Pour le philosophe allemand, la biologie et la médecine contemporaines
bouleversent notre idée de l'homme
LE FIGARO. – Les progrès foudroyants des biotechnologies
ne font-ils pas franchir un seuil à la conquête de la nature?
Peter SLOTERDIJK. – Oui et non. Oui, parce que les nouvelles applications
de la biologie permettent aux hommes d'agir sur leur vie même,
en repoussant, à terme indéfiniment, l'horizon de la mort.
Non, parce qu'aussi loin qu'on remonte, les hommes ont toujours aspiré
à reculer les limites de la finitude, à triompher de cette
fatalité inaugurale: l'être-mortel. Bref, ils ont tenté
de s'isoler des processus naturels, pour augmenter leurs chances de
survie. C'est pour cela qu'ils ont créé des «bulles».
Pourtant il y a une nouveauté: le lieu que l'homme investit
pour contredire la nature, ce n'est plus le monde ou la cité,
c'est lui-même...
Depuis que nous «habitons» moins le monde, nous avons réinvesti
notre corps. Dans les Ecumes, je développe cette intuition qui
parcourt les travaux de Michel Foucault, notamment la Volonté
de savoir, le troisième tome de son Histoire de la sexualité.
Lorsque le cosmos (la suprasphère métaphysique) qui organise
le séjour des hommes sur la Terre a cessé d'apparaître
sous les traits d'une immense bulle de savon, lorsque les hommes ont
eu le sentiment que ce cosmos n'avait plus rien à leur dire,
bref, quand ils se sont persuadés que l'univers n'est qu'un silence
infini d'espaces désolés, ils n'ont plus vraiment eu d'yeux
pour lui.
Et ils se sont regardés eux-mêmes?
Ou, plus exactement, ils ont commencé à regarder en eux-mêmes.
Alors, ils ont découvert en eux mêmes une étrangeté,
d'autant plus inquiétante qu'elle reste pour toujours leur –
en l'occurrence, c'est une propriété qui a pour nom le
système immunitaire.
En quoi cette découverte modifie-t-elle le sentiment des
hommes d'appartenir au monde?
Une nouvelle gnose apparaît, ou plutôt ce qu'on peut appeler
un demi-acosmisme. L'acosmisme, dans la tradition chrétienne,
est cette hérésie par l'effet de laquelle les hommes ne
se sentent plus partie prenante du cosmos, mais seulement d'un monde
supérieur. Pour leur «eux», le monde n'est pas une
maison habitable, mais une prison. L'existence n'est pas un don divin
mais un exil. Dans cette semi-gnose moderne, les hommes veulent recréer
au sein d'un monde étranger une cellule de propriété
privée. Pour atteindre ce but, il est nécessaire de contrôler
la structure profonde de la nature, de la rendre visible, et les entrailles
du corps se mettent à exprimer tout ce que la nature comporte
de caché, tout ce qui en elle est opaque et voilé: la
«latence» de la nature.
L'obsession de la vie, à laquelle vous consacrez une bonne
partie du troisième tome de Sphères (2), n'est-elle pas
risquée? N'incite-t-elle pas nos sociétés à
acclamer toute avancée biotechnologique, sans exercer sa capacité
de jugement ou de discernement?
Là encore, méfions-nous du catastrophisme. Le moindre
généticien ou biologiste qui vous ouvre la porte de son
labo ne «cadre» pas du tout avec l'image terrifiante d'apprenti
sorcier qu'on veut lui accoler. A mille lieux des mutants démiurgiques
sous les traits desquels la société du spectacle aime
à se les représenter, ces scientifiques vous expliquent
que, en fait, ce dont ils sont techniquement capables ne représente
quasiment rien! Ainsi, le grand bond en avant annoncé des biotechnologies
est sans doute beaucoup plus modeste qu'on l'affirme en termes techniques,
alors qu'en termes philosophiques il est infiniment plus décisif
qu'on l'imagine.
Que voulez-vous dire?
Que la nature – la physis – est pleine de choses cachées,
dissimulées à notre compréhension. Pour parler
en termes heideggeriens, la nature est un immense domaine de latence.
Aussi loin qu'on remonte dans leur expérience du monde, les hommes
ont su que ce «stock» résistait à leurs pouvoirs,
qu'il était soustrait à leur maîtrise. La modernité
s'est mise à poursuivre le projet d'une publication totale de
la nature. Or, c'est une des ironies de la technique: plus elle «traque»
la nature pour la faire sortir de son opacité, plus elle bute
sur des énigmes et fait surgir une nouvelle forme de fatalité.
Parlant de cette «seconde fatalité», vous ne
faites aucune part à l'émotion...
Grâce à l'hyperanxiété frivole du dispositif
médiatique, il n'est plus possible de penser le moindre problème
sans affolement. On réussit un sujet quand on fait monter l'adrénaline
collective. Face à des technologies du vivant diabolisées,
à une biurgie satanisée, un vieux rêve gnostique
reprend du service, celui d'une recréation de l'homme par sa
propre toute-puissance, et les médias, sous couvert d'en souligner
les dangers, sont les premiers à s'en délecter.
Vous caricaturez!
Pas du tout. L'esthétique de l'effroi et le journalisme d'épouvante
se frottent les mains quand le gynécologue fantasque Severino
Antinori annonce la naissance d'un bébé issu d'un embryon
obtenu par clonage et transféré in utero. Un bébé
qui, donc, serait le jumeau de son père!
Selon vous, il existerait un parallélisme entre l'usage médiatique
du terrorisme et la façon de traiter des sujets biotechnologiques?
Ces deux réalités obéissent au même régime
médiologique. Dans le fascisme d'amusement qui caractérise
notre modernité tardive, le clonage des cellules souches et les
attentats kamikazes relèvent tous les deux de la catégorie
du «gothic» (2). Le «gothic» imprègne
jusqu'aux étages les plus élevés de notre culture.
Même la philosophie, pour peu qu'elle soit critique, est aujourd'hui
une Schauerphilosophie – une philosophie d'épouvante. La
panique «biotechnophobique» est la forme postmoderne du
culte du sublime, une façon pour les hommes de communier autour
de ce qui déplaît universellement sans concept. Par la
grâce du génie génétique tel qu'il est expliqué
dans les médias d'épouvante, nous vivons à l'heure
des communautés horrifiées. La rumination des catastrophes
possibles est le socialisme esthétique d'un monde désagrégé,
l'ultime ciment qui le fait «tenir». L'usage politique du
sublime effrayant produit la synthèse sociale.
Ce qui est gênant, dans votre approche des biotechnologies,
c'est que vous semblez presque indifférent aux effets pervers
de la conservation de soi...
De plus en plus, un second monde, prothétique, vient s'ajouter
au corps: biomatériaux mécaniques ou électroniques,
organes transplantés naturels ou artificiels, moyens de locomotion,
stimulateurs cardiaques ou nerveux, pacemakers... Dans beaucoup de cas,
l'organe aux défaillances duquel ces prothèses sont censées
suppléer cesse de pouvoir être délimité.
Parce qu'elles lui ressemblent à s'y méprendre, nombre
de ces prothèses se confondent avec l'organe qu'elles dépannent.
En faisant passer une partie de plus en plus grande de notre corps naturel
vers le corps d'expansion technique, nous abaissons la frontière
entre le corps et les corps étrangers. Ainsi, comment serait-il
possible de continuer à définir le Moi par son opposition
à la matière et aux mécaniques, alors que la matière
mécanique – sous la forme de prothèses – est
présente dans le Moi – l'organe –, sans être
pour autant identifiée comme extérieur?
La médecine régénératrice réfute
donc l'humanisme...
Elle prouve que l'opposition classique bivalente de l'âme et des
machines repose sur une description erronée de la réalité.
La réalité est plurivalente d'un point de vue ontologique.
La médecine régénératrice est en train d'infiltrer
certaines prothèses dans la police interne du système
immunologique de l'organe. Or, ce qui a toujours caractérisé
un système immunitaire – du moins le croyait-on jusqu'ici
–, c'est justement sa capacité de désigner comme
«envahisseurs» tous les corps étrangers.
Le système immunitaire «mute»?
En tout cas, on redécouvre que le système immunitaire,
dont la fonction même est de prémunir un organisme contre
l'extérieur, est aussi sa partie la plus exposée et la
plus informée par l'extérieur. Le bon système immunologique
n'est-il pas celui qui intègre l'extérieur dans l'intérieur,
qui l'assimile?
Les biotechnologies ne font-elles pas également tomber cette
autre frontière fondatrice de la reproduction – celle de
l'homme et de sa progéniture? La répétition et
la duplication n'y supplantent-elles pas la transmission?
Au travers de cet eugénisme privatisé, l'égoïsme
des individus se donne libre cours. Tout se passe comme si la pensée
moderne était beaucoup plus tributaire de la duplication et de
la copie que de l'aventure d'une création par le mélange.
Il semble que l'un des principes de la première modernité
– le «sérialisme» – fait son retour au
sein de la deuxième modernité – celle des biotechnologies?
Justement. Cela ne mène-t-il pas au postulat d'un clonage
reproductif qui remplacerait la naissance? N'est-ce pas le dernier verrou
de la condition humaine – le caractère imprévisible
de la naissance – qui saute?
Sincèrement, en aucun cas. Bien que les distinctions habituelles
à l'humanisme et les grands partages identitaires entrent en
crise, les êtres humains continuent d'entretenir, au travers de
la reproduction, un rapport ouvert à l'avenir. La création
d'un clone humain continuerait d'être une loterie génétique,
et les parents n'auraient aucune garantie que leur progéniture
sera parfaite. Comme le prouve l'existence des jumeaux homozygotes,
la vie même d'une copie reste toujours ouverte à la déception
et à la surprise.
Vous ne semblez pas très alerté par «notre absence
de savoir et notre demi-connaissance en toutes choses», par cette
progression somnambulique, non encadrée, de l'innovation technoscientifique
(3)...
Non, ce dont je me méfie, c'est la façon dont le souci
de soi soutenu médicalement est systématiquement diabolisé
par un discours dont le ressort secret est la nostalgie d'une raison
classique, omnipotente et non encore victime des effets indésirables
de son action. Ce discours n'est même plus en phase avec la «nouvelle
donne» de la philosophie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L'«encadrement» dont vous déplorez l'absence m'évoque
la figure du «pasteur» telle que Platon la formalise dans
son dialogue Le Politique. Or la recherche biotechnologique se passe
de pasteur. La domestication de l'homme devient l'affaire de tous et
de personne. Il n'y a plus, comme dans l'utopie platonicienne, une classe
d'«éleveurs». N'en déplaise à ceux
qui regrettent sa disparition, le pasteur a été entraîné,
depuis cinquante ans, dans la chute du «supersujet». A l'instar
du supersujet maître de ses pensées et de ses actions,
et donc potentiellement capable de tout contrôler, le pasteur
s'est avéré être un pur fantôme. Bien plus
que les scénarios catastrophes ruminés par la société
du spectacle, les démocraties modernes doivent s'interroger sur
leur capacité d'accorder un droit de cité à ces
visiteurs inquiétants que constituent les nouvelles biotechnologies.
(1) La Domestication de l'être, Mille et Une Nuits.
(2) Gothic: (ici) horrible; gothic film: film d'horreur.
(3)Règles pour le parc humain, Mille et Une Nuits.
Le lien d'origine : http://www.lefigaro.fr/dos_18/20020807.FIG_D0340.html