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Jeunes salariés en quête de respect
Bernard Eme

Origine : http://www.scienceshumaines.com/-0ajeunes-salaries-en-quete-de-respect-0a_fr_14483.html


Les jeunes au travail sont en attente de reconnaissance mais se heurtent bien souvent au silence des entreprises. C'est ce que montre l'enquête menée dans plusieurs organisations où la gestion des salariés apparaît en porte-à-faux avec les demandes de travailleurs qui se sentent dévalorisés, stigmatisés ou tout simplement invisibles.

Face aux statistiques du chômage, à la précarisation salariale et à la désaffiliation, une partie de la jeunesse se trouve confrontée à la question de sa place dans la société, à la reconnaissance de ce que ces jeunes sont et font. Que peut signifier « être reconnu (1) » lorsqu'on est renvoyé au « no future » de la précarité ou de la mise hors-jeu ? N'est-on pas devant le tragique paradoxe d'une société qui ne cesse d'exiger l'implication performante et concurrentielle (2) de ses membres, mais dont les mécanismes de reconnaissance se trouvent grippés (3) ? Ne peut-on pas, en ce sens, parler de pathologies sociales de la reconnaissance ?

Désormais, la reconnaissance au travail se fonde sur des rapports sociaux qui, selon les mots d'Axel Honneth (4), « se déforment » ou « se dégradent ». C'est ce que nous enseigne une recherche conduite, sous l'égide d'Anvie, dans trois entreprises, Adia-France, La Poste, PSA-Peugeot-Citroën sur un même bassin d'emploi (5). Quelque cent entretiens ont été conduits dans deux bureaux de poste, un site de production automobile et plusieurs agences d'intérim avec des jeunes, des intérimaires et permanents des agences Adia, des facteurs et des opérateurs sur ligne dans le site de production automobile ainsi que dans une mission locale pour comprendre les attentes des jeunes sans expérience professionnelle. Cette enquête a permis de mettre au jour différentes formes de reconnaissance négative, telle l'annihilation ou l'« invisibilisation ».

Des salariés sans qualité

Tout d'abord, on ne fera que mentionner la reconnaissance « déclassante » : beaucoup de jeunes diplômés trouvent dans les entreprises des emplois peu qualifiés. Tel un leitmotiv, l'expression revient : « c'est pas ma place », par laquelle il faut entendre « ma juste place » (« moi, par exemple, je suis quelqu'un qui a étudié [bac pro], d'accord, je suis à la chaîne, je fais mon boulot, mais à un moment, c'est clair, j'en peux plus »). On n'en peut plus de cette place qui confère un sentiment d'indignité. Voilà qui suggère un approfondissement du brouillage entre sphères formative et productive et des systèmes de classification tendus entre qualifications et compétences.

Mais le déclassement n'est finalement que peu de chose au regard de la plus tragique des reconnaissances négatives, celle d'annihilation qui conduit les jeunes salariés à n'être rien, à ne pas compter dans les jeux sociaux, à être sans qualité aucune. Des salariés sans qualité. C'est le cas de l'intérimaire remercié du jour au lendemain, d'une heure sur l'autre sans aucune justification ou explication : « On peut être en fin de mission sans savoir pourquoi ! Et tu ne le sauras jamais. » Tôt, un matin, un autre intérimaire reçoit une promesse d'embauche en CDI de la part de son contremaître ; le soir, accompagné de ce contremaître et du délégué syndical, il apprend que sa mission ne sera pas reconduite : « "Ecoutez, ça vient pas de moi, ça vient de là-haut"... Là-haut, là-haut, on me l'a toujours dit "ça vient de là-haut", c'est qui ce là-haut là ? » Ce salarié ne peut savoir pour quelles raisons, en un jour, ses mérites paraissent l'objet de jugements totalement contradictoires ; d'ailleurs, il ne sait si ce sont ses mérites qui sont en question. Les missions d'intérim sont toujours vécues comme des mises à l'épreuve dont la réussite pourrait conduire à une embauche ; le plus souvent, ces épreuves se traduisent à enchaîner des missions dont aucune ne fait l'objet d'une quelconque reconnaissance, d'une validation positive. L'intérimaire demeure en suspens, dans un vide silencieux qu'il retourne souvent contre lui-même dans une culpabilité peu « nommable » ou une honte qui envahit jusqu'à sa vie de famille, où il se sent n'être rien, pas même une mère ou un père de famille acceptable : mutisme pathologique des organisations qui laisse les salariés sans voix. De même, dans les entreprises sociales d'insertion qui visent à socialiser et à donner des savoir-faire dans de multiples secteurs d'activité, la finalité d'insertion, ce que l'individu doit atteindre, n'est jamais vraiment nommée, les règles d'obtention ne sont pas réellement données, les critères d'une réussite ou non font l'objet d'un silence pesant. Le mérite des personnes en insertion ne peut donc être évalué, validé et, donc, reconnu. Etre en insertion est toujours être en deçà des attentes des individus (6) qui vivent cette situation comme reconnaissance profondément négative : qui suis-je comme être inséré, sinon d'être toujours en insertion, en quête d'une reconnaissance jamais dite.

« Non, vous ne convenez pas »

Décrire toutes les formes pathologiques de la reconnaissance n'est guère possible. Mais on retiendra que certaines d'entre elles rendent invisible la réalité du travail ou une grande part de cette réalité. A La Poste, certains facteurs valorisent prioritairement les relations entretenues avec les usagers, dimension relationnelle qui n'est pourtant pas prise en compte par la gestion des ressources humaines et les responsables locaux pour contrôler les actes professionnels des facteurs et en reconnaître la valeur. Entre la conception que ceux-ci se font de leur propre métier et les prescriptions des responsables des bureaux de poste, les malentendus sur les critères et principes de la reconnaissance ne cessent de perdurer.

La dévalorisation et la disqualification, sans parler de la stigmatisation (7), sont d'autres formes de reconnaissance dépréciative. Dévalorisation, parfois paradoxale, dans le jugement d'un chef d'équipe qui fait comprendre à l'ouvrier qu'il doit tenir sa place et ne pas attendre une quelconque reconnaissance de sa mobilisation au travail et de son expertise pratique malgré les demandes de l'entreprise. Disqualification lorsqu'on met brutalement en cause le travail réalisé, le plus souvent sans véritable justification : « C'est humiliant quand on m'a dit "non, vous ne convenez pas" au bout de sept mois alors que vous vous êtes investi, que vous avez fait des heures sup' pas possibles. » Humiliation dans la reconnaissance de disqualification qui n'a pas besoin de dire ses raisons.

Mais il y a aussi ce qui clive, selon Emmanuel Renault, les identités des individus en des formes de reconnaissance souvent inconciliables, sans doute l'une des raisons, la plus profonde, des souffrances des jeunes au travail. Les entreprises produisent parfois des identifications incompatibles pour les salariés : devoir assumer une autonomie dans le travail et être soumis à un contrôle tatillon.

Dans d'autres cas, elles invisibilisent le rôle auquel les salariés s'identifient, ne prenant en compte que le rendement au travail et des rôles qui paraissent subalternes ou peu valorisants, alors que le salarié s'identifie à la relation de service qui exige du temps.

L'entreprise et les responsables d'agences d'intérim incitent ainsi à une autonomie des individus dans des ajustements constants au sein du collectif de travail. Jugés en fonction de cette capacité d'autonomisation, ces salariés s'ajustent entre eux, de manière informelle et réactive. Ils considèrent cette autonomie octroyée comme une marque de confiance de la part de l'entreprise, comme un signe de reconnaissance. Paradoxalement, et simultanément, la gestion des ressources humaines ne cesse d'imposer des régulations de contrôle de plus en plus raffinées et pointues, souvent en inadéquation avec leurs pratiques réelles. Elle multiplie les instruments de contrôle, de reporting et ne cesse d'élever ses exigences. Soumis à une logique de double bind, les salariés finissent par se plaindre que l'entreprise n'a en réalité que très peu confiance en eux : « Ça me fatigue d'avoir à rendre des comptes tout le temps... Je n'ai pas besoin qu'on me dise "il faut faire ci et ça" pour que je le fasse. (...) Il faut toujours atteindre des objectifs, on a des seuils tout le temps, et c'est fatigant, quand on en a atteint un, on nous le repousse... »

Les ouvriers sur ligne d'un constructeur automobile sont poussés par leur hiérarchie de proximité à exercer une polyvalence des postes qui exige un fort engagement et des apprentissages nouveaux. Pourtant, la gestion des ressources humaines les rabat, sans reconnaissance de leurs efforts, sur le même statut qu'il occupait antérieurement, celui d'un ouvrier monoposte (8). La relation de proximité, interpersonnelle avec le chef est niée par la gestion des ressources humaines dont les décisions ne sont jamais justifiées : les ouvriers parlent d'un « là-haut » qui, sans un quelconque mot de justification, accepte ou non une demande d'avancement, « poussée » par la hiérarchie de proximité. Autre figure, celle des facteurs. Les critères de performance occultent la relation à l'usager ou au client, souvent primordiale pour le facteur ; tout autant, ces critères ne prennent pas en compte la plasticité identitaire des facteurs qui, par exemple, acceptent de passer d'une logique d'usager (les particuliers) à une logique commerciale (les entreprises).

Contrainte paradoxale de la reconnaissance ? Sans aucun doute, et celle-ci produit une profonde incertitude sur la valeur et le mérite des individus. Il y a le plus souvent torsion entre, d'un côté, une reconnaissance sur un mode personnel, familier par la hiérarchie de proximité (« c'est bien ce que tu fais ») et, de l'autre, le régime distant de contrôle de la gestion des ressources humaines dont la principale caractéristique est de ne rien nommer, qualifier, valider, exprimer. Bien souvent, les organisations exigent toujours plus de coopération et de communication entre leurs salariés, mais demeurent quant à elles de « grandes muettes », laissant béants les rapports sociaux de reconnaissance. Les mots, ceux des salariés, souvent dans la plainte, sont en retrait des modes de gestion des entreprises qui, devenus silence, n'entretiennent de rapports avec les salariés qu'à travers leurs outils de gestion.

Des attentes toujours déçues

Quelles attentes des jeunes peut-on décrypter ? Toujours en quête de reconnaissance, ils refusent d'être rabattus sur leurs seuls rôles sociaux ou professionnels, ou sur des rôles d'acteurs. Ils demandent à être considérés comme des sujets qui mobilisent leur subjectivité au travail et dont le vécu et l'expérience personnels doivent être pris en compte. Sur la ligne, les ouvriers à la chaîne tentent d'entretenir, dans des affinités sélectives, des relations interpersonnelles avec des pairs ou avec leur chef proche. La hiérarchie de proximité se doit d'être un acteur d'engagement interpersonnel de compréhension ? ce qui, en aucun cas, ne doit être confondu avec une demande d'autorité paternaliste. Ne constate-t-on pas un gouffre qui séparerait ces attentes de relations intersubjectives, sans doute peu claires et distinctes, et les systèmes institutionnels de reconnaissance dans les milieux de travail ? Les jeunes, dont le niveau scolaire n'a cessé de progresser, prétendraient à un mode exigeant de reconnaissance qui fasse droit à leur intégrité personnelle dans des relations interpersonnelles où la globalité de leur vécu devrait être reconnue. La reconnaissance serait désormais celle de la trajectoire personnelle, et plus seulement de l'appartenance identitaire : immense déplacement des revendications de reconnaissance que les entreprises semblent incapables d'assumer, leurs modes de gestion des ressources humaines paraissant dans l'incapacité de reconnaître les singularités individuelles.

Pour autant, on ne constate aucune « lutte pour la reconnaissance (9) », seulement des plaintes, des revendications éparses et personnalisées, des amertumes, des révoltes spontanées ? parfois violentes ? et peu structurées, mais aussi beaucoup de douleurs psychiques. Le terrain de la reconnaissance s'est déplacé des vécus d'appartenance vers le sentiment d'intégrité subjective, le respect, la dignité de soi, l'estime sociale. L'ouvrier intérimaire ne supporte plus, dans le rapport à son corps, la saleté : « Venir habillé, en costard-cravate, tu viens, t'es propre quand même en costard, c'est quand même une tenue propre. C'est le fait de... tu sais que tu vas pas te salir. Tu vas travailler ta tête et tes mains... » « Etre propre sur soi » au sens propre, mais tout autant figuré pour s'approprier une dignité que l'entreprise n'en finit pas d'occulter dans la « fonctionnalisation » performante de ses salariés. Au-delà de leurs différences sociales, les jeunes salariés sont en quête de mots qui vaudraient reconnaissance de leur légitimité et valeur personnelles. Mais l'entreprise n'a souvent pas beaucoup de mots pour exprimer ce qu'elle doit à ceux qui la font fonctionner.


NOTES

1 P. Ricoeur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Stock, 2004.

2 A. Ehrenberg, La Fatigue d'être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998.

3 A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.

4 A. Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D'où parle une théorie critique de la société ? », in C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Habermas. La raison, la critique, Cerf, 1996.

5 B. Eme et al., « Identités au travail des jeunes dans trois entreprises, archipel identitaire et désir de trajectoire », enquête menée auprès de Adia-France, La Poste et PSA-Peugeot-Citroën, 2005.

6 Sur ce point, voir B. Eme, « Sociologie des logiques d'insertion. Processus sociopolitiques et identités », thèse de doctorat de sociologie, Sciences Po, 2005.

7 E. Renault, L'Expérience de l'injustice. Reconnaissance et clinique de l'injustice, La Découverte, 2004.

8 Depuis la recherche, l'entreprise a mis en place un éventail de catégories qui prend en compte et reconnaît les diverses formes de polyvalence.

9 A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit.


Bernard Eme

Sociologue, membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise/Cnam/CNRS), il a notamment coécrit, avec Guy Roustang, Jean-Louis Laville, Daniel Mothé et Bernard Perret, Vers un nouveau contrat social, 5e éd., Desclée de Brouwer, 2000.