"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Peter Sloterdijk : «L'âme ne s'oppose plus aux machines»
Le Figaro [07 août 2002]
Propos recueillis par Alexis Lacroix


Pour le philosophe allemand, la biologie et la médecine contemporaines bouleversent notre idée de l'homme

LE FIGARO. – Les progrès foudroyants des biotechnologies ne font-ils pas franchir un seuil à la conquête de la nature?

Peter SLOTERDIJK. – Oui et non. Oui, parce que les nouvelles applications de la biologie permettent aux hommes d'agir sur leur vie même, en repoussant, à terme indéfiniment, l'horizon de la mort. Non, parce qu'aussi loin qu'on remonte, les hommes ont toujours aspiré à reculer les limites de la finitude, à triompher de cette fatalité inaugurale: l'être-mortel. Bref, ils ont tenté de s'isoler des processus naturels, pour augmenter leurs chances de survie. C'est pour cela qu'ils ont créé des «bulles».

Pourtant il y a une nouveauté: le lieu que l'homme investit pour contredire la nature, ce n'est plus le monde ou la cité, c'est lui-même...

Depuis que nous «habitons» moins le monde, nous avons réinvesti notre corps. Dans les Ecumes, je développe cette intuition qui parcourt les travaux de Michel Foucault, notamment la Volonté de savoir, le troisième tome de son Histoire de la sexualité. Lorsque le cosmos (la suprasphère métaphysique) qui organise le séjour des hommes sur la Terre a cessé d'apparaître sous les traits d'une immense bulle de savon, lorsque les hommes ont eu le sentiment que ce cosmos n'avait plus rien à leur dire, bref, quand ils se sont persuadés que l'univers n'est qu'un silence infini d'espaces désolés, ils n'ont plus vraiment eu d'yeux pour lui.

Et ils se sont regardés eux-mêmes?

Ou, plus exactement, ils ont commencé à regarder en eux-mêmes. Alors, ils ont découvert en eux mêmes une étrangeté, d'autant plus inquiétante qu'elle reste pour toujours leur – en l'occurrence, c'est une propriété qui a pour nom le système immunitaire.

En quoi cette découverte modifie-t-elle le sentiment des hommes d'appartenir au monde?

Une nouvelle gnose apparaît, ou plutôt ce qu'on peut appeler un demi-acosmisme. L'acosmisme, dans la tradition chrétienne, est cette hérésie par l'effet de laquelle les hommes ne se sentent plus partie prenante du cosmos, mais seulement d'un monde supérieur. Pour leur «eux», le monde n'est pas une maison habitable, mais une prison. L'existence n'est pas un don divin mais un exil. Dans cette semi-gnose moderne, les hommes veulent recréer au sein d'un monde étranger une cellule de propriété privée. Pour atteindre ce but, il est nécessaire de contrôler la structure profonde de la nature, de la rendre visible, et les entrailles du corps se mettent à exprimer tout ce que la nature comporte de caché, tout ce qui en elle est opaque et voilé: la «latence» de la nature.

L'obsession de la vie, à laquelle vous consacrez une bonne partie du troisième tome de Sphères (2), n'est-elle pas risquée? N'incite-t-elle pas nos sociétés à acclamer toute avancée biotechnologique, sans exercer sa capacité de jugement ou de discernement?

Là encore, méfions-nous du catastrophisme. Le moindre généticien ou biologiste qui vous ouvre la porte de son labo ne «cadre» pas du tout avec l'image terrifiante d'apprenti sorcier qu'on veut lui accoler. A mille lieux des mutants démiurgiques sous les traits desquels la société du spectacle aime à se les représenter, ces scientifiques vous expliquent que, en fait, ce dont ils sont techniquement capables ne représente quasiment rien! Ainsi, le grand bond en avant annoncé des biotechnologies est sans doute beaucoup plus modeste qu'on l'affirme en termes techniques, alors qu'en termes philosophiques il est infiniment plus décisif qu'on l'imagine.

Que voulez-vous dire?

Que la nature – la physis – est pleine de choses cachées, dissimulées à notre compréhension. Pour parler en termes heideggeriens, la nature est un immense domaine de latence. Aussi loin qu'on remonte dans leur expérience du monde, les hommes ont su que ce «stock» résistait à leurs pouvoirs, qu'il était soustrait à leur maîtrise. La modernité s'est mise à poursuivre le projet d'une publication totale de la nature. Or, c'est une des ironies de la technique: plus elle «traque» la nature pour la faire sortir de son opacité, plus elle bute sur des énigmes et fait surgir une nouvelle forme de fatalité.

Parlant de cette «seconde fatalité», vous ne faites aucune part à l'émotion...

Grâce à l'hyperanxiété frivole du dispositif médiatique, il n'est plus possible de penser le moindre problème sans affolement. On réussit un sujet quand on fait monter l'adrénaline collective. Face à des technologies du vivant diabolisées, à une biurgie satanisée, un vieux rêve gnostique reprend du service, celui d'une recréation de l'homme par sa propre toute-puissance, et les médias, sous couvert d'en souligner les dangers, sont les premiers à s'en délecter.

Vous caricaturez!

Pas du tout. L'esthétique de l'effroi et le journalisme d'épouvante se frottent les mains quand le gynécologue fantasque Severino Antinori annonce la naissance d'un bébé issu d'un embryon obtenu par clonage et transféré in utero. Un bébé qui, donc, serait le jumeau de son père!

Selon vous, il existerait un parallélisme entre l'usage médiatique du terrorisme et la façon de traiter des sujets biotechnologiques?

Ces deux réalités obéissent au même régime médiologique. Dans le fascisme d'amusement qui caractérise notre modernité tardive, le clonage des cellules souches et les attentats kamikazes relèvent tous les deux de la catégorie du «gothic» (2). Le «gothic» imprègne jusqu'aux étages les plus élevés de notre culture. Même la philosophie, pour peu qu'elle soit critique, est aujourd'hui une Schauerphilosophie – une philosophie d'épouvante. La panique «biotechnophobique» est la forme postmoderne du culte du sublime, une façon pour les hommes de communier autour de ce qui déplaît universellement sans concept. Par la grâce du génie génétique tel qu'il est expliqué dans les médias d'épouvante, nous vivons à l'heure des communautés horrifiées. La rumination des catastrophes possibles est le socialisme esthétique d'un monde désagrégé, l'ultime ciment qui le fait «tenir». L'usage politique du sublime effrayant produit la synthèse sociale.

Ce qui est gênant, dans votre approche des biotechnologies, c'est que vous semblez presque indifférent aux effets pervers de la conservation de soi...

De plus en plus, un second monde, prothétique, vient s'ajouter au corps: biomatériaux mécaniques ou électroniques, organes transplantés naturels ou artificiels, moyens de locomotion, stimulateurs cardiaques ou nerveux, pacemakers... Dans beaucoup de cas, l'organe aux défaillances duquel ces prothèses sont censées suppléer cesse de pouvoir être délimité. Parce qu'elles lui ressemblent à s'y méprendre, nombre de ces prothèses se confondent avec l'organe qu'elles dépannent. En faisant passer une partie de plus en plus grande de notre corps naturel vers le corps d'expansion technique, nous abaissons la frontière entre le corps et les corps étrangers. Ainsi, comment serait-il possible de continuer à définir le Moi par son opposition à la matière et aux mécaniques, alors que la matière mécanique – sous la forme de prothèses – est présente dans le Moi – l'organe –, sans être pour autant identifiée comme extérieur?

La médecine régénératrice réfute donc l'humanisme...

Elle prouve que l'opposition classique bivalente de l'âme et des machines repose sur une description erronée de la réalité. La réalité est plurivalente d'un point de vue ontologique. La médecine régénératrice est en train d'infiltrer certaines prothèses dans la police interne du système immunologique de l'organe. Or, ce qui a toujours caractérisé un système immunitaire – du moins le croyait-on jusqu'ici –, c'est justement sa capacité de désigner comme «envahisseurs» tous les corps étrangers.

Le système immunitaire «mute»?

En tout cas, on redécouvre que le système immunitaire, dont la fonction même est de prémunir un organisme contre l'extérieur, est aussi sa partie la plus exposée et la plus informée par l'extérieur. Le bon système immunologique n'est-il pas celui qui intègre l'extérieur dans l'intérieur, qui l'assimile?

Les biotechnologies ne font-elles pas également tomber cette autre frontière fondatrice de la reproduction – celle de l'homme et de sa progéniture? La répétition et la duplication n'y supplantent-elles pas la transmission?

Au travers de cet eugénisme privatisé, l'égoïsme des individus se donne libre cours. Tout se passe comme si la pensée moderne était beaucoup plus tributaire de la duplication et de la copie que de l'aventure d'une création par le mélange. Il semble que l'un des principes de la première modernité – le «sérialisme» – fait son retour au sein de la deuxième modernité – celle des biotechnologies?

Justement. Cela ne mène-t-il pas au postulat d'un clonage reproductif qui remplacerait la naissance? N'est-ce pas le dernier verrou de la condition humaine – le caractère imprévisible de la naissance – qui saute?

Sincèrement, en aucun cas. Bien que les distinctions habituelles à l'humanisme et les grands partages identitaires entrent en crise, les êtres humains continuent d'entretenir, au travers de la reproduction, un rapport ouvert à l'avenir. La création d'un clone humain continuerait d'être une loterie génétique, et les parents n'auraient aucune garantie que leur progéniture sera parfaite. Comme le prouve l'existence des jumeaux homozygotes, la vie même d'une copie reste toujours ouverte à la déception et à la surprise.

Vous ne semblez pas très alerté par «notre absence de savoir et notre demi-connaissance en toutes choses», par cette progression somnambulique, non encadrée, de l'innovation technoscientifique (3)...

Non, ce dont je me méfie, c'est la façon dont le souci de soi soutenu médicalement est systématiquement diabolisé par un discours dont le ressort secret est la nostalgie d'une raison classique, omnipotente et non encore victime des effets indésirables de son action. Ce discours n'est même plus en phase avec la «nouvelle donne» de la philosophie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'«encadrement» dont vous déplorez l'absence m'évoque la figure du «pasteur» telle que Platon la formalise dans son dialogue Le Politique. Or la recherche biotechnologique se passe de pasteur. La domestication de l'homme devient l'affaire de tous et de personne. Il n'y a plus, comme dans l'utopie platonicienne, une classe d'«éleveurs». N'en déplaise à ceux qui regrettent sa disparition, le pasteur a été entraîné, depuis cinquante ans, dans la chute du «supersujet». A l'instar du supersujet maître de ses pensées et de ses actions, et donc potentiellement capable de tout contrôler, le pasteur s'est avéré être un pur fantôme. Bien plus que les scénarios catastrophes ruminés par la société du spectacle, les démocraties modernes doivent s'interroger sur leur capacité d'accorder un droit de cité à ces visiteurs inquiétants que constituent les nouvelles biotechnologies.


(1) La Domestication de l'être, Mille et Une Nuits.
(2) Gothic: (ici) horrible; gothic film: film d'horreur.
(3)Règles pour le parc humain, Mille et Une Nuits.


Le lien d'origine : http://www.lefigaro.fr/dos_18/20020807.FIG_D0340.html