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Jacques Lacan
Le " symptôme " Marcos
Par Bernard Doray (*)


Le 21 novembre 1992 s'ouvrait le congrès de la Convention psychanalytique sur le thème : " Le symptôme dans la cure et le politique ". Les organisateurs y avaient mis en exergue, torsades de syntaxe et cryptages discrets, une " phrase de Lacan " : " Que le symptôme institue l'ordre, dont s'avère notre politique, implique d'autre part que tout ce qui s'articule de cet ordre soit passible d'interprétation " (Lituraterre, 1971). Citation à articuler avec une autre : " Le premier qui a eu l'idée du symptôme, c'est Marx. (...) Le capitalisme se marque d'un certain nombre d'effets qui sont des symptômes. C'est un symptôme dans la mesure où Marx impute à l'humanité d'avoir une norme et il a choisi la norme prolétaire " (Silicet). Autrement dit, si Engels (la Situation de la classe laborieuse en Angleterre) et Marx (le Capital) ont pu lire les malheurs de la révolution industrielle, non pas à la manière plaintive et complice des philanthropes de l'époque (Villermé en France), mais comme une déliaison généralisée annonçant un autre horizon possible de l'humain, c'est parce qu'ils y ont vu un ensemble de signes agrégés par un symptôme superlatif, le capitalisme. Et ils ont fait parler les plaies du corps social à partir d'un point de vue inversé sur l'humain, l'humain exclu de son humanité atavique, violemment désencoquillé de ses appartenances, le prolétaire dont ils " savaient " avoir l'intelligence des potentialités historiques.

En anticipant sur l'éclat d'histoire vive par lequel je terminerai, je proposerai que ce " savoir " sur l'avenir, c'est celui-là même de " l'autre joueur ", sorti de l'imagination de Marcos, le sous-commandant insurgé, dans son adresse aux étudiants de l'Institut d'anthropologie le 12 mars 2001, au lendemain de l'arrivée de la marche zapatiste à Mexico. Après que, seule concession à un triomphalisme qui aurait pu trouver dans la situation des motifs pour plus d'emphase, il eut raillé la petitesse des poupées politiques ventriloques et des intellectuels dormitifs qui propagent la bonne nouvelle que l'histoire s'arrête avec un système mondial parvenu au stade ultime de son autosuffisance, il en vint au sourire de l'Indien qui vient de bousculer le jeu des roublardises politiques convenues. Lui, il sait bien qu'il manque au système non pas une pièce, mais un autre joueur : " Il le sait, non pas parce qu'il le "sait", mais parce qu'il l'a rêvé. " Lacan avait déduit de la capacité de la psychanalyse à interpréter l'ordre du politique, qu'elle pourrait bien en faire sérieusement son affaire, du moins si elle "s'avérait avertie" de la possibilité d'un aussi exceptionnel destin.

Les psychanalystes ont longtemps gâché une telle intuition dans des ratiocinations enluminées par l'image de Freud voguant vers la Thèbes moderne, les Etats-Unis, et pensant, comme Odipe, y apporter la peste. Cette vanité manifestait surtout une surprenante défiance pour la chose publique. Mais, aujourd'hui, la psychanalyse a plus d'occasions de se risquer à des applications dans les institutions du social. Et sur un plan plus général, la furie d'une globalisation portée par l'esprit de prédation mercantile, ajoutée à des mutations telles que le rapport nouveau à l'être qu'annoncent les triomphes " biotechnologiques " amènent des interrogations fondamentales sur la finitude de la culture et sur la condition de l'humain : provocation d'un effort de pensée pour l'anthropologie et la psychanalyse. Le partage des eaux apparaît alors net entre une possible politique de la psychanalyse et ce resucé de colonialisme que Lacan évoquait en parlant de " l'humanitairerie de commande dont s'habillent nos exactions " (Télévision, 1973). Par " humanitairerie ", on n'entendra pas particulièrement l'ouvre pratique souvent exigeante des intervenants dits humanitaires, mais plutôt cette nébuleuse philanthropique moderne qui aborde la souffrance sociale sous la bannière de croisades compassionnelles.

Politique de la psychanalyse, par contre, que les tentatives pour sortir la question du traumatisme de l'ornière victimologique et interroger des processus d'ensemble : dans les situations collectives extrêmes, prendre en compte l'histoire, mais aussi des universaux propres à l'humain : prématurité et néoténie, capacité de faire des relations chaudes avec des objets froids et fragilité consécutive des étayages et des supports, risque de clivage et de sidération durable de zones de la psyché... Politique de la psychanalyse, encore, que l'interrogation sur les effets majeurs actuels de désymbolisation dans la culture que j'ai envisagés ailleurs et qu'un autre, fichtrement bien inspiré, a récemment désignés comme la " mélancolisation du lien social " (2). Mais la resymbolisation est une affaire encore plus conséquente que le constat des affaissements actuels, et c'est en reprenant " l'autre joueur " évoqué plus haut que je conclurai ce propos.
En même temps qu'un journal du soir faisait sa une avec un large " Marcos, il Rey " et une image aérienne de l'immense foule de la veille, lui, il défaisait sa botte pour ponctuer ce conte, variante de son cru d'une déprimante vision en abîme de Borges de joueurs d'échecs, eux-mêmes manipulés par Dieu et le dieu du Dieu. L'Indien avait d'abord dû ravaler ses questions devant la partie menée par deux graves messieurs, figuration de la capture réglée d'avance du pouvoir politique par l'économique. Ils l'avaient vertement renvoyé à sa supposée inculture et modicité de quotient intellectuel. Mais l'Indien avait pourtant bien saisi une chose, c'est que, dans cette partie, il y allait de sa vie, et qu'il y avait encore une façon de refaire du tiers dans le jeu de miroirs que s'administraient les deux savants joueurs. Et c'est par un " Jaque ! " (" échec ! ") plutôt joyeux qu'il avait ponctué la pose de sa botte boueuse au milieu de l'échiquier des petits-maîtres du monde.

Métaphore de l'événement de la veille : le politique allait mettre encore quelques jours pour accepter ce que le journal populaire du soir avait immédiatement compris. Contrepoint lacanien à cette marche de la dignité zapatiste, le séminaire de l'Identification: " ... La trace de pas montre (à Robinson) que, dans l'île, il n'est pas seul. La distance qui sépare ce pas de ce qu'est devenu phonétiquement le pas comme instrument de la négation, ce sont justement les deux extrêmes de la chaîne. (...) C'est entre ces deux extrêmes que le sujet peut surgir et nulle part ailleurs. " La question de la resymbolisation et du réveil du sujet se joue dans ce " pas à pas " pendulaire : entre la présence de l'Autre, dont l'excès conduit aux illusions de la massification du social, et la désertification qui réduit l'espace commun à une marque de négativité (il n'est " pas " seul, mais l'autre est seulement un " pas ", une empreinte de l'être...). La resymbolisation passe probablement par ce moment de résiliation du " désêtre " qu'évoquait Marcos : " Une botte s'est trompée de chemin et elle aspire à devenir ce à quoi aspirent toutes les bottes, c'est-à-dire à devenir un pied nu. Parce que, dans les lendemains dont nous rêvons, il n'y aura plus de bottes (militaires) ni de bottes de cow-boy, mais des pieds nus: c'est ainsi que l'on doit avoir les pieds le matin au réveil. "
(*) Psychiatre, psychanalyste, responsable du CEDRATE (Centre de recherches et d'études sur les traumatismes et l'exclusion).
Dernier ouvrage paru : l'Inhumanitaire, La Dispute, 2000.
L'Humanité Mardi 17 Avril 2001 paru le 14 Avril 2001 rubrique CULTURES
Le lien de la page d'origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2001/2001-04/2001-04-14/2001-04-14-043.html