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LA TRAME DU DESIR
Note de lecture sur le livre du psychanalyste Marie-Jean Sauret :
Psychanalyse et politique
Huit questions de la psychanalyse au politique.


Malaise dans la civilisation, " impasses subjectives " ayant partie liée avec " la nature capitaliste du lien social contemporain "... Avec Psychanalyse et politique, Marie-Jean Sauret pose le défi d'un sujet affirmant sa " pulsion désir " quand s'opère " la collectivisation des individus biologiques en fonction de leur rentabilité au dressage ".

De la subversion, et rien d'autre. Multilatérale : sujet, discours, acte, symptôme, parole, désir, jouissance... Qui traverse les Huit questions de la psychanalyse au politique que publie (pose ?) Marie-Jean Sauret, en forme de traques du " malaise dans la civilisation " d'aujourd'hui et de quelques-unes de ses manifestations (1): l'exclusion, le racisme, l'extrême droite, le " biologisme ", la violence... Enoncés forcément réducteurs. Car, au-delà de la prise de risque de l'auteur tentant, à la manière de Lacan, de " rejoindre la subjectivité de son époque " - ce qui suppose à la fois le refus de tout raccourci de type " freudo-marxiste " et celui (fréquent en ce temps) de la convocation de la psychanalyse comme " alibi à l'absence d'engagement " -, il ne s'agit rien de moins que d'interroger " le lien social ", tout en laissant le monde d'aujourd'hui interroger lui-même la psychanalyse. Double mouvement dont la complexité n'a d'égale que le parti pris affiché, à savoir la mise au jour de " la nature capitaliste du lien social contemporain ", ce " capitalisme (qui) fait du UN à condition de ne rien vouloir savoir de la division subjective ", et où malades mentaux, victimes du sida, étrangers sans-papiers, etc., apparaissent comme les " figures de l'Autre de la foule capitaliste ".

De Lacan, donc, qui proposa en son temps une " écriture logique " du discours capitaliste, tout en remettant en chantier le cogito cartésien selon la formule : " Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas ", Sauret retient d'abord l'idée d'une sortie radicale du côté de " l'inconscient structuré comme un langage ". Proposition cardinale : l'inconscient n'a rien à voir avec un prétendu " inconscient collectif ", pas plus que le désir humain ne saurait être pensé comme étranger au " lien social ". Sortie radicale, aussi, et du " champ médical " (celui qui pourrait réduire l'inconscient à des " instincts " animaux), et du champ de " l'histoire " en général : le capitalisme, note l'auteur, " exploite le manque-à-être du sujet pour lui faire avaler, comme susceptible d'y répondre, les objets que la science fabrique et qu'il met sur le marché ". Et la " communauté " qu'il s'efforce de " tenir " (en place, en laisse ?) ne se reconnaît qu'à " isoler un individu qui ne soit pas elle ". Mais, depuis Freud, le " malaise " a pris, si l'on ose dire, une dimension " industrielle ". Ce qui amène, par exemple, Elisabeth Roudinesco à parler de la " dépression " comme de la maladie de ce tournant de siècle (2), tandis que Colette Soler, de son côté, écrit : " Ces déprimés qui disent pouce, qui se retirent de la table des agapes modernes, ne seraient-ils pas les anorexiques de l'an 2000, affirmant dans une abstention de désespoir ce qu'il leur reste d'un désir autre ? " (3).

Ce paradoxe, Sauret le commente ainsi en substance : plus la science (ou dite telle) réussit à mettre le monde en machine sans ce reste de jouissance auquel le sujet est accroché, plus la machine fait corps avec la jouissance féroce qu'elle engendre. D'où cette contradiction, dite " perfectionnement ultime de l'idéologie capitaliste ", entre l'idée d'un sujet autonome, " maître de lui et de l'univers " - "fantasme de l'individu réussi " - et le fait que ce même sujet n'en finirait pas d'en appeler à un " maître " qui viendrait suspendre ses doutes au nom d'un " savoir sûr "... Dans cette construction, le " mariage avec le sexe est rompu ", tout débat théorique est abandonné au profit d'un pragmatisme à courte vue, " l'inutile est éradiqué pour un utilitarisme sans principes ", la chasse est ouverte au sujet lui-même qu'il s'agit de " guérir de toute responsabilité ", tandis que s'opère " la collectivisation des individus biologiques en fonction de leur rentabilité au dressage "... Alors demain, le totalitarisme, " soft " ou pas, la montée des intégrismes (le " religieux " du temps de la science et du capitalisme), celle de l'extrême droite ? Le pire n'est pas toujours sûr. Le franchissement du Rubicon, la condamnation à mort de Louis XVI ou le mouvement de Mai 68 témoignent de la possibilité même que soient produits, que se produisent des " actes politiques ".

Marie-Jean Sauret retient, à ce propos, le dilemme exposé par Robespierre lorsque la question de la peine capitale pour Louis XVI fut formulée (si le roi n'était pas condamné, il y avait le risque d'une restauration ; s'il l'était, les puissances européennes déclareraient la guerre à la République, qui mettrait à sa tête un général à la tête de l'armée), et le fait que chaque député fut alors invité à monter à la tribune et à dire " plus qu'à expliquer sa décision ". Retenons, dit-il, " 1. le fait d'échapper aux raisons ; 2. qu'il faut un sujet pour s'échapper de ces raisons ". De même, écrit-il ailleurs, " le poète qui nous touche est celui dont l'écriture fait voler en éclats la langue que nous habitons ". Sortir d'où l'on habite, choisir d'errer face à toutes les assignations à résidence, faire du savoir partagé l'une des conditions pour s'affranchir des limites du savoir, " traverser le plan des identifications " quand le capitalisme pousse les sujets à se constituer en " individus " confondant plus-value ou n'importe quel objet du marché avec la cause du désir : ne revient-il pas à la psychanalyse de contribuer à restaurer cet écart entre " plus-value " et " plus-de-jouir ", interroge Sauret. Lequel pousse pourtant la porte de " l'impasse " de civilisation où nous serions peut-être déjà : " Nous sommes au bout de l'entreprise historique d'une société pour ne plus se reconnaître d'autres fonctions qu'utilitaires, et dans l'angoisse de l'individu devant la forme concentrationnaire du lien social dont le surgissement semble récompenser cet effort. " (4)

"Impasses subjectives ", donc, à partir de la conception dominante d'un sujet " compatible " - comme on le dit en électricité - avec le fonctionnement du marché capitaliste. La liste est longue : " une liberté qui ne s'affirme jamais aussi authentiquement que dans les murs d'une prison, une exigence d'engagement où s'exprime l'impuissance de la pure conscience à surmonter une situation, une idéalisation voyeuriste-sadique du rapport sexuel, des corps détaillés pour l'échange ". Bonjour le " lien social contemporain " ! Discours " en voie de crevaison ", disait encore Lacan à propos du capitalisme, discours qui se soutient, par exemple, de l'exclusion du sexuel (il n'est qu'à voir comment se " traite " parfois le problème de l'émancipation des femmes, leur présence dans la vie politique, quand elles ne sont plus - même à gauche ou à l'extrême gauche - évoquées comme SUJETS, mais comme L'ENSEMBLE des femmes, ce qui suppose, refoulée, l'existence de LA femme), discours qui partage avec le discours du maître le fait de rendre le fantasme impossible, puisque le désir est, ou serait, réalité. Peut-être faut-il ici souligner que toute la beauté du Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick (5), tient peut-être d'abord au fait qu'il rétablit la puissance du fantasme, du désir, quand on a communément tendance à penser que seul un événement " réel " pourrait perturber quelqu'un.

Questions au " politique ", donc, ou plutôt tentative de " désincarcération " de son discours, par remontée au jour de la " préoccupation du sujet de l'acte ", du réel du sujet. Le défi que lance Sauret, avec d'autres en ces temps, ne consiste-t-il pas, au fond, à donner une place centrale à un sujet de l'inconscient saisi dans sa liberté mais contraint par une loi symbolique, un sujet qui puisse reconstituer sa " pulsion désir " et sa " capacité d'acte " ? Et osera-t-on dire que l'échec tragique d'un certain " modèle " de " révolution " (mort, justement, d'avoir méconnu le désir, et où la psychanalyse fut interdite comme " science bourgeoise ") invite à la réinvention permanente de ce défi ?

Jean-Paul Monferran


(1) Marie-Jean Sauret : Psychanalyse et politique, Huit questions de la psychanalyse au politique. Presses universitaires du Mirail, 208 pages, 98 francs.
(2) Elisabeth Roudinesco : Pourquoi la psychanalyse ?. Fayard, 1999 (voir l'Humanité du 23 septembre 1999).
(3) Colette Soler : Table ronde sur dépression et psychose. Ecole de la cause freudienne-ACF, numéro 135, janvier 1995.
(4) Jacques Lacan : le Stade du miroir, in Ecrits. Seuil, 1966.
(5) Voir, à ce propos, l'entretien d'Elisabeth Roudinesco à Télérama, le 15 septembre 1999. Elle y rappelle notamment que le film de Kubrick est inspiré d'une nouvelle d'Arthur Schnitzler, médecin viennois contemporain de Freud, et " très proche " de l'auteur de l'Interprétation des rêves.

L'Humanité Vendredi 5 Janvier 2001


La page d'origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2001/2001-01/2001-01-05/2001-01-05-047.html