"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

CROISONS LES REGARDS


En cette période de régression généralisée les conférences -débats organisées par le Collectif Regards Croisés ont été une bouffée d'oxygène Le relativisme culturel post-moderne et l'utilisation du droit à la différence par l'extrême-droite auraient tendance à nous faire croire que si l'esclavage n'a pas été une bonne chose, pour le moins il n'aurait pas été l'horreur dénoncée par certaines personnes et certains regroupements. De plus à écouter le révisionnisme rampant, les noirs eux-mêmes ayant participé à ces événements, les blancs n'auraient pas de responsabilité particulière dans cette affaire.
En gros par le passé comme maintenant l'Afrique serait un continent perdu, incapable d'accéder seul à la civilisation, ce serait une zone où seule conviendrait l'urgence humanitaire.
Face à tout cela la mairie de Nantes pouvait apparaître comme très ouverte et honnête. Enfin Nantes osait regarder son passé! Tout n'allait pas si mal, la rencontre des "Mondes" pouvait faire fructifier les bonnes affaires des gestionnaires. Bref, Nantes pouvait se présenter comme une ville dynamique et propre sur elle, on pouvait se débarrasser de la culpabilité à bon compte!
Heureusement les interventions de Louis SALA-MOLINS et Elika M'BOKOLO ont un peu secoué ce bel ordonnancement. Chacun à leur manière ils nous ont rappelé qu'un débat est par nature conflictuel dans la mesure où se confrontent des points de vue différents, qu'un travail important était nécessaire pour comprendre l'histoire et le passage du passé au présent. Ils ont manifesté en actes et en paroles l'existence d'une pensée critique face au consensus mou et à la dérive droitière et extrême-droitière de notre société.
La rigueur de leur argumentation est impressionnante et exemplaire, ils nous obligent à nous confronter avec notre histoire ici et là-bas. Ainsi encore une fois il est impossible de nier que la mémoire est liée à l'identité et que l'oubli peut être sélectif, derrière les débats techniques en histoire il y a toujours l'économie et la politique, derrière les conclusions sur les faits se profile l'importance des modèles et de la culture. Un des axes fondamentaux à tous les deux c'est l'examen des faits.
Louis SALA-MOLINS les met en rapport avec les discours de Lumières et dénonce "l'outrage à la Raison" de nos chers philosophes défenseurs des droits de l'homme. Grâce à son travail éditorial et sur les textes mêmes on ne peut plus faire de l'angélisme avec Diderot ou Condorcet. Sa façon de lier les beaux discours et la réalité de l'esclavage est très décapant. Plus question d'en rester au niveau des concepts, il est aussi important de regarder leur réalisation.
Avec Elika M'BOKOLO nous devons admettre clairement qu'au moment du début du commerce triangulaire l'Afrique n'était pas un continent inférieur à l'Europe. Quelque soit le critère employé (constitution d'Etat, raffinement culturel, état de la production, etc) rien n'autorise à justifier une infériorité ontologique de l'Afrique au 15° siècle. Il nous a montré que l'ordre mondial de cette époque n'était pas une donnée naturelle mais historique et culturelle. D'autre part il est impossible de nier, à l'écouter, que la déstructuration provoquée par l'esclavage a été très grave et très profonde, et qu'il est normal que les conséquences soient encore visibles aujourd'hui.
De plus s'il est exact que certains rois nègres se sont enrichis avec ce commerce, la principale responsabilité est bien celle des blancs, celle des occidentaux. Louis SALA-MOLINS a également insisté sur la critique des légitimations données à cet ordre mondial, au bout du compte il reste la différence des races. Avec ces deux intervenants quelques évidences ont été mises en pièces:

- L'état-nation: il a une histoire, et si cette voie s'est imposée c'est par la violence et le remplacement d'un ordre par un autre, rien n'était joué d'avance.
- L'humanisme et le progrès: au delà des mots il faut regarder la réalité assez terre à terre et peu glorieuse du financement de la Révolution Française.
Au cours de ces débats il a été essentiellement question de l'esclavage, c'est une forme de mouvement de population assez particulière. Aujourd'hui encore on parle beaucoup des mouvements de population. Peut-être devrions-nous écouter Louis SALA-MOLINS et Elika M'BOKOLO pour comprendre le passé et essayer de regarder le présent avec plus de lucidité. Au nom du contrôle des flux migratoires les habitants du "sud" devraient accepter de rester chez eux, au nom des droits de l'homme on essaie de justifier le droit d'ingérence et l'abandon de la souveraineté par les peuples de ces mêmes régions! Mais c'est toujours nous qui décidons (les dirigeants du "nord"), c'est nous qui octroyons de droits et qui légitimons un nouveau flux colonial (les observateurs des organisations internationales, les rambos de l'urgence, etc.).
Jamais il ne faut parler de l'impérialisme et de son histoire, jamais il ne faut mettre en avant la dette, jamais il ne faut rappeler le rôle de la France au Gabon, au Zaïre, au Rwanda et ailleurs. Plus la crise mondiale s'accentue moins les habitants des pays dominés n'ont de raisons de rester là-bas, le progrès s'est transformé en son contraire:
- malnutrition et famines;
- absence de démocratie et arbitraire politique;
- massacres et répressions en tous genres;
- misère économique et culturelle;
- maladies endémiques;
- mouvement perpétuel de réfugiés;
- dégâts écologiques;
- militarisation croissante;
- omniprésence du F.M.I. et de la Banque Mondiale; etc...
Comment s'étonner que cette vie n'ai plus de sens, il n'y a plus d'espoir là-bas et le départ vers le "nord" semble une solution jouable.
Alors les leçons de l'esclavage que ces deux amis de la liberté nous ont transmis lors de leur venue à Nantes doivent être rappelées avec force:
- la fraternité humaine est toujours une conquête fragile, ceci doit nous inciter à la prudence et à la fermeté;
- l'humanité n'est jamais à l'abri d'horreurs commises au nom du "bien", ou de l'efficacité technique et économique.
Je les remercie donc d'avoir secoué Nantes de sa torpeur. Si vous voulez vous rendre compte de la richesse amenée par l'esclavage au XVIII° siècle à Nantes, vous pouvez allez voir l'exposition sur l'histoire de l'Ile FEYDEAU (cela se situe au 30 rue Kervegan jusqu'au 3/10/93). Là aussi on peut facilement relier l'architecture à l'économie et à la politique.

Philippe COUTANT Nantes le 27/06/93


P.S.: Etant militant de divers regroupements associatifs ou politiques, je suis particulièrement attentif à toutes ces questions. C'est pour cela que j'ai été très sensible aux positions du Collectif REGARDS CROISES et aux contributions de Louis SALA-MOLINS et Elika M'BOKOLO, mais ce point de vue est un avis personnel et n'engage donc que moi. même.