|
Origine : http://www.aix-mrs.iufm.fr/formations/filieres/ecjs/productionaixprem/pouvoir.html
Le Pouvoir
1/ Un terme polysémique
Le mot pouvoir est employé dans de nombreux sens qui sont parfois
proches des concepts d’influence ou d’autorité. Ces
divers concepts doivent cependant être distingués (voir annexes
1 et 2 de cette fiche)
Le pouvoir peut s’exercer sur la Nature, sur soi-même (la
maîtrise de soi) ou sur les autres. En ECJS, on s’intéresse
principalement à la question du pouvoir dans les relations avec
les autres. (Voir aussi la fiche « Civilité »)
Avec Ph. Braud, on retiendra trois significations principales du
terme pouvoir :
- Une approche institutionnaliste qui conduit à identifier le pouvoir
à l’Etat (on dénonce par exemple « la politique répressive
du pouvoir »), au gouvernement (on distingue le « pouvoir » et «
l’opposition ») ou aux administrations (« les pouvoirs publics
»).
- Une approche substantialiste qui conduit à considérer le pouvoir
comme une chose que l’on peut posséder (avoir du pouvoir)
ou perdre (perdre le pouvoir), que l’on peut accroître ou
dilapider.
- Une approche relationnelle (ou interactionniste) dans laquelle
le pouvoir n’est pas considéré comme une chose, mais comme
une relation, un pouvoir sur quelqu’un.
Les analyses contemporaines mettent l’accent sur la conception
relationnelle du pouvoir. C’est cette conception qu’exprime
le politologue américain R. Dahl pour qui le pouvoir est « la capacité
d’une personne A d’obtenir qu’une personne B fasse
quelque chose qu’elle n’aurait pas fait sans l’intervention
de A ». En ce sens, les parents exercent un pouvoir sur leurs enfants,
un entraîneur sportif exerce un pouvoir sur son équipe, un officier
sur ses hommes et le législateur sur l’ensemble des citoyens.
M. Crozier insiste sur le fait que « le pouvoir est une relation
et non un attribut des acteurs ». Le pouvoir est donc une relation
« réciproque mais déséquilibrée ». Toujours selon Crozier « C’est
un rapport de force, dont l’un peut retirer davantage que
l’autre, mais où, également, l’un n’est jamais
totalement démuni face à l’autre ».
Cette conception relationnelle est aussi celle de M. Foucault «
le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache
ou se partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse
échapper ; le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables,
et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles ». (Dits et
écrits, t.III, éd. Gallimard, "Bibliothèque des sciences humaines",
1994, p. 794)
2/ Pouvoir, pouvoir politique, Etat
De nombreuses relations sociales sont des relations de pouvoir
(y compris dans la sphère privée). Mais tout pouvoir n’est
pas politique. On dira que le pouvoir est politique lorsqu’il
formule des injonctions qui concernent l’ensemble d’une
communauté politique (définie par une population, un territoire,
des activités de production, des activités de communication et un
ensemble de règles sociales). Tout pouvoir politique n’est
pas un Etat. On réservera le terme Etat à un pouvoir politique institutionnalisé
qui, selon la formule de M. Weber, revendique avec succès le monopole
de la violence physique légitime. Selon P. Clastres, les chefs des
tribus amérindiennes exercent bien un pouvoir politique, mais ce
pouvoir n’est pas coercitif et il n’est pas institutionnalisé.
La thèse de Clastres est certes controversée (voir en particulier
les analyses de J.W. Lapierre) mais elle permet de mettre en cause
la confusion entre pouvoir et Etat et de soumettre à la critique
l’idée de l’universalité de l’Etat.
3/ Puissance, domination, légitimité
Max Weber a forgé un ensemble de concepts qui conservent toute
leur portée heuristique.
La puissance (Macht que certains traduisent par « pouvoir ») « signifie
toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale
sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur
quoi repose cette chance ».
La domination (Herrschaft) « signifie la chance de trouver des personnes
déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé ».
Le concept de domination suppose donc un certain consentement à
l’obéissance. Ce consentement (cette docilité) repose sur
le fait que l’ordre reçu est considéré comme légitime (voir
fiche « Légitimité »).
M. Weber construit trois types idéaux de légitimité :
- la légitimité traditionnelle qui repose sur « la validité de ce
qui a toujours été », sur la croyance dans la sainteté des traditions.
- La légitimité charismatique, qui repose sur les qualités exceptionnelles
reconnues à un héros ou à un chef.
- La légitimité légale-rationnelle qui repose sur la croyance dans
la légalité des règlements.
4/ Le pouvoir comme dimension inéliminable de la vie sociale
Le pouvoir apparaît comme une dimension inéliminable de la vie sociale. Certes,
l’Etat, n’est pas universel, mais même les sociétés
sans Etat comportent des relations de pouvoir (des hommes
sur les femmes, des adultes sur les jeunes etc.). Pour P. Clastres,
comme pour J.W. Lapierre, toutes les sociétés sont marquées par
une forme ou une autre de pouvoir politique. Dans les sociétés développées
de multiples formes de pouvoir s’articulent (1)
et l’idée d’une société sans pouvoir, c’est-à-dire
où toutes les interactions seraient strictement symétriques semble
très largement illusoire. De même, les conditions d’existence
de sociétés sans Etat (mais non sans pouvoir politique) énumérées
par P. Clastres sont très restrictives et l’existence de l’Etat
apparaît comme un horizon indépassable de la modernité (2)
.
Dès lors, la question qui est posée est celle de la limitation des
pouvoirs et l’on considère que seul le pouvoir arrête le pouvoir.
D’où les idées de la séparation des pouvoirs et l’idée
d’Etat de droit qui visent à limiter les possibilités d’arbitraire.
En l’absence de normes juridiques, tout pouvoir est susceptible
de s’engager dans une dynamique conduisant à l’abus
de pouvoir. L’existence de contre-pouvoirs et l’institutionnalisation
du pluralisme apparaissent donc comme une condition de la
démocratie. (Voir les fiches « Etat », « Légitimité », « Démocratie
», « Etat de droit »).
Bibliographie
- Braud Ph. : « Du pouvoir en général au pouvoir politique »
in Grawitz M. et Leca J. : Traité de science politique, PUF, 1985
- Braud Ph. : Sociologie politique, LGDJ, 1992
- Chagollaud D. : Science politique, Dalloz, 2ème éd., 1999
- Chazel F. : « Pouvoir » in Boudon R. (dir.) : Traité de sociologie,
PUF, 1992
- Clastres P. : La société contre l’Etat, Editions de Minuit,
1974
- Crozier M. et Friedberg E. : L’acteur et le système,
Editions du Seuil, 1977 (réédition dans la collection Points)
- Foucault M. : "Le sujet et le pouvoir" dans Dits et écrits,
tome IV, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines (p. 222-243)
- Jouvenel B. de : Du pouvoir, Livre de poche, Coll. Pluriel,
1998 (1ère éd. 1945)
- Lapierre J. W. : Le pouvoir politique, PUF, Coll. Sup, 1969
- Lapierre J. W. : Vivre sans Etat ? Essai sur le pouvoir politique
et l’innovation sociale, Seuil, 1977
- Spector C. : Le pouvoir, Coll. GF, Flammarion, 1997
- Weber M. : Economie et société, Pocket, Coll. Agora, 1995
- Weber M. : Le savant et le politique, UGE, Coll. 10-18, 1987
(préface de R. Aron)
Quelques citations
« Est toujours périlleux le pouvoir qu’un homme exerce
sur un autre. Je ne dis pas que le pouvoir, par nature, est un mal
; je dis que le pouvoir, par ses mécanismes est infini (ce qui ne
veut pas dire qu’il est tout-puissant, bien au contraire).
Pour le limiter, les règles ne sont jamais assez rigoureuses ; pour
le dessaisir de toutes les occasions dont il s’empare, jamais
les principes universels ne sont assez stricts. Au pouvoir il faut
toujours opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions.
»
Michel Foucault : « Inutile de se soulever ? », Le Monde,
11-12 mai 1979
« Le pouvoir est la capacité exercée par des leaders, à la fois
les uns sur les autres et sur les membres du groupe, de faire coïncider
des motivations et des intérêts hétérogènes. »
Raymond Boudon et François Bourricaud : Dictionnaire critique de
sociologie, PUF, 1982, (p. 428)
« Des débats alimentés par les matériaux de l’anthropologie
politique ont repris la question de savoir si des sociétés réellement
dépourvues de pouvoir politique à caractère coercitif étaient historiquement
concevables.
Deux types de réponses positives lui ont été apportées :
- Celle de Fortes et Evans-Pritchard pour lesquels l’absence
d’autorité centralisée, de machine administrative ou judiciaire
spécialisée autorise à parler de société sans Etat dans nombre de
systèmes politiques africains pré-coloniaux.
- Celle de Pierre Clastres pour qui le pouvoir politique est
universel (mais non l’Etat) et qui distingue les sociétés
à pouvoir politique coercitif et non coercitif. Si lui-même et Jen-William
Lapierre divergent sur l’identification exacte des sociétés
relevant du second groupe, il n’en sont pas moins d’accord
pour admettre leur réalité historique dans un certain nombre de
cas. Clastres énumère les conditions d’existence de sociétés
sans pouvoir politique non coercitif : faiblesse numérique et strict
contrôle démographique ; société d’abondance subjective décourageant
les processus d’accumulation de biens ou de moyens de production
; société isolée, fermées sur elle-même, dans laquelle l’innovation
sociale perturbatrice est interdite. Ces sociétés ne fonctionnent
donc pas sans régulations internes puissantes ni même coercition
; mais l’usage légitime de la violence appartient à tout adulte
de sexe masculin. (D’où par exemple chez les Gayakis étudiés
par l’auteur, des cycles souvent interminables de vengeances
privées). En d’autres termes, les observations de Pierre Clastres
font, elles aussi, place à la violence socialement légitime comme
mode de solution des conflits intra-sociétaux ; tout au plus la
décentralisation extrême de son exercice peut-elle permettre de
parler d’absence de pouvoir étatique, mais non pas d’absence
d’un mode de production d’injonctions légitimes fondées
sur l’usage ou la menace de la coercition.
- Aussi admettra-t-on avec Jean William Lapierre qu’ «
il n’y a pas de sociétés humaines sans tension ni conflits…,
qu’une société ne peut exister sans des procédés de résolution
des tensions, de règlements des conflits, que ces procédés soient
ou non violents et coercitifs », mais l’on ajoutera qu’il
existe nécessairement, à cause précisément des conflits, un mécanisme
social réglant l’usage (légitime/illégitime) de la coercition.
»
Philippe Braud : « Du pouvoir en général au pouvoir politique »
in Grawitz M. et Leca J. : Traité de science politique, PUF, 1985
(p. 377)
Annexe 1
Pouvoir d’injonction et pouvoir d’influence
Type de pouvoir |
Modalités |
Nature des sanctions |
Garantie d’effectivité |
Injonction |
Norme juridique
Prescription morale
Injonction de fait |
Sanctions négatives(univers
de la punition)
Infliction d’un dommage altérant la situation initiale
du Sujet sur le plan matériel ou symbolique |
Coercition matérielle
Coercition psychique
(réelle ou subjectivement perçue) |
Influence |
Persuasion
Manipulation
Autorité |
Sanction positive (univers
de la récompense) :
- plus-value d’information
(réelle ou imaginaire)
- rémunération matérielle
- rémunération symbolique |
Pas de coercition |
Source : Braud Ph. : « Du pouvoir en général au pouvoir politique
» in Grawitz M. et Leca J. : Traité de science politique, PUF, 1985
(p. 356)
Commentaire :
Ce tableau permet d’ordonner d’une façon commode (mais
qui peut être discutée) un certain nombre de concepts. La distinction
essentielle porte ici sur l’existence (injonction) ou l’absence
(influence) de coercition.
Les textes législatifs ou réglementaires (du code pénal au règlement
intérieur d’un lycée) reposent sur le recours possible à la
coercition. Ceux qui contreviennent à ces textes peuvent faire l’objet
de sanctions (condamnation pénale, exclusion d’un élève par
un conseil de discipline). Il s’agit là de coercition matérielle.
Mais il existe aussi une coercition psychique. Par exemple pour
un catholique pratiquant le recours au divorce est sanctionné par
l’interdiction d’accéder aux sacrements. L’Eglise
exerce ici ce que M. Weber appelait « le monopole des biens de salut
». La coercition psychique est fréquente au sein des relations interpersonnelle
(utilisation des relations affectives comme source de pouvoir sur
l’autre).
Il y a « injonction de fait » lorsqu’un individu adopte un
comportement correspondant aux attentes d’un autre individu
sans que ce dernier ait à formuler explicitement son injonction.
Bien évidemment les deux types de fondement au pouvoir d’injonction
sont souvent étroitement articulés. Le pouvoir d’un professeur
repose à la fois sur la coercition matérielle (menace de sanction)
et sur la coercition psychique (recours possible à des jugements
négatifs sur l’élève).
En l’absence de coercition, il y a influence. Pour certains
auteurs l’influence se distingue du pouvoir, alors que dans
ce tableau l’influence est un type de pouvoir. L’influence
repose sur le recours à des récompenses en faveur de celui qui se
soumet à l’influence (persuasion), sur l’utilisation
de l’information (manipulation), sur des rémunérations matérielles
et symboliques de celui qui se soumet à l’autorité.
Les groupes de pression font un usage fréquent de la persuasion
(par exemple pour convaincre des parlementaires de voter ou de ne
pas voter un texte). L’histoire des rapports entre médias
et pouvoir politique donne de nombreux exemples de manipulation
(information dissimulée ou biaisée afin de modifier les choix politiques
et l’attitude de l’opinion publique). L’autorité
(qui est ici considérée comme une composante du pouvoir, ce qui
peut être contesté) s’exerce par exemple au sein de l’armée,
d’un ordre religieux, d’une obédience maçonnique etc.
Les participants adhèrent à l’existence de la hiérarchie et
la considèrent comme légitime. Leur soumission à l’autorité
est un facteur qui favorise la promotion au sein de cette hiérarchie.
Annexe 2
La distinction du pouvoir et de l’autorité chez Hannah
Arendt
« Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance,
on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant,
l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition
; là où la force est employée, l’autorité proprement dite
a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible
avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un
processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments,
l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire
de la persuasion se tient l’ordre autoritaire qui est toujours
hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité,
alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte
par force et à la persuasion par arguments. (La relation autoritaire
entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une
raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils
ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun
reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance
leur place fixée.) » Hannah Arendt : Qu’est ce que
l’autorité
in La crise de la culture
Gallimard, Coll. Idées, 1972 (p. 122)
Remarque : Dans ce texte, H. Arendt associe « persuasion
» et « argumentation ». Il s’agit d’un emploi du terme
« persuasion » qui ne correspond à l’emploi de ce même terme
dans le tableau de l’annexe 1. De nombreux auteurs distinguent
l’argumentation (qui relève de la raison) et la persuasion
(qui relève des affects). Lorsque l’économiste américain Vance
Packard publie son célèbre ouvrage « La persuasion clandestine »,
il traite de la façon dont les producteurs poussent les consommateurs
à acheter leurs produits (au moyen de la publicité notamment).
Annexe 3
Formes de pouvoir politique
|
Pas d’institutionnalisation
(Agents seulement spécialisés) |
Institutionnalisation
(Agents mandatés comme organes du Pouvoir) |
Absence de monopole de la coercition légitime |
Sociétés « coutumières » |
Société internationale |
Monopole de la coercition légitime |
Empires, monarchies et tyrannies patrimoniales
|
Etat |
Source : Braud Ph. : « Du pouvoir en général au pouvoir politique
» in Grawitz M. et Leca J. : Traité de science politique, PUF, 1985
(p. 389)
NOTES
(1) J. D. Reynaud et H. Mendras parlent de «
pleistocratie », c’est à dires de sociétés marquées par un
« trop plein » de pouvoir. (retour au texte)
(2) La vision d’une société sans Etat
est cependant défendue dans un perspective libertaire et par les
plus radicaux des théoriciens du libéralisme favorables à un « anarcho-capitalisme
». (retour au texte)
Origine : http://www.aix-mrs.iufm.fr/formations/filieres/ecjs/productionaixprem/pouvoir.html
|