La polémique qui enflamme l’Allemagne
Jean-Gabriel Fedet: Peter Sloterdijk et les fantômes de l’eugénisme
Le Nouvel Observateur 7.10.1999
Connu jusqu’ici comme un philosophe médiatique, maniant
avec brio le non-conformisme, voici Peter Sloterdijk, ce penseur «
postmoderne » né après la guerre qui enflamme aujourd’hui
les milieux intellectuels allemands. Titre de son brûlot : «
Des règles du parc humain ». Sloterdijk conclut à
la mort de l’humanisme, incapable de conjurer les pulsions animales
de l’homme. Et évoque les biotechnologies, l’«
anthropotech-nique » pour réaliser - en l’optimisant
- une sélection de triste mémoire. Dans l’entretien
qu’il nous a accordé dans sa maison de Karlsruhe, Sloterdijk
affirme qu’il ne prône ni le clonage ni l’eugénisme.
Jürgen Habermas, le maître du politiquement correct, a-t-il
orchestré cette campagne contre Sloterdjik, qui fait autant de
bruit que, naguère, la querelle d’historiens sur la «
relativité du nazisme » ? Il s’agit bien, une fois
encore, de cette rupture avec la mauvaise conscience de l’Allemagne
qu’officialiserait l’avènement de la République
de Berlin
Le Nouvel Observateur. - On vous reproche de prôner l’utilisation
des manipulations génétiques pour construire un «
homme nouveau », de réveiller délibérément
le spectre nazi de la sélection.
Peter Sloterdijk. - Cette accusation me surprend d’autant plus
que, si je m’intéresse en tant que philosophe aux problèmes
posés par les biotechnologies, je n’ai jamais participé
au débat sur la bioéthique. Du début des années
50 à la fin des années 80, nous avons été
entraînés dans un vertige nucléaire et nous y avons
survécu grâce à l’équilibre de la terreur.
Aujourd’hui, nous sommes, avec la montée des biotechnologies,
des « anthropotechniques », menacés d’une autre
apocalypse, celle de mutations monstrueuses. Alors que la littérature
scientifique tente de calmer les esprits, la communauté humaniste,
elle, est prise d’un vertige néométaphysique quand
elle évoque cette menace. Et elle décrète un avenir
« anthropotechnique ». C’est de l’hystérie.
L’homme cloné participe du même genre de divagation
que les monstres inventés par l’industrie hollywoodienne.
N. O. - Vous décrivez tout de même l’humanité
comme un « parc humain », et les hommes, comme des animaux
sous influence...
P. Sloterdijk. - C’est Platon qui le premier a parlé de
« parc humain ». La lecture que l’on fait de ma conférence
trahit ma pensée. Toutefois, je reconnais que deux passages ont
pu inquiéter. Le premier est une exposition des idées
de Nietzsche que j’ai reproduites en style indirect. Je parle
en effet d’une politique d’« élevage ».
Le mot « Züchtung », qui renvoie à la fois aux
notions d’éducation et d’élevage, est ambigu.
La confusion vient de là. Mais je continue à penser que
derrière la question de l’éducation se cache bien
la question de la domestication.
L’éducation est un dressage, l’homme, selon Nietzsche,
est devenu l’animal domestique de l’homme, et cette autodomestication
est le propre de la formation, de l’humanisation. L’autre
passage litigieux, c’est celui où je me demande si la manipulation
génétique peut aller jusqu’à la programmation
délibérée des personnalités ; si le fatalisme
de la naissance peut être remplacé par une naissance programmée
choisie, par cette sélection prénatale que revendiquent
d’ailleurs certaines femmes favorables à l’avortement.
La formulation peut mener des âmes sensibles à des conclusions
dangereuses. Mais la construction de la phrase indique que je me borne
à formuler une hypothèse ou plutôt un souci. Je
ne prône ni le clonage ni la sélection : je souligne une
menace, j’indique un risque. Entendez-moi bien : je ne demande
pas à être innocenté. Je revendique le droit d’un
auteur à vivre son époque en ce qu’elle a de monstrueux.
Les écrivains sont des expérimentateurs dont le travail
est de dépister les dangers qui leur sont contemporains. Lorsque
j’évoque les menaces que le développement des biotechnologies
fait peser sur l’humanité, je n’en prends pas mon
parti comme on a reproché de le faire, à mon avis injustement,
à Martin Walser qui disait « zapper » chaque fois
qu’on évoquait devant lui Auschwitz et l’éternelle
responsabilité allemande. Je propose au contraire un arrêt
sur image, pour mieux montrer le danger d’une réforme génétique
de l’espèce humaine.
N. O. - Le titre de votre conférence : « Des règles
du parc humain », est provocateur. Quelle thèse défendez-vous
?
P. Sloterdijk. - Mon point de départ, c’est la «
Lettre de Heidegger sur l’humanisme ». J’ai réfléchi
à mon tour, en dehors des conventions, à sa problématique.
A travers la question de l’être et de sa finitude, on s’approche
de la question de l’homme en tant que « lieu » ouvert
à la vérité et à la liberté. La conférence
que j’ai prononcée en juillet dernier à Elmau devant
un parterre de philosophes, d’historiens et de théologiens
reprend un texte que j’avais développé en juin 1997
à l’occasion d’une série de conférences
consacrées aux « risques et chances de l’humanisme
», à Bâle. Devant un public apparemment capable de
saisir les nuances de mes propos, j’avais mis l’accent sur
le rôle de l’écriture et de la lecture.
L’homme - Homo legens, l’homme qui lit - doit être
capable d’entendre la voix des maîtres disparus à
travers leurs textes. Cette spécificité lui permet de
résister au processus de « bestialisation », d’abrutissement
déclenché par la société du spectacle et
la toute-puissance du divertissement. Mais cette essence n’est
pas une chose donnée. Elle se construit en permanence, par un
processus de résistance à la fascination de la violence
qui a la propriété de nous ravir, de nous emporter. Dès
1997 j’expliquais déjà que l’humanisme prend
son origine dans cette résistance au protofascisme de l’amphithéâtre
romain et qu’il est né aussi dans la résistance
chrétienne face à la déshumanisantion qu’imposait
déjà cette première société du spectacle.
Quand j’ai repris ce point dans ma conférence d’Elmau,
certains y ont vu la volonté de relativiser les critères
de la morale occidentale ! Mon propos est autre. Ce que je dis, c’est
que, dans les sociétés de masse, la culture de la lecture,
la formation par le culte des lettres ne suffisent plus à former
l’homme contemporain. Paul Valéry ne dit pas autre chose
lorsqu’il écrit dans « la Crise de l’esprit
», au lendemain de la Première Guerre mondiale, qu’il
est désormais acquis que les civilisations aussi sont mortelles.
Cette interrogation sur la formation, sur l’éducation de
l’homme, née de l’ébranlement de la guerre
est fonda- mentale. Il faut lui donner une réponse satis- faisante
si l’on veut qu’existe une philosophie de notre temps. Je
critique l’humanisme non parce qu’il a surestimé
l’homme, mais parce que je crois que dans nos sociétés
dominées par les réseaux et dont les fondements sont postépistolaires,
postlittéraires, l’humanisme lettré comme modèle
d’école et de formation a vécu.
N. O. - La une du « Spiegel » vous associant à un
projet génétique de « surhomme » vous a choqué
?
P. Sloterdijk. - C’est la réaction d’un magazine
qui essaie de jouer la carte du scandale après qu’il a
perdu la première manche. Le texte de ma conférence, retransmis
par « Die Zeit » puis sur l’internet parlait de lui-même.
Il faisait apparaître l’attaque du « Spiegel »
comme une mauvaise lecture télécommandée..
N. O. - Par qui ?
P. Sloterdijk. - Jürgen Habermas. Voyez la photocopie de la lettre
qu’il a envoyée à Thomas Assheuer, journaliste à
« Die Zeit » et à quelques participants à
la conférence d’Elmau. Il écrit que j’aurais
« franchi un seuil tabou pour les intellectuels adultes et responsables
».
N. O. - Pourquoi cette réaction ?
P. Sloterdijk. - Nietzsche dirait que c’est« l’humain,
le trop humain ». Sa réaction a en tout cas le charme désuet
des psychiatres soviétiques de la grande époque avec leur
culture du soupçon. Selon leur logique impeccable, tout individu
qui ne participe pas à leur empire du consensus est un malade
mental. Je l’explique par la peur d’un philosophe dont les
idées sont malmenées par le cours de l’Histoire.
La chute du mur de Berlin, l’éclatement de l’empire
soviétique ont fait imploser ses analyses et dévalué
le courant néomarxiste, cette école de pensée dont
il est la figure dominante. Il y avait naguère une demande pour
une gauche non soviétique, non totalitaire. Cette demande n’existe
plus. Habermas a perdu son créneau. Il n’occupe plus la
plus haute marche de l’esprit du temps. Cette dépossession
le conduit à s’en prendre aux idées auxquelles il
adhérait jusqu’à sa conversion marxiste, à
provoquer un scandale pour disqualifier une école qui propose
une nouvelle lecture des réalités actuelles.
N. O. - On a dit de votre texte, qui proclame la fin de « l’ère
des fils hypermoraux de pères nazis », qu’il constituait
la « fondation » métaphysique de la République
de Berlin, remplaçant celle de Bonn. Une République sûre
d’elle-même, n’hésitant pas à évoquer
les tabous du passé.
P. Sloterdijk. - C’est une belle et dangereuse exagération.
Que ma pensée soit « décomplexée »,
soit. La génération actuelle a su se débarrasser
partiellement d’un passé dont elle n’est pas responsable.
Pour moi, c’est différent. Je suis né en 1947. Jusque
dans les années 60, j’ai eu l’impression que la guerre
n’était pas finie. J’ai été libéré
par mes lectures. Quand la capitale est passée de Bonn à
Berlin, je l’ai regretté. Mais on a choisi Berlin, et un
changement de lieu n’est jamais innocent. Il rend nécessaire
une nouvelle définition de notre communauté. Nos voisins
ont intérêt à avoir pour partenaire une nation sans
complexes, « renormalisée » mais qui assure toute
sa responsabilité historique. Nous les Allemands, nous vivrons
d’ailleurs toujours dans une normalité non normale. Le
philosophe Heinz Kittsteiner distingue trois étapes de la conscience
allemande depuis la guerre : conscience « transmorale »
de la génération des pères qui ont vécu
le nazisme et pour lesquels l’action débouche toujours
sur la culpabilité ; conscience « hypermorale » de
leurs fils qui se reprochent à la fois tout et rien, assument
une responsabilité surhumaine et accusent leurs pères.
Ils ont le sentiment que pour rester purs il faut s’abstenir d’agir.
Habermas se situe entre les deux : il a été membre des
Jeunesses hitlériennes, mais il a sauvé son âme
et incarné cette hypermoralité. Nous assistons à
présent à l’avènement d’une génération
« normalement morale ». Elle se souvient, mais elle n’est
plus confrontée à une demande exagérée de
pureté. Elle est à l’aise dans une Allemagne réunifiée,
se reconnaît une responsabilité particulière à
l’égard du passé, mais revendique aussi une souveraineté
de plein exercice dans le monde actuel, et, pourquoi pas, une nouvelle
pensée.
Propos recueillis par JEAN-GABRIEL FREDET
Nouvel Observateur - N° 1822 Retour home page
Lorraine Millot: Un démon allemand
Un philosophe allemand déclenche un scandale en réveillant
le spectre nazi de la sélection humaine.
Libération 28.9.1999
"Election», «anthropotechnique», «élevage»,
«domestication de l'homme»... pas besoin d'être grand
penseur pour se douter que ces quelques mots, lancés par l'intellectuel
Peter Sloterdijk cet été, ont enflammé en Allemagne
une nouvelle grande «querelle des philosophes», qui s'annonce
aussi virulente que celle des historiens (pour ou contre la relativisation
du nazisme) dans les années 1980. La controverse déclenchée
par le philosophe, surtout connu jusqu'alors pour sa «Critique
de la raison cynique», a pris tant d'ampleur que l'hebdomadaire
Der Spiegel de cette semaine en fait sa une, fondant Hitler, Dolly la
brebis clonée et Nietzsche en un seul titre: «Le projet
génétique de surhomme.»
«Parc humain».
Tout est parti d'un discours de Peter Sloterdijk en juillet, au château
d'Elmau en Bavière, lors d'un séminaire consacré
à Heidegger. Devant un éminent public de philosophes et
théologiens, il propose une réponse à la «lettre
sur l'humanisme» écrite par Heidegger en 1946. L'humanisme,
observe Sloterdijk, part du principe que les êtres humains sont
des «animaux sous influence»: en eux se joue une lutte incessante
entre «pulsions animales» et «pulsions apprivoisantes».
Dans son discours, intitulé «Des règles pour le
parc humain. Une lettre-réponse à l'humanisme»,
Sloterdijk pousse l'idée à l'extrême, jusqu'à
décrire l'humanité comme un vaste «parc humain»:
la seule différence avec le zoo est que l'homme s'y garde lui-même.
Ce que l'humanisme a tenté (et maintes fois échoué):
apprivoiser l'homme par la lecture, la génétique et les
techniques modernes peuvent aujourd'hui le faire par la «sélection»,
affirme Sloterdijk. En allemand, il joue là sur les mots «lesen»
(lire) et «auslesen» (sélectionner). «Leçons
et sélections ont plus de rapport l'un avec l'autre», qu'on
le croit généralement, poursuit-il. «La caractéristique
de l'époque technique et anthropotechnique est que les hommes
se retrouvent de plus en plus du côté de la sélection
active ou subjective, même sans avoir voulu s'imposer dans le
rôle du sélectionneur», observe le philosophe. Arrivé
là, il invite à «se saisir du jeu de façon
active et formuler un codex des anthropotechniques (son nouveau mot
fétiche, ndlr)».
Dans son exposé, publié le 16 septembre par Die Zeit,
Sloterdijk n'a fait pour l'essentiel que poser une série de questions:
«Est-ce qu'une future anthropotechnologie mènera jusqu'à
une planification explicite des caractères; est-ce que toute
l'espèce humaine pourra accomplir le passage du fatalisme de
la naissance à la naissance optionnelle et la sélection
prénatale (...).»
«Vision d'horreur fasciste».
Hardi, non accompagné de la moindre mise en garde sur les dangers
de cette «sélection», le questionnement de Sloterdijk
a toutefois pour grave défaut en Allemagne de rappeler par trop
les expériences et projets nazis de création d'une race
aryenne «supérieure». Après plus d'un mois
sans réaction, il a déclenché une levée
de boucliers générale. Pour Reinhard Mohr, du magazine
Der Spiegel, Sloterdijk propage une «vision d'horreur fasciste»:
il suppose «le naufrage de l'Occident» et «appelle
à la renaissance de l'humanité par l'esprit de l'éprouvette».
Sloterdijk a trouvé sa place, aux côtés de l'écrivain
proserbe Peter Handke ou de Horst Mahler (ancien membre de la Fraction
armée rouge passé à l'extrême droite), parmi
le «groupe d'anciens intellectuels de gauche qui ne supportent
plus leur désillusion et s'enfuient dans le délire»
s'indigne Reinhard Mohr. Un «discours scandaleux» a dénoncé
aussi Thomas Assheuer dans Die Zeit, accusant Sloterdijk de vouloir
«enterrer l'époque moderne» et de développer
des «fantaisies de sélection» avec un «réalisme
terrifiant».
Complot.
Sonné par la virulence des critiques, Sloterdijk y a vu un complot,
ourdi par la grande figure tutélaire de la philosophie allemande,
Jürgen Habermas. Le vieux philosophe retiré à Starnberg,
en Bavière, aurait prononcé une «fatwa» contre
lui et téléguidé l'indignation publique par le
biais de ses élèves, Reinhard Mohr ou Thomas Assheuer,
accuse Sloterdijk. Dans une lettre publiée par Die Zeit, le 9
septembre, Sloterdijk accuse Habermas d'avoir utilisé les médias
contre lui et joué avec une opinion publique qui «même
sous le régime nazi était moins synchronisée qu'aujourd'hui».
Ces méthodes sonnent le glas de la théorie critique, l'école
philosophique phare de la gauche allemande, incarnée par Habermas,
conclut pathétiquement Sloterdijk.
Aversion d'Habermas.
Piqué au vif, Habermas a fini par descendre en personne dans
l'arène, sous forme d'une brève réponse, publiée
dans le courrier des lecteurs du Zeit. Le vieux philosophe se défend
d'être le grand manipulateur de l'affaire, assurant avoir lui-même
«appris par la presse» la teneur du discours tenu en juillet
à Elmau. Sloterdijk «surestime mon intérêt
pour ses travaux et la dépense de temps et d'effort que j'ai
investi dans la lecture de son exposé», répond Habermas.
Sur le fond, il confirme en revanche son aversion pour le texte et l'autodéfense
de Sloterdijk: «Il jette du sable dans les yeux du public lorsqu'il
se présente comme un simple biomoraliste inoffensif». Du
haut de ses 70 ans, Habermas s'inquiète surtout que Sloterdijk
puisse incarner une «nouvelle génération»
de penseurs allemands: «Peut-être la mentalité d'un
homme, né en 1947, et qui prétend en 1999 pouvoir se choisir
librement son passé, satisfait-elle une vraie demande de modèles
de la part d'une nouvelle génération. Dans notre cas,
tranche Habermas, la demi-génération qui nous sépare,
fait toute la différence.»
Partie de l'éprouvette, la querelle a comme d'habitude en Allemagne
vite retrouvé le terrain du rapport au passé nazi. Sans
doute est-ce ce contexte qui donne au débat Sloterdijk une autre
ampleur que le débat Houellebecq en France l'an dernier. Ou bien
le renfort de Sloterdijk va-t-il redonner du mordant à l'humanité
clonée imaginée par Houellebecq dans les Particules élémentaires?.
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la quête du sens
France-Mail-Forum 16 (November 1999)
Jean-Gabriel Fedet: Peter Sloterdijk et les fantômes de l’eugénisme
Le Nouvel Observateur 7.10.1999
Lorraine Millot: Un démon allemand
Un philosophe allemand déclenche un scandale en réveillant
le spectre nazi de la sélection humaine.
Libération 28.9.1999
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