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Forum à Beaubourg
Clonage : le droit au " fait humain "...


Qu'une nouvelle ère ait commencé, en 1945, avec l'explosion de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki ne fait rétrospectivement guère de doute. Mais que la naissance en février 1997 de " Dolly ", première brebis clonée, puisse un jour être considérée comme ayant changé la face de l'humanité semble encore bien improbable. C'est à explorer un nouveau champ de possibles que le forum de société du Centre Georges-Pompidou à Paris a employé trois pleines journées, les 28, 29 et 30 mars. La perspective entrouverte par le clonage de mammifères avait d'abord suscité en France un fort mouvement de réprobation. On s'accordait généralement pour penser que cela n'aurait aucune conséquence notable dans l'histoire de l'hominisation. Beaucoup aujourd'hui en sont bien moins sûrs. Les premières condamnations ont cédé la place aux incertitudes et à de nombreux débats contradictoires. Le symposium qui s'est tenu à Beaubourg a fait la démonstration que plusieurs domaines d'expertise étaient concernés. Des biologistes se sont exprimés sur les limites, mais aussi sur l'indéniable portée de l'expérience elle-même. Ont suivi de nombreuses et intéressantes interventions d'agronomes, de médecins, de juristes, d'historiens, de démographes, de théologiens, de moralistes et de philosophes.

L'après-midi du mercredi était plus particulièrement réservée à dresser l'inventaire des enjeux philosophiques et anthropologiques des biotechnologies - et notamment du clonage qui avait inspiré l'intitulé un peu racoleur de ces rencontres : " Cloner or not cloner ", sur le modèle de l'" Òtre ou ne pas être " de l'Hamlet de Shakespeare. L'ethnologue Marc Augé évoqua d'emblée l'hypothèse d'une extension du clonage à l'espèce humaine dans le cadre d'un affaissement historique de la pensée symbolique. Où en sont les relations entre êtres singuliers dans les sociétés modernes ? Le caractère irréductible de chaque individu n'est-il pas atteint par la consommation de masse jusqu'à le menacer de sombrer dans une certaine indifférenciation ? L'image de la gémellité n'est-elle pas à la source d'une horreur sociale de la ressemblance ? Le souci de classer, de distinguer, et d'individualiser, serait encore rendu plus difficile par l'hypothèse d'un clonage étendu à l'espèce humaine. Le clonage parle davantage de la liberté du concepteur que de celle de l'être conçu. Le philosophe Ruwen Ogien s'est ensuite attaqué très directement à la question de l'interdiction du clonage humain. Bien que l'on puisse raisonnablement penser que les individus clonés auraient plutôt tendance à être des photocopies monstrueuses que des personnes différenciées, il s'autorise à affirmer que cela ne ferait pas pour autant du " cloné " quelqu'un qui serait indigne de l'humanité. Il ne voit donc pas de " bonnes raisons " d'interdire le clonage, pas plus que de raisons de le promouvoir.

" Clairière turbulente ". C'est sous ce titre un peu énigmatique que le philosophe Peter Sloterdijk a présenté un exposé de sa pensée pendant deux longues heures. Il a d'emblée proposé de prendre quelques " vacances logiques " à l'égard des " routines dans le maniement des choses, des faits et des idées ". Dans une première partie consacrée à la pensée des " situations les plus extrêmes ", il a déploré que la philosophie telle qu'on l'enseigne à l'école aujourd'hui ne soit plus une réflexion sur l'état d'exception et l'action révolutionnaire. Il a parfaitement montré comment, dans l'état de conscience post extrémiste engendré par les atrocités monstrueuses de la Seconde Guerre mondiale, avait pu se constituer " une pensée des situations moyennes ", de la tiédeur et du juste milieu. Il semble pourtant, a-t-il déclaré, que le temps présent continue à réclamer une pensée des situations les plus extrêmes précisément parce que les crimes et les monstruosités perdurent. Si les illusions rationalistes de " la maîtrise " ou du " pilotage global " tendent à se dissiper, c'est parce que nous assistons à une prise d'otage des sociétés par leurs propres technologies avancées.

Pensant à la fois contre et avec le philosophe allemand Heidegger, il se demande si la condition humaine serait la seule chose qui échappe à l'évolution... Le " fait humain ", propose-t-il, doit être considéré comme une sortie hors de " la clairière de l'être " où l'homme - le seul animal à savoir qu'il va disparaître - serait en quelque sorte coincé entre le divin et l'animalité : " l'être-pour-la-mort ". Aujourd'hui, où " l'horreur " est installée quasi quotidiennement à la place du divin, il faut reconnaître que l'homme " n'a jamais été ce qu'il allait devenir avant de le devenir ". C'est là sa liberté. D'où la nécessité d'un " tournant de pensée " dans la conception du processus d'hominisation. On ne saurait pour autant exclure, dès lors que l'on ne sépare pas l'individu de son environnement, que l'espèce humaine puisse s'améliorer elle-même. Peter Sloterdijk estime que l'on assisterait alors à une sorte de " lever du monde " : pour l'instant, " lorsque Dolly bêle, a-t-il conclu, l'esprit n'est pas chez soi comme dans une patrie, mais ses producteurs déposent des brevets ".

Arnaud Spire
L’Humanité Lundi 3 Avril 2000


Le lien d'origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2000/2000-04/2000-04-03/2000-04-03-021.html