"Pour celui qui ne peut se dérober, pour celui dont la vie s'ouvre
à l'exubérance, l'érotisme est par excellence le problème personnel. C'est
en même temps, par excellence, le problème universel"
(BATAILLE)
"Increscunt animi, virescit volnere virtus"
Psychanalyse et capitalisme
1. Le moi-idéal du salariat
La psychanalyse est la thérapeutique de l'individualisme, c'est-à-dire
de l'idéologie bourgeoise du libéralisme économique et du salariat,
des idéaux et des devoirs dont on charge les individus, isolés et impuissants
mais disposant d'un revenu qui est bien individuel. La fonction, l'activité
d'un salarié, n'est pas identifiée à son être, il peut changer de travail,
il est donc "libre" par rapport à son groupe d'origine et
à son histoire mais d'autant plus responsable de ce qu'il est, de sa
misère comme de sa soumission. Le poids de la faute ne date pas
du capitalisme assurément, plutôt du travail et de l'esclavage. Mais
un grec n'avait pas d'inconscient ni vraiment d'individualité puisqu'il
pouvait prendre sur lui aussi bien les actes de sa famille comme étant
son destin.
L'idéologie de l'individualisme isole l'individu et lui fait un devoir
de son bonheur et de sa perfection personnelle (surmoi), image du Père
idéal (celui qui jouit de la mère). Depuis Socrate on sait pourtant
que la sagesse est hors d'atteinte, on ne peut s'en approcher
que par le dialogue avec les autres, l'activité du citoyen améliorant
les lois de la Cité comme la réalité fondatrice. Être responsable
ne peut vouloir dire qu'assumer l'idéologie, le destin, le projet de
son propre groupe avec toute sa contingence. L'abstraction de l'idéal
individualiste est lui bien manifeste, se traduisant en souffrance individuelle
de ne pouvoir s'y égaler, souffrance jalouse renforcée par l'évidence
objective des autres individus qui semblent répondre, de l'extérieur,
à ces exigences insurmontables pour nous.
Tous les supports effectifs de l'individu sont convoqués par la psychanalyse
: corps, âme, conscience de soi, regard, narcissisme, mémoire, histoire
mais pas le salariat comme revenu individuel qui est pourtant
le fondement "matériel" de l'idéologie individualiste, de
la concurrence de tous contre tous. Son fondement idéologique est la
fonction du Père singulier donnant consistance avec la castration à
l'interdit sur la totalité comme impuissance devant un idéal
inatteignable.
La demande de guérison participe pourtant de cet idéal même.
Le symptôme et le délire sont des "tentatives de guérison"
qui nous "protègent" de la culpabilité par son refoulement.
Ce sont des effets de la norme sociale. La psychanalyse consiste alors
à guérir de la guérison, de la belle individualité suffisante
à soi, du moi autonome et performant, rationnel et productif. L'effort
névrotique pour répondre au discours social est interprété par la psychanalyse
comme réponse au désir de la mère par l'identification au Père, c'est-à-dire
renvoyé à la première objectivation (ontologique), à son histoire singulière
comme origine alors que l'origine peut être située tout autant, au plus
près, dans l'acte même d'énonciation en rapport à un autre et comme
déterminé par celui qui l'entend. L'important est qu'en soit perçu par
l'analysant quelques médiations par lesquelles il se faisait un devoir
apeuré de répondre, dans l'évidence, à cette exigence sociale d'identification
en rivalité avec d'autres, prenant l'idéologie au mot (au détriment
de sa véritable causalité particulière). Il y a donc bien aussi pour
la psychanalyse une "séparation ontologique", un refoulement
originaire, qui se répand en névroses, symptômes, refoulements,
"séparations historiques" qui peuvent être surmontés en reconnaissant
la séparation originaire, l'interdit de la jouissance, qui ne peut,
lui, jamais être vraiment dépassé, ni le dire être vraiment dit.
Le résultat, sorte encore de guérison, est supposé être une dé-fascination
de l'idéal, une dés-objectivation, une lucidité et une liberté conquises,
consistant tout comme la phénoménologie, dans la conscience du désir
qui organise nos idéaux et nos discours, dans une responsabilité
assumée de sa cause finale, en rapport avec les autres. Car pour Hegel,
Lukács et Marx, il faut aussi prendre conscience de soi comme groupe
(discours), processus social (rapport social) qui nous produit et que
nous produisons, pour accéder à la liberté effective du citoyen affrontant
la totalité en changeant la situation sociale qui nous conditionne.
A ce côté "authentique" de la conscience de soi comme projet
collectif, s'oppose l'inauthenticité de l'idéologie de l'individualisme
livré à la dette paternelle, séparé de son groupe et rendu obscur, objectivation
totale et douloureuse, inhumaine et plaintive.
Cette objectivation peut s'exprimer comme séparation de la Mère et Castration
dans la nomination du Père, ramenée au fondement de l'objectivité intersubjective,
mais cela n'empêche pas que dans sa particularité historique et dans
son extension, il faut ramener l'objectivation phallo-marchande
à son contexte technique et capitaliste, comme la psychanalyse
ramène le symptôme à ses conditions particulières (familiales et sociales).
L'important est la fonction du père singulier comme origine de l'individu,
réduisant l'héritage social à la contingence d'une place pourtant largement
mythique et déterminée par les rapports de production monopolisant toute
dette sociale. A partir de là, c'est effectivement la même chose de
croire que les vitrines sont pleines de jouissances et s'en trouver
exclu (Bloch) ou croire le Phallus, le désirable, comme existant réellement
et comme propriété du Père, condamnant à désirer en vain (castration).
2. Le non-rapport marchand
D'ailleurs, la neutralité analytique (la mise hors jeu du désir de l'analyste,
la non participation, la non réponse) qui est vraiment permise par le
paiement, le non-rapport économique, permet de faire apparaître
le processus plutôt que l'objet (comme dans la phénoménologie), la demande
déçue, la jalousie plutôt que le Phallus. Mais on peut constater la
même ambivalence dans le jugement sur la psychanalyse que dans celui
sur le capitalisme : le non-rapport monétaire délivre des anciennes
dépendances personnelles, il préserve théoriquement l'autonomie de l'analysant
(si c'est un analyste pressé d'en finir, sinon l'argent est un facteur
de dépendance) mais il reste bien à l'intérieur du rapport marchand
sauf en sa rupture. La positivité et l'universalité du rapport marchand
permettent de dépasser tous les particularismes, tout en protégeant
les droits d'un individu abstrait détaché de son histoire. C'est de
cet individu abstrait que la psychanalyse peut nous délivrer en le ramenant
à son histoire singulière et à sa part de liberté concrète au lieu d'une
image spectaculaire vide et hors d'atteinte, apprentissage de la liberté
au-delà du Père. On ne sait si on aurait besoin de psychanalystes, ou
bien d'initiations, de sorciers, si l'individualisme bourgeois ne dominait
pas nos sociétés. Individu et paiement de l'acte montrent bien, en tout
cas, le lien de la psychanalyse au capitalisme dont elle devrait nous
guérir. Ce qui n'est pas la réfuter mais la spécifier.
La psychanalyse n'est pas seulement "dans" le rapport marchand,
c'est bien la psychanalyse "du" rapport marchand, des idéaux
de l'individualisme libéral, mais qui reste à l'intérieur du non-rapport
économique d'une profession libérale. On peut résumer le rôle du paiement
dans l'analyse à ce qu'il constitue l'analysant comme acteur et qu'il
réduit le désir de l'analyste à une contrepartie universelle, renvoyant
à un désir extérieur à l'analyse elle-même. Ceci signifie que l'analyste
n'a pas besoin d'aimer son analysant pour l'analyser, cela n'empêche
pas l'analysant de vouloir séduire son analyste, au contraire.
On achète réellement une écoute mais c'est particulier à chacun de savoir
pourquoi il paye. Car l'analysant paye pour l'accès à la jouissance
qu'il suppose à l'Autre. Comme dans toute secte c'est pour accéder à
la jouissance de l'Autre qu'on se rend dépendant et soumis à ses rêves,
qu'on l'aime de cet amour du sujet supposé savoir. La différence
dans l'analyse est de comprendre ce qui nous a mené là, en analysant
le transfert, et l'escroc dévoilant son escroquerie ne permet plus aucune
prétendue innocence.
La Psychanalyse est (comme le Droit) un facteur de libération des liens
de dépendance si c'est une psychanalyse conduite par un analyste analysant
le transfert mais c'est un lien de dépendance total lorsque l'analyste
dépend de ce revenu et croit poursuivre la vérité de l'analysant. Par
contre le fait d'élever le coût de la séance doit au contraire briser
le lien de dépendance du transfert en le rendant insupportable, en objectivant
sa démesure, et donc le désir réellement sous-jacent, plutôt que de
laisser se bloquer une relation de dépendance confortable et l'irresponsabilité
de l'analysant. La Psychanalyse peut guérir de la guérison, de l'idéal
salarial du moi autonome, elle ne guérit pas de l'argent et du capitalisme.
Les liens de ces pages http://perso.club-internet.fr/cartlamy/psyc.htm
et http://perso.club-internet.fr/cartlamy/psyr.ht