Lors de la Coupe du monde du football, lété dernier,
ça fait très loin déjà un clou
chasse vite lautre dans le martelage médiatique quels
sales moments au milieu de cette exubérance nationaliste frénétique,
de ces foules en liesse brandissant les drapeaux bleu-blanc-rouge de la
patrie et de la gagne, idéologiquement teintés par tous
les pouvoirs politiques, médiatiques, intellectuels dantiracisme
généreux. La guerre, et cest sur une autre partition,
mais toujours au son de la musique dEtat quil sagit
de défiler, sous les mêmes emblèmes nationaux, au
nom cette fois-ci de la solidarité orchestrée envers des
victimes choisies et désignées par le pouvoir, propre à
cultiver la passivité de la bonne conscience et à intérioriser
la soumission. Et la fête de la Musique... Cela fait peur de voir
lemprise sans cesse croissante du système, de la réalité
actuellement dominante sur nos plaisirs, nos élans, nos frustrations,
nos colères... Cest cela qui nous a donné envie dans
ce contexte totalitaire daller chercher du côté de
ceux qui, comme Marcuse, ont essayé de dévoiler ce qui se
cache derrière ce monde de lhomme unidimensionnel où
les désirs sont manipulés.
* * *
K. La première chose qui ma frappée
en découvrant Marcuse, cest la sensation de trouver dans
sa théorie critique de la société, dil y
a trente ans, des réponses à la plupart de mes interrogations
sur la société actuelle. Cest comme si quelquun
me donnait dun seul coup une vision globale et cohérente
dune critique de la société, alors que celle que
javais jusquà présent à lesprit
nétait que parcellaire. Ce qui ma séduit aussi,
cest son style : alors que les écrits des philosophes daujourdhui
sont mous, sans vigueur, réformistes, sans goût, jai
eu un plaisir instantané à lire Marcuse, une sorte dimmédiateté
dans la compréhension, ce qui narrive finalement quassez
rarement. Jai limpression que cétait ce qui
me manquait pour avancer. Alors que tout aujourdhui travaille
à remettre en cause et à ridiculiser lidée
dutopie, lui la place au centre de sa philosophie, qui prône
lémancipation de lindividu et qui explique en quoi
la révolution est toujours possible.
L. Oui, Marcuse, tout en reprenant chez Freud lanalyse
du principe de plaisir en conflit avec le principe de réalité,
dans Eros et Civilisation, met à jour les sources cachées
de lutopie. Comme sil voulait tirer le fil révélateur
en chacun de nous de toutes les forces créatives de limagination
et du rêve. Et dans cette période de confusion, de flou
de la critique sociale, cest une aide puissante quune pensée
qui met laccent sur lefficacité redoutable de la
répression dans la vie quotidienne. Une réflexion qui
essaie de montrer à loeuvre la violence quexerce,
essentiellement par le biais du travail le principe de réalité
sur le principe de plaisir et qui modèle tous les aspects de
la vie, y compris ceux du temps dit « libre ». Nietzsche,
déjà, nous mettait au cur du sujet.
Les apologistes du travail. Dans la glorification du travail,
dans les infatigables discours sur « les bénédictions
du travail » je vois la même arrière-pensée
que dans léloge des actions impersonnelles et altruistes
: à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond,
on sent maintenant, à la vue du travail on vise toujours
sous ce nom le dur labeur du matin au soir quun tel travail
constitue la meilleure des polices, quil tient chacun en bride
et sentend à entraver puissamment le développement
de la raison, des désirs, du goût de lindépendance.
Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse
et la soustrait à la réflexion, à la méditation,
à la rêverie, aux soucis, à lamour et à
la haine, il présente constamment un but mesquin et peut assurer
des satisfactions rapides et régulières. Ainsi une société
où lon travaille dur en permanence aura davantage de
sécurité : et lon adore aujourdhui la sécurité
comme la divinité suprême. Et puis ! Epouvante ! Le «
travailleur » justement est devenu dangereux ! Le monde fourmille
dindividus dangereux ! Et derrière eux, le danger des
dangers lindividuum ! Aurore
Mais, pour Marcuse, le principe de plaisir au cur de lindividu
continue à résister dans la mémoire de nos rêves,
de notre frustration, donc de nos révoltes, de tout ce qui anime
ce que daucuns avec lui appellent linconscient et qui nourrit
notre imagination, la poésie. Limaginaire, le rêve
(lutopie) ont leurs héros, Narcisse et Orphée, et
ils chantent, même si triomphe pour linstant la voix qui
commande, celle de Prométhée, héros culturel du
monde capitaliste de lexploitation et de la domination.
K. Le discours de Marcuse sur la société
répressive me renvoie à toute la logique du contrôle
social. Les écrits de Marcuse sont fortement imprégnés
de la psychanalyse. Lexistence dune société
répressive tient au fait, comme tu las dit, que cest
le principe de réalité qui surpasse toujours (jusquà
maintenant) le principe de plaisir. Marcuse a une vision optimiste de
lévolution de la société : il pensait, et
je suis daccord avec lui, que le principe de plaisir (Eros) peut
gagner le combat et ouvrir ainsi la voie à une société
non répressive. Jai limpression que Marcuse est plus
optimiste que Freud et utilise la psychanalyse dune façon
différente de celle de Reich.
L. Dans cette démarche, Marcuse se sert de la psychanalyse,
mais pas seulement comme Reich la fait, pour déchiffrer
le travail de la répression, mais aussi pour explorer dans linconscient
les richesses enfouies en chacun. Car cest ainsi que lutopie
se construit, à partir des ressources, des désirs individuels.
Cest même un peu paradoxal la façon dont Marcuse
a su détourner la psychanalyse à cette fin libératrice
den faire loutil révélateur du principe de
plaisir, alors que la psychanalyse sait se montrer lalliée
si efficace du principe de réalité, à savoir de
la conformité, du système de reproduction sociale, famille,
éducation, hiérarchie, etc., bref, de lordre qui
favorise le bon rendement... Alors que Marcuse veut à travers
elle réveiller, amener à la connaissance toute cette frange
de rêve et dimagination, qui est comme une réserve
de désir et de bouleversement, de sédition.
K. Marcuse se fonde sur une structure instinctive de lindividu,
sur des « besoins instinctuels de lhomme » quil
définit comme étant le désir profond de laisser
aller son imagination, sa créativité, sa libido. Cest
directement en rapport avec ce que Nietzsche affirme : ce sont les rapports
de force entre les affects, les instincts, les pulsions en chacun qui
amènent au jaillissement de nos pensées et de nos actes.
Pour Nietzsche, il y a une opposition permanente entre dun côté
des forces qui poussent lhomme vers la douleur, le sacrifice,
le renoncement aux instincts et aux plaisirs et, dun autre côté,
celles qui le poussent vers lexpression de ces derniers. Comme
chez Marcuse, une bonne partie de luvre de Nietzsche est
un plaidoyer pour la vie, que ce soit en faisant appel à la métaphore
de Dionysos ou à la critique des idéaux ascétiques.
(...) une vie ascétique est une contradiction en soi :
il y règne un ressentiment sans égal, celui dun
instinct insatisfait, dune volonté de puissance qui voudrait
dominer non pas quelque chose dans la vie, mais la vie elle-même,
ses conditions majeures, les plus profondes, les plus fondamentales.
Généalogie
de la morale
Mais comment se fait-il que les forces répressives aient
toujours triomphé puisque ces désirs, ces rêves
bouillonnaient toujours en nous ?
L. Justement, cest je crois, ce que Marcuse montre
dans LHomme unidimensionnel et dans Eros et Civilisation
la formidable capacité intégratrice du système,
sa faculté à sublimer ou à écraser le principe
du plaisir pour lasservir au principe de réalité
dominant, le rendre rentable pratiquement ou idéologiquement.
Le sacrifice systématique de la libido, son détournement
rigoureusement imposé par des activités et des manifestations
socialement utiles est la civilisation. Eros et Civilisation
Lhistoire et notre histoire sont traversées par les
convulsions de cette zone secrète dutopie et de rêve,
se débattant dans le carcan de lespace mesuré et
du temps comptable de lexploitation.
K. Pour en revenir au contrôle social, je crois
que chez Marcuse, il y a aussi toute une dénonciation de lidéologie
du progrès et de sa fuite en avant, qui montre bien que, pour
lui, le progrès technique et les nouvelles technologies constituent
un moyen, un outil de domination pour ceux qui les contrôlent.
Lexacerbation extrême de cette technologie, ce sont les
bombes à fragmentation, les bombes au graphite et les obus à
luranium appauvri utilisés au Kosovo et en Serbie
Plus largement, Marcuse pose la question de lorientation et du
contrôle du progrès technique. Ce qui est intéressant,
cest que, pour lui, il ne suffit pas que ce contrôle change
de mains. Cela me rappelle le discours des militants de LO ou du Parti
des travailleurs, par exemple : pour eux, la révolution, cest
le fait que les ouvriers produisent sans patrons au-dessus deux.
Mais cela ne les gêne pas de remplacer de fait les chefs actuels
(les patrons), par dautres chefs qui appartiendraient à
la classe ouvrière
La question de lautorité
et de la domination se retrouve toujours posée de la même
manière. Il ny a, dans cette logique, aucun changement
des conditions de production
Dans la même logique, les ouvriéristes
de tout poil ne posent jamais lautre question essentielle, à
savoir, pas seulement « Comment on le produit ? » mais «
Quest-ce quon produit ? ».
Et cest là que Marcuse pose clairement la question dun
changement, dune révolution qualitative des besoins de
individus. Il explique que le système capitaliste nous pousse
en même temps à produire et à consommer des objets
dont nous navons pas besoin et ne permet pas à nos «
vrais » besoins (ceux qui découlent de nos désirs,
de nos envies) de se réaliser.
Le progrès technique renforce tout système de domination
et le style de vie ainsi créé. LHomme unidimensionnel
L. C'est que le principe de réalité
met à mal notre mémoire aussi en trafiquant nos savoirs
et en se les soumettant, en les fermant à ce qui nest pas
la rentabilité.
K. Quand tu parles de mémoire et de savoir trafiqués
: cela peut être relié à un phénomène
plus global et assez récent. On assiste en ce moment à
la (re)publication de textes radicaux (que ce soit en format à
10 F ou autre, cf. les rééditions de Reich récemment).
Je pense que Marcuse donne une explication à cela quand il écrit
que le système est pervers et puissant au point de réussir
à détourner les idées les plus radicales en les
faisant entrer dans une logique marchande et commerciale. Si elles sont
à la mode et quelles se « vendent » bien, alors
cest plus efficace pour le système capitaliste de les vendre
comme de vulgaires produits que de les censurer.
Et même tout acte daccusation contre la sociét,
ne pourra plus sexprimer sans être immédiatement,
inévitablement, transformé en best-seller, cest-à-dire
directement absorbé par le marché, acheté, vendu,
payé par la société même quil critique
L. Quand les idées ne plongent pas dans la
réalité pour sy nourrir et circuler en passant des
uns aux autres, elles se chosifient et meurent... Sans parler de 1968,
il y a eu dans les grèves de lhiver 1995, retrouvées,
réinventées et recréées un tas didées,
de celles qui se passent de main en main comme des relais à travers
lhistoire. Et plus récemment pendant le mouvement des chômeurs,
jai pu lire, écrit sur un mur, parmi dautres échos
de la persistante résistance dEros contre la civilisation
: « La débauche, pas lembauche. » Marcuse ou
pas, il y a un trésor commun daspirations et dattente.
A ce propos dailleurs, de Marcuse et « didées
radicales », il y a ça et là quelques signes de
son retour à la mode donc de sa neutralisation. Il y a eu sur
lui un papier dans Le Monde diplomatique daoût 1998, sornant
du significatif chapeau : « Lhomme pour qui la résignation
était ringarde. » Cet article aplatit à lextrême
la réflexion de Marcuse la réduisant à une revendication
individualiste de pensée non conformiste. Il évacue le
contenu séditieux dune démarche pourtant toujours
obsédée de repérer dans les failles du système
et de la société le mouvement potentiellement révolutionnaire,
de mettre à nu dans lanalyse du principe du plaisir lélément
subversif. Et de retrouver les solidarités sociales capables
de mettre en uvre les rêves de fusion et de transparence
quil nourrit.
K. Justement, quand Marcuse aborde de façon concrète
les conditions de possibilités dune révolution et
les sujets historiques qui pourraient en être le moteur, il avance
une idée essentielle : pour lui, le capitalisme a atteint un
stade de maturité qui fait apparaître une tendance à
la collaboration de classe plutôt quà une lutte des
classes. Derrière tout cela, il y a la théorie du maître
et de lesclave. Quest-ce qui contraint les hommes au salariat,
un maître, des maîtres ? Et ce quil y a de plus pervers
dans ce système, cest quil simpose par une
pseudo-société démocratique. En gros, la seule
solution quil reste aux esclaves, cest de pouvoir choisir
librement leurs maîtres.
Cette harmonie est évidemment préétablie,
dans la mesure où les maîtres ont façonné
un public qui réclame leur marchandises, et avec dautant
plus dinsistance quil peut, dans et par ces marchandises,
se décharger de sa frustration et de lagressivité
quelle fait naître. Vers la libération
Il est reproché à Marcuse du coup de mettre hors jeu
doffice la classe ouvrière pour la réalisation de
la révolution. Et là, je voudrais le « défendre
» si je puis dire : sil constate et regrette lintégration
dune grande part des travailleurs au système, il précise
aussi à plusieurs reprises que pour lui la classe ouvrière
est et reste lagent historique incontournable dune possible
révolution.
La transformation radicale dun système social dépend,
aujourdhui encore, de la classe qui constitue la base humaine
du processus de production ; cest-à-dire, dans les pays
capitalistes avancés, de la classe ouvrière. [...] La
classe ouvrière na pas perdu son rôle historique,
elle est toujours le principal moteur de la transformation. Vers
la libération
Par contre, ce qui peut être critiquable chez Marcuse, cest
la suite de cette phrase : « ... et les catalyseurs de la transformation
doivent agir de lextérieur ». Et là, je ne
suis plus daccord avec lui quand il décrit la « classe
ouvrière industrielle » comme un « facteur objectif
» de la révolution et « lintelligentsia non
conformiste » comme un « facteur subjectif, cest-à-dire
la conscience politique ». La révolution ne peut pas venir
pour moi de « lextérieur », dune espèce
davant-garde qui aurait encore une conscience politique alors
que les travailleurs, dépourvus même partiellement
et momentanément de cette conscience, serviraient de masse
agissante mais non pensante.
L. C'est vrai quà notre tour, lenvie
nous prend de détourner la pensée de Marcuse, de larracher
à une vision peut-être trop liée aux milieux des
campus américains des années 60, à une tendance,
parfois, à privilégier le rôle de « la dimension
esthétique » dans la lutte contre la pétrification
sociale. Je crois que son grand mérite a été surtout
de poser des jalons dans la recherche de ce chemin fragile que doivent
se frayer les aspirations utopiques, en tirant vers la lumière
la négation vivante que le principe du plaisir sans cesse nié
ou contrarié secrète. Il nous apprend à être
à lécoute des vibrations de la vérité
de la poésie, qui capte la sève de lespoir et de
la révolte, de ce passé toujours échappé
qui rend le présent si étroit, si intolérable.
Il élargit ainsi les failles du système pour quelles
se fassent appel dair dans lorganisation serrée du
principe de réalité. Il renoue avec la mémoire
intime des grands refus, des grandes révoltes, dans le temps
enchaîné aux nécessités du capitalisme depuis
lenfance. Il réanime au plus intime de chacun les liens
avec la grande communauté meurtrie de ceux qui sont les agents
et les victimes les plus directs de léconomie.
Dans cette archéologie reconquise de lEros dont les rêves
persistent à habiter et tourmenter lhomme unidimensionnel,
il y a ce refus obstiné dêtre confiné à
la sphère privée, sans défense, que le pouvoir
peut investir à sa guise par la persuasion ou la violence ; il
y a donc les ferments dune prise de conscience communautaire,
dun mouvement révolutionnaire. Marcuse à sa manière
redonne à la poésie sa fonction plénière
: laffirmation rayonnante et inquiète dune autre
réalité. Et louverture de lhistoire à
un autre horizon.