que, dans les sociétés de masse, la culture de la lecture, la formation par le culte des lettres ne suffisent plus à former l'homme contemporain. Paul Valéry ne dit pas autre chose lorsqu'il écrit dans « la Crise de l'esprit », au lendemain de la Première Guerre mondiale, qu'il est désormais acquis que les civilisations aussi sont mortelles. Cette interrogation sur la formation, sur l'éducation de l'homme, née de l'ébranlement de la guerre est fonda- mentale. Il faut lui donner une réponse satis- faisante si l'on veut qu'existe une philosophie de notre temps. Je critique l'humanisme non parce qu'il a surestimé l'homme, mais parce que je crois que dans nos sociétés dominées par les réseaux et dont les fondements sont postépistolaires, postlittéraires, l'humanisme lettré comme modèle d'école et de formation a vécu.

N. O. - La une du « Spiegel » vous associant à un projet génétique de « surhomme » vous a choqué ?

P. Sloterdijk. - C'est la réaction d'un magazine qui essaie de jouer la carte du scandale après qu'il a perdu la première manche. Le texte de ma conférence, retransmis par « Die Zeit » puis sur l'internet parlait de lui-même. Il faisait apparaître l'attaque du « Spiegel » comme une mauvaise lecture télécommandée..

N. O. - Par qui ?

P. Sloterdijk. - Jürgen Habermas. Voyez la photocopie de la lettre qu'il a envoyée à Thomas Assheuer, journaliste à « Die Zeit » et à quelques participants à la conférence d'Elmau. Il écrit que j'aurais « franchi un seuil tabou pour les intellectuels adultes et responsables ».

N. O. - Pourquoi cette réaction ?

P. Sloterdijk. - Nietzsche dirait que c'est« l'humain, le trop humain ». Sa réaction a en tout cas le charme désuet des psychiatres soviétiques de la grande époque avec leur culture du soupçon. Selon leur logique impeccable, tout individu qui ne participe pas à leur empire du consensus est un malade mental. Je l'explique par la peur d'un philosophe dont les idées sont malmenées par le cours de l'Histoire. La chute du mur de Berlin, l'éclatement de l'empire soviétique ont fait imploser ses analyses et dévalué le courant néomarxiste, cette école de pensée dont il est la figure dominante. Il y avait naguère une demande pour une gauche non soviétique, non totalitaire. Cette demande n'existe plus. Habermas a perdu son créneau. Il n'occupe plus la plus haute marche de l'esprit du temps. Cette dépossession le conduit à s'en prendre aux idées auxquelles il adhérait jusqu'à sa conversion marxiste, à provoquer un scandale pour disqualifier une école qui propose une nouvelle lecture des réalités actuelles.

N. O. - On a dit de votre texte, qui proclame la fin de « l'ère des fils hypermoraux de pères nazis », qu'il constituait la « fondation » métaphysique de la République de Berlin, remplaçant celle de Bonn. Une République sûre d'elle-même, n'hésitant pas à évoquer les tabous du passé.

P. Sloterdijk. - C'est une belle et dangereuse exagération. Que ma pensée soit « décomplexée », soit. La génération actuelle a su se débarrasser partiellement d'un passé dont elle n'est pas responsable. Pour moi, c'est différent. Je suis né en 1947. Jusque dans les années 60, j'ai eu l'impression que la guerre n'était pas finie. J'ai été libéré par mes lectures. Quand la capitale est passée de Bonn à Berlin, je l'ai regretté. Mais on a choisi Berlin, et un changement de lieu n'est jamais innocent. Il rend nécessaire une nouvelle définition de notre communauté. Nos voisins ont intérêt à avoir pour partenaire une nation sans complexes, « renormalisée » mais qui assure toute sa responsabilité historique. Nous les Allemands, nous vivrons d'ailleurs toujours dans une normalité non normale.
Le philosophe Heinz Kittsteiner distingue trois étapes de la conscience allemande depuis la guerre : conscience « transmorale » de la génération des pères qui ont vécu le nazisme et pour lesquels l'action débouche toujours sur la culpabilité ; conscience « hypermorale » de leurs fils qui se reprochent à la fois tout et rien, assument une responsabilité surhumaine et accusent leurs pères. Ils ont le sentiment que pour rester purs il faut s'abstenir d'agir. Habermas se situe entre les deux : il a été membre des Jeunesses hitlériennes, mais il a sauvé son âme et incarné cette hypermoralité. Nous assistons à présent à l'avènement d'une génération « normalement morale ». Elle se souvient, mais elle n'est plus confrontée à une demande exagérée de pureté. Elle est à l'aise dans une Allemagne réunifiée, se reconnaît une responsabilité particulière à l'égard du passé, mais revendique aussi une souveraineté de plein exercice dans le monde actuel, et, pourquoi pas, une nouvelle pensée.

Propos recueillis par JEAN-GABRIEL FREDET


Peter Sloterdijk est né en 1947. Professeur de philosophie à l'université de Karlsruhe.
Il a notamment publié : « Critique de la raison cynique » (Bourgois, 1987).
« La Naissance de la psychanalyse en l'an 1785 » (Flammarion, 1987).
« Essai d'intoxication volontaire » (Calmann-Lévy, 1999).

JEAN-GABRIEL FREDET


Le lien d'origine : http://archives.nouvelobs.com/voir_article.cfm?id=20767&mot=sloterdijk

Nouvel Observateur N° 1822 (7/10/1999)La polémique qui enflamme l'Allemagne