Est-ce seulement dans l'espace, à l'intérieur
de frontières données, que se définit et peut s'exercer
le pouvoir ? Spécialiste de l'uvre de Michel Foucault,
auquel il a consacré sa thèse, Frédéric
Gros explique comment le changement, introduit par Foucault et Deleuze
dans la manière de concevoir la nature et le fonctionnement du
pouvoir, conduit à une redéfinition du territoire lui-même.
«. L'objet du pouvoir féodal
««. L'espace analytique du pouvoir disciplinaire
«««. Le territoire pour penser le pouvoir
«V. La pulsation d'une puissance vitale
Il y a une manière ancienne de penser le pouvoir : en termes
de représentation et de limites. Sur quel fondement une autorité
souveraine nous commande-t-elle, et quelle est la mesure de ce commandement
? Quelles sont les puissances d'action que les individus peuvent exercer
? Lesquelles peuvent-ils déléguer ? Quel régime
politique de distribution des pouvoirs (démocratie, oligarchie,
monarchie) est le plus enviable ? Toutes ces problématiques ne
cessent d'interroger simultanément l'objet et le sujet du pouvoir.
Si quelque chose change, avec Deleuze et Foucault, dans la conception
du pouvoir, cela passe sans doute par le lien privilégié
qu'ils établissent entre une théorie du pouvoir et une
pensée de l'espace, quittant les schèmes plus classiques.
Ce recoupement prendra forme dans une interrogation sur le territoire.
Qu'est-ce qu'un territoire en effet si ce n'est un fragment d'espace
délimité par un acte de pouvoir, un lieu de règne
pour une puissance d'action ? Foucault le définit ainsi : «
ce qui est contrôlé par un certain type de pouvoir «.
Cette détermination reste pourtant vague. On voudrait ici la
préciser en examinant, au travers des oeuvres de Foucault et
Deleuze, quatre niveaux de sens du territoire, en allant du plus serré
au plus élargi : passant du territoire comme objet historique
d'une forme déterminée et datée de pouvoir politique,
au territoire comme milieu déployé par une puissance de
vie.
«. L'objet du pouvoir féodal
Le territoire désigne pour Foucault, à l'occasion d'analyses
poursuivies dans les années 1977-1978, ce qui a constitué
pendant tout le haut Moyen-Age et encore au XV»e siècle,
la préoccupation essentielle de l'État naissant. Le problème
de l'État était : comment reculer les frontières
au plus loin, comment élargir mon territoire ? C'est le problème
du Prince de Machiavel : comment assurer une autorité dans des
provinces nouvellement conquises, comment garantir la cohésion
d'un empire ? En ce sens, selon Foucault, le Prince n'est pas le premier
traité moderne de politique, mais le dernier traité ancien,
puisqu'il continue à poser le territoire comme objet premier
du gouvernement. Ce qu'on gouvernait, c'était donc un territoire
et, secondairement, les sujets qui l'habitent et les richesses qui le
composent. Le rapport de l'État à ses populations se définissait
dans les termes d'un « « pacte territorial « : «
autrefois, l'État pouvait dire : 'Je vais vous donner un territoire'
ou : 'Je vous garantis que vous allez pouvoir vivre en paix dans vos
frontières'. C'était le pacte territorial «. Le
passage à l'État moderne se caractérisera par l'abandon
de l'obsession territoriale : l'objet du gouvernement désormais
sera la population vivante (« bio-politique «), qu'il s'agira
de contrôler, de réguler. Ce n'est plus de la terre que
l'État promet, mais la santé et le confort sans peur («
pacte de sécurité «). Il ne s'agit plus d'agrandir
le territoire mais de faire prospérer une population à
l'intérieur de frontières données. En ce sens,
le territoire n'est que le plus vieil objet du pouvoir.
««. L'espace analytique du pouvoir disciplinaire
On ne dira pas pour autant que le pouvoir dans ses formes modernes rompt
totalement avec une problématique territoriale. En fait il la
reconduit à un autre niveau. C'est que la discipline a encore
à faire avec la topographie. Elle est un mode spécifique
d'investissement de l'espace : le quadrillage. Soit le vieux rituel
en cas de lèpre : on sépare en deux une population, on
en exclut une partie. Le règlement de la peste en revanche sera
plus conforme à une stratégie disciplinaire : on ferme
la ville, et carré par carré, on la surveille et on en
extrait les sujets frappés de maladie : « la lèpre
et son partage ; la peste et son découpage «. Plus largement,
la discipline se comprend comme investissement analytique de l'espace.
Il s'agira par exemple d'établir des cellules fonctionnelles
adaptées, pour des opérations précises, déterminées,
et où viendront s'inscrire des sujets dociles : les postes de
travail dans une usine, la disposition des lits dans un hôpital,
etc. Le dispositif spatial une fois mis en place, muni de son sujet
et de sa fonctionnalité propre, sera traversé par un regard
(principe de surveillance) qui jouera comme la garantie et la condition
de son bon exercice. La discipline ne supporte pas les territoires défendus,
les recoins secrets : elle exige la lumière. On n'a plus donc
plus ici un territoire délimité par des frontières
qu'une autorité souveraine se devait d'élargir et de protéger
en même temps, mais qui comportait en son sein des zones d'ombre
(encore une fois l'attention du pouvoir se portait sur la périphérie).
La discipline, tactique moderne du pouvoir, suscite au contraire des
mini-territorialités analytiquement décomposées,
assujettissantes, et traversées de visibilités pénétrantes.
La problématique du pouvoir n'est enfin pas réfléchie
ici au niveau d'une macro-politique (l'État, la Loi, etc.) mais
d'une micro-politique (la distribution concrète des individus
au travail, à l'armée, les règlements, etc.). L'attachement
au territoire montre un changement d'échelle dans la pensée
du pouvoir.
Le territoire pour penser le pouvoir
Les analyses de Foucault sur la gouvernementalité du territoire
et le pouvoir disciplinaire, que nous venons d'évoquer succinctement,
constituent des études historiques. Nous avions défini
le territoire comme ce fragment d'espace investi par un pouvoir : ce
sont deux modalités historiques de cet investissement que nous
avons décrit. Foucault n'aurait jamais alors que théorisé
un mode supplémentaire d'exercice du pouvoir : en plus de représenter
des individus, en plus de connaître des problèmes de mesure
et de distribution internes, le pouvoir s'applique à des espaces
nommés « territoires «. Mais le territoire ne se
réduit pas à un objet inaperçu du pouvoir. Il est
aussi ce qui permet de penser le pouvoir. C'est-à-dire qu'il
ne s'est pas simplement agi, pour Deleuze et Foucault, de penser le
territoire à partir du pouvoir, mais aussi de penser le pouvoir
à partir du territoire. Cette détermination est manifeste
à la surface même de leur vocabulaire : champs de forces,
territorialisatides problèmes de mesure et de distribution internes,
le pouvoir s'applique à des espaces nommés « territoires
«. Mais le territoire ne se réduit pas à un objet
inaperçu du pouvoir. Il est aussi ce qui permet de penser le
pouvoir. C'est-à-dire qu'il ne s'est pas simplement agi, pour
Deleuze et Foucault, de penser le territoire à partir du pouvoir,
mais aussi de penser le pouvoir à partir du territoire. Cette
détermination est manifeste à la surface même de
leur vocabulaire : champs de forces, territorialisation et déterritorialisation,
réseaux, foyers, noeuds, configurations de pouvoir, etc. On donnera
deux raisons, communes à Foucault et à Deleuze, d'une
théorisation du pouvoir à partir d'un modèle territorial.
Le pouvoir d'abord n'est plus pensé comme chose. Il n'appartient
à personne en particulier, pas même à une classe
sociale. Il n'est pas un être, mais ce qui circule entre les êtres.
Le pouvoir n'est plus conçu selon la verticalité des palais
ou des pyramides, comme une série de dominations successives,
dans un mouvement de concentration. Il a contraire l'horizontalité
du territoire, traversé de réseaux multiples, qui forment
parfois des foyers, mais sans qu'un centre jamais organise cette dispersion.
Le pouvoir s'organise selon des lignes et des noeuds. Les rapports sont
multilatéraux, réversibles, formant des configurations
variables. Le recours aux métaphores spatiales permet dabandonner
le modèle monarchique du pouvoir, pour le repenser comme multiplicité
étoilée. Par ailleurs, le modèle territorial permet
de penser le pouvoir comme immédiatement stratégique.
Le pouvoir n'est plus, comme dans les théories classiques (modèle
contractualiste), ce qui apparaît une fois la paix établie,
mais ce qui se déploie selon les régions
«V. La pulsation d'une puissance vitale
Il se peut cependant qu'une dimension importante du territoire ait été
jusqu'ici oubliée : celle que prend en compte précisément
l'éthologie (étude du comportement animal). Elle nous
permettrait d'ouvrir la problématique du pouvoir-territoire à
une dimension cosmique, en suivant les thèses élaborées
par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux.
Un enfant dans le noir chante une ritournelle. Il a peur (ce qui l'enveloppe
ne lui est pas connu, est informe), alors il chante. Peu à peu
il reprend confiance, il est au centre de sa chanson, de son territoire
conquis sur les ténèbres. On pourrait même imaginer
au récit une suite ainsi conçue : bientôt rassuré,
et presque fort, l'enfant provoque la nuit de sa chansonnette, tente
même de l'accorder à des forces de vie qu'il sent le traverser
(vibrations des présences nocturnes à distinguer des épaisseurs
de ténèbres qui précédaient). La ritournelle
pour Deleuze, c'est un agencement territorial. Soit encore un oiseau.
Il peut comme le rouge-gorge chanter pour marquer son territoire, ou
encore comme cet autre, chaque matin disposer pour assigner des limites,
des feuilles, en les retournant sur leur face la plus pâle, afin
qu'avec clarté elles se détachent. Ces scènes illustrent
des points importants d'une pensée deleuzienne du territoire.
Déjà le territoire ne se confond pas avec un simple milieu
extérieur qu'on viendrait habiter, remplir, occuper. Le territoire
pour le vivant est un prolongement de lui-même, ou plutôt
une réserve qu'il se forge afin de se protéger d'une extériorité
menaçante. Ainsi la ritournelle de l'enfant contre la nuit. Le
territoire en ce sens est une intériorité déployée
depuis laquelle seulement le vivant commence à exister, une fois
qu'il a pu se constituer comme centre et tracer le cercle d'un territoire
propre. Avant d'être quelque chose, il faut avoir un territoire.
Par ailleurs, la danse matinale de l'oiseau fait assister à la
naissance de l'art : les choses de la nature (les feuilles, la couleur
plus sombre du sol) se mettent à exprimer depuis le geste qui
trace un territoire. Le territoire que se donne le vivant, c'est peut-être
la première forme créée. Mais Deleuze ne s'arrête
pas au geste de clôture. il faut qu'une forme, un territoire,
une existence déterminée, après le mouvement d'arrachement
constitutif au chaos, apprennent à se laisser traverser par des
lignes de fuite qui puissent entraîner sans détruire.
Il ne faut pas penser alors qu'un pouvoir vient occuper du dehors un
territoire (modèle de la conquête). Le territoire c'est,
au coeur même du pouvoir, le déploiement de son jeu propre.
Frédéric GROS
Université Paris X
Le lien d'origine sur le site de l'Institut du management d'EDF et de
GDF http://im.edfgdf.fr/im/html/fr/bib/articles/gros.htm
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