En cette période de régression généralisée
les conférences -débats organisées par le Collectif
Regards Croisés ont été une bouffée d'oxygène
Le relativisme culturel post-moderne et l'utilisation du droit à
la différence par l'extrême-droite auraient tendance à
nous faire croire que si l'esclavage n'a pas été une bonne
chose, pour le moins il n'aurait pas été l'horreur dénoncée
par certaines personnes et certains regroupements. De plus à
écouter le révisionnisme rampant, les noirs eux-mêmes
ayant participé à ces événements, les blancs
n'auraient pas de responsabilité particulière dans cette
affaire.
En gros par le passé comme maintenant l'Afrique serait un continent
perdu, incapable d'accéder seul à la civilisation, ce
serait une zone où seule conviendrait l'urgence humanitaire.
Face à tout cela la mairie de Nantes pouvait apparaître
comme très ouverte et honnête. Enfin Nantes osait regarder
son passé! Tout n'allait pas si mal, la rencontre des "Mondes"
pouvait faire fructifier les bonnes affaires des gestionnaires. Bref,
Nantes pouvait se présenter comme une ville dynamique et propre
sur elle, on pouvait se débarrasser de la culpabilité
à bon compte!
Heureusement les interventions de Louis SALA-MOLINS et Elika M'BOKOLO
ont un peu secoué ce bel ordonnancement. Chacun à leur
manière ils nous ont rappelé qu'un débat est par
nature conflictuel dans la mesure où se confrontent des points
de vue différents, qu'un travail important était nécessaire
pour comprendre l'histoire et le passage du passé au présent.
Ils ont manifesté en actes et en paroles l'existence d'une pensée
critique face au consensus mou et à la dérive droitière
et extrême-droitière de notre société.
La rigueur de leur argumentation est impressionnante et exemplaire,
ils nous obligent à nous confronter avec notre histoire ici et
là-bas. Ainsi encore une fois il est impossible de nier que la
mémoire est liée à l'identité et que l'oubli
peut être sélectif, derrière les débats techniques
en histoire il y a toujours l'économie et la politique, derrière
les conclusions sur les faits se profile l'importance des modèles
et de la culture. Un des axes fondamentaux à tous les deux c'est
l'examen des faits.
Louis SALA-MOLINS les met en rapport avec les discours de Lumières
et dénonce "l'outrage à la Raison" de nos chers
philosophes défenseurs des droits de l'homme. Grâce à
son travail éditorial et sur les textes mêmes on ne peut
plus faire de l'angélisme avec Diderot ou Condorcet. Sa façon
de lier les beaux discours et la réalité de l'esclavage
est très décapant. Plus question d'en rester au niveau
des concepts, il est aussi important de regarder leur réalisation.
Avec Elika M'BOKOLO nous devons admettre clairement qu'au moment du
début du commerce triangulaire l'Afrique n'était pas un
continent inférieur à l'Europe. Quelque soit le critère
employé (constitution d'Etat, raffinement culturel, état
de la production, etc) rien n'autorise à justifier une infériorité
ontologique de l'Afrique au 15° siècle. Il nous a montré
que l'ordre mondial de cette époque n'était pas une donnée
naturelle mais historique et culturelle. D'autre part il est impossible
de nier, à l'écouter, que la déstructuration provoquée
par l'esclavage a été très grave et très
profonde, et qu'il est normal que les conséquences soient encore
visibles aujourd'hui.
De plus s'il est exact que certains rois nègres se sont enrichis
avec ce commerce, la principale responsabilité est bien celle
des blancs, celle des occidentaux. Louis SALA-MOLINS a également
insisté sur la critique des légitimations données
à cet ordre mondial, au bout du compte il reste la différence
des races. Avec ces deux intervenants quelques évidences ont
été mises en pièces:
- L'état-nation: il a une histoire, et si cette voie s'est imposée
c'est par la violence et le remplacement d'un ordre par un autre, rien
n'était joué d'avance.
- L'humanisme et le progrès: au delà des mots il faut
regarder la réalité assez terre à terre et peu
glorieuse du financement de la Révolution Française.
Au cours de ces débats il a été essentiellement
question de l'esclavage, c'est une forme de mouvement de population
assez particulière. Aujourd'hui encore on parle beaucoup des
mouvements de population. Peut-être devrions-nous écouter
Louis SALA-MOLINS et Elika M'BOKOLO pour comprendre le passé
et essayer de regarder le présent avec plus de lucidité.
Au nom du contrôle des flux migratoires les habitants du "sud"
devraient accepter de rester chez eux, au nom des droits de l'homme
on essaie de justifier le droit d'ingérence et l'abandon de la
souveraineté par les peuples de ces mêmes régions!
Mais c'est toujours nous qui décidons (les dirigeants du "nord"),
c'est nous qui octroyons de droits et qui légitimons un nouveau
flux colonial (les observateurs des organisations internationales, les
rambos de l'urgence, etc.).
Jamais il ne faut parler de l'impérialisme et de son histoire,
jamais il ne faut mettre en avant la dette, jamais il ne faut rappeler
le rôle de la France au Gabon, au Zaïre, au Rwanda et ailleurs.
Plus la crise mondiale s'accentue moins les habitants des pays dominés
n'ont de raisons de rester là-bas, le progrès s'est transformé
en son contraire:
- malnutrition et famines;
- absence de démocratie et arbitraire politique;
- massacres et répressions en tous genres;
- misère économique et culturelle;
- maladies endémiques;
- mouvement perpétuel de réfugiés;
- dégâts écologiques;
- militarisation croissante;
- omniprésence du F.M.I. et de la Banque Mondiale; etc...
Comment s'étonner que cette vie n'ai plus de sens, il n'y a plus
d'espoir là-bas et le départ vers le "nord"
semble une solution jouable.
Alors les leçons de l'esclavage que ces deux amis de la liberté
nous ont transmis lors de leur venue à Nantes doivent être
rappelées avec force:
- la fraternité humaine est toujours une conquête fragile,
ceci doit nous inciter à la prudence et à la fermeté;
- l'humanité n'est jamais à l'abri d'horreurs commises
au nom du "bien", ou de l'efficacité technique et économique.
Je les remercie donc d'avoir secoué Nantes de sa torpeur. Si
vous voulez vous rendre compte de la richesse amenée par l'esclavage
au XVIII° siècle à Nantes, vous pouvez allez voir
l'exposition sur l'histoire de l'Ile FEYDEAU (cela se situe au 30 rue
Kervegan jusqu'au 3/10/93). Là aussi on peut facilement relier
l'architecture à l'économie et à la politique.
Philippe COUTANT Nantes le 27/06/93
P.S.: Etant militant de divers regroupements associatifs ou politiques,
je suis particulièrement attentif à toutes ces questions.
C'est pour cela que j'ai été très sensible aux
positions du Collectif REGARDS CROISES et aux contributions de Louis
SALA-MOLINS et Elika M'BOKOLO, mais ce point de vue est un avis personnel
et n'engage donc que moi. même.